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Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative.

Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative.
Editions La Lenteur
28/02/2015

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Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative , Editions La Lenteur, 2015, 15€.

Voilà un livre comme je les aime. Impliqué, vif, intelligent, habillé dans un style léger et grave à la fois. Exigeant et dérangeant, mais aussi accueillant. Bref un livre qui frappe. L’auteur  psychanalyste, philosophe, formateur, qui a exercé aux CEMEA durant quelques années, écrivain, éditeur, n’y va pas de main morte. La psychanalyse est gravement malade. Et ce ne sont pas les Onfray et autres livres noirs qui l’on empoisonnée. Les psychanalystes eux-mêmes s’en sont chargés. D’aucuns se complaisent dans des guerres picrocholines dignes de Rabelais,  d’autres portent haut les étendards d’une dérive religieuse larvée,  d’autres encore se vautrent dans les marigots de jargons et de savoirs savants désarrimés de la clinique… Dans la pratique la posture du sphinx muet va de pair avec  les bavardages du prosélyte.  La liste serait longue des éléments de diagnostic que l’auteur, sans complaisance, tire de sa corporation, dont un certain nombre de ses membres « font faux bond ».  Le portrait à la façon de la Bruyère du psychanalyste égaré, est féroce : «  On le connaît, il n’est pas drôle, il a le parler lugubre, le phrasé mielleux, sa parole se veut d’évangile, il opine les yeux fermés aux traités européens, et s’il critique le capitalisme, il le fait au nom des droits de l’inconscient et du sujet divisé, sans se rendre compte qu’il achève ainsi de transformer la psychanalyse en abri pour sans-abri » (4 ème de couverture).  

Tout part d’un lieu de vacance(s), au Portugal. La casa do fim , la maison de la fin. Plage, tagines, bon temps et reprises de la pensée. Pierre Eyguesier, lesté du viatique des œuvres de Théodor Adorno,  reparcoure, au jour le jour, dans l’après-coup, le chemin, le sien sur les sentiers escarpés de la psychanalyse, alors que pour beaucoup ce sentier s’est transformé en autoroute à grande vitesse. Ça file. Et ça défile, les patients dans le cabinet. On en en vient à oublier ses ancrages familiaux, sociaux, politiques.  Marche ou crève. Cette  « dérive » de l’auteur, à la manière des situationnistes, l’amène à questionner l’essence même de l’acte analytique. La psychanalyse,  comme aimait à le souligner en son temps Lucien Israël, embrayant sur une assertion de Ferenczi, est un école de liberté. Le problème c’est que de cette « atroce liberté » (dixit le poète René Crevel) nombreux sont ceux qui n’en veulent pas  parmi les  psychanalystes.  Ils préfèrent s’enchaîner à des maîtres à penser, des maîtres à danser, des gourous légiférant à coup de « jacques a dit », oukases et autres objurgations. Pour certains la psychanalyse s’est transformée en laisse…

Cette entreprise de salut public, menée de l’intérieur, permet à Eyguesier de revisiter les fondamentaux de la pratique analytique. Une pratique inventive, une  pratique où, comme l’énonçait Théodor Reik, il s’agit de se laisser aller à la surprise, du sujet, de l’inconscient, de la parole, de ses fulgurances comme de ses errances. Une pratique que Freud, Lacan et autres pionniers nous ont transmise dans sa dynamique inventive. Écoutons Freud qui dans La technique psychanalytique précise qu’il a inventé un dispositif (il emploie parfois le terme de cérémonial !) qui lui va bien,  à sa main, et il insiste pour encourager ses successeurs à faire de même,  à inventer, à faire à leur main l’outil qui de toute façon doit pouvoir s’adapter à la subjectivité de chaque patient. Lacan fait venir François Weyergans en sa maison de campagne de Guitrancourt les dimanche, pour une séance : invention. Freud en vacances en Hollande reçoit Mahler au cours d’une balade dans les jardins. Séance unique et qui porte ses fruits : invention. Les exemples seraient nombreux qui témoignent de cette inventivité de la psychanalyse, trop  souvent étouffée de nos jours sous les rigidités fétichistes du cadre.

Le volet politique qu’ouvre l’auteur me parait une autre piste à creuser. Comment l’analyste pourrait-il s’enfermer peinard dans son cabinet alors qu’à sa porte gronde la tempête ? Il ne peut se contenter de ressasser ad nauseam le renversement que Lacan opère du discours du maître pour produire le discours du capitaliste, sans que cela ne prête à conséquence quant à  la place qu’il occupe dans la cité.  La prise du sujet dans les déterminants sociaux-politiques de sa génèse ne saurait être rabattue sur des histoires de « papa-maman- la-bonne-et-moi ». Si,  comme le souligne Lacan dans Le temps logique , «  le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel », dans la cure  cela implique de s’arrimer au travail du sujet dans sa dimension d’insertion sociale. Autrement dit la prolifération d’un monde capitaliste, transformant tout ce qu’il y a sur terre en marchandise et promouvant un sans limite de la libre circulation des biens et des pulsions, mouvement accompagné par des médias bêlants et abrutissants, gagne  jusqu’aux recoins de l’intimité et touche à la structure du sujet. Le rapport au monde, aux autres et à soi-même s’en trouve modifié.

Aussi Pierre Eyguesier mène t-il un combat salutaire d’abord pour lui-même, pour maintenir vives les arrêtes d’une pratique qui n’a pas délivré son dernier mot, et que d’aucuns veulent faire taire, y compris en la noyant sous des flots de blabla. Mais aussi son entreprise, que je ne peux m’empêcher d’associer aux prémices qu’il explorait, il y a des années, dans son premier ouvrage, issu d’une recherche universitaire, sur la découverte de Freud de la cocaïne ( Comment Freud devint drogman , 1983), participe d’une dimension critique sans laquelle la psychanalyse rentrerait dans le lit d’une méthode d’adaptation parmi d’autres. Du coup dans le titre de  « psychanalyse négative », j’entends le « négatif », comme cet effort permanent de négativer, d’extraire, de soustraire cette charge de jouissance, dont, comme tout un chacun, l’analyste porte les affres et les stigmates. Le psychanalyste, dans sa fonction de négativité, qui quant on y pense, participe du tranchant de la parole et du langage,  ne survit qu’au prix de ce sacrifice permanent.  Travail incessant que ce travail de la perte qui ouvre un lieu, vide, désencombré, où les patients puissent eux aussi frayer leur chemin. Mais cela ne va pas sans une bonne dose de savoir et de déconstruction de ce savoir. Savoir ne pas savoir, position de base du psychanalyste, n’opère qu’au prix de ce déplacement  et dépassement permanents.  Pierre Eyguesier nous en apporte l’illustration, en acte.

Joseph Rouzel, Assouan-Montpellier, avril 2015


 

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