A quoi servons-nous ? Que faisons-nous là ? Comment s’orienter ?
(Réflexion sur la fonction symbolique médiatrice, paternelle, des AEMO. )
Pour le sens commun, politique, comme pour le vieil esprit philanthropique, les problèmes et difficultés des jeunes auxquels nous avons affaire peuvent et doivent être traités par des réponses sociales et éducatives qui injectent du
plus
– un plus qui se résume, si je puis dire, à du
plus de mère
et
du plus de père.
Ces réponses « positives », qui font si facilement passer à l’as la problématique de la destructivité (œdipienne) dont souffrent ces jeunes – l’impasse du « grandir » dans laquelle ils demeurent fixés –, seraient donc à elles seules susceptibles de maîtriser le malaise et le manque à être, de
savoir être
, dans lesquels ces mêmes jeunes (et leurs familles) se perdent… Il n’y aurait pas à se compliquer les méninges… Et si les choses continuent de ne pas aller ce serait uniquement parce que nous n’y mettrions pas assez de « moyens », ou que les « moyens » (entendons aussi, les praticiens), ne seraient pas, en termes de « puissance », à la hauteur… Vieille hystérie sociale, toujours renaissante de ses cendres…
Mon constat c’est que c’est ce positivisme, relayé par le positivisme éducatif et thérapeutique de nos professions, qui a fait le lit du management dont aujourd’hui nombreux s’alertent de savoir où il nous conduit...
Le droit et le politique ont été mis sous le boisseau de la Gouvernance, notre nouvelle Reine-mère, ou Reine de la nuit. Sarastro a perdu la partie… Plus d’épreuve à l’horizon pour les chéris… Mais qui « écoute » encore, et prend au sérieux la « leçon » de la Flûte enchantée ?... Mozart, au secours !
Et c’est ainsi que la techno-gestion, toujours très «partenariale»
of course
, a triomphé, et que les pratiques de la
protection de l’enfance « en danger »,
celles de
la
protection judiciaire de la jeunesse
n’ont jamais été à mon sens aussi désorientées qu’elles le sont aujourd’hui…
Face au
malaise dans l’éducation
nous avons, nous « spécialistes » (psy, éducateurs spécialisés), en particulier depuis les décennies soixante dix, quatre vingt, à quelques exceptions près (je cite souvent les ouvrages remarquables, à contre-courant, de Bigeaut et Terrier,
L’illusion psychanalytique en éducation,
et
Une école pour Œdipe
) laissé grand ouvert le puits sans fond des illusions réparatrices, thérapeutiques…
Ce puits sans fond, dans lequel s’est engouffré le Management, a été celui du positivisme social, militant, éducatif, d’après-guerre ; ce positivisme a été alors entretenu et renforcé par l’anti-juridisme des dites « sciences humaines », puis de plus en plus par le mirage libéral-libertaire de la déconstruction indéfinie... La plupart des vieux « militants », saisis en leur faille (narcissique), à quelques rares exceptions, n’en sont toujours pas revenus…
Simplifiant, je dirais que tout en nous dégageant de l’autoritarisme « patriarcal », l’illusion a été de croire que l’on allait pouvoir faire face au malaise, réparer dans le sens de «l’intérêt de l’enfant », sans avoir à s’extirper, tant au plan politique que professionnel, de la militance pour obtenir « satisfaction », dans les termes de la demande et du besoin. Et cela c’est fait en épousant peu ou prou l’idéologie, à résonnance « maternaliste » (sinon matriarcale), qui met le « Sujet », son « Désir » et sa « Parole », au centre…
Comme si la demande, la demande de satisfaction,
sous quelque motif elle se présente
, ne transportait avec elle son illimité : l’illimité du désir, l’illimité de l’exigence inconditionnelle d’amour et de reconnaissance, l’illimité de la relation duelle… Nous avons été dans le « je sais bien mais quand même » , dans la crainte de passer pour réactionnaire, nous avons fermé les yeux, méconnu la puissance explosive du désir inconscient au fond de l’être, l’ampleur des champs de ce que la psychanalyse désigne du nom d’
inceste
– « inceste » qu’il ne s’agit pas de réduire à la seule dimension objective, sexuelle, du passage à l’acte. Ceux qui ont mené le bal, dans les formations et ailleurs, n’ont pas su relever les dimensions conjuguées, subjective et sociale (institutionnelle), de « l’inceste », ni son envers de
meurtre.
Envers du « meurtre » qui n’est pas davantage que « l’inceste » réductible à de l’objectivable, au pénal !
Regardons par exemple combien, le plus souvent, dans l’
optique positiviste
, le « placement » d’un jeune en institution ou en famille d’accueil reste conçu dans les seuls termes de la relation d’objet, ceux d’
un plus d’objet
– comme s’il s’agissait au fond d’injecter une simple plus-value (affective, éducative, thérapeutique) pouvant combler la carence... Je ne vois pas, je ne lis pas que soit saisi en quoi
la question de la légitimation/dé-légitimation des figures parentales (de la scène fondatrice) de ces jeunes est une question clef
, pour qu’ils puissent bénéficier des espaces et des liens d’étayage éducatif à eux ouverts. Je ne vois pas, je ne lis pas que soit saisi en quoi l’essentiel de la question du « cadre institutionnel » a affaire avec
la mise en scène des figures parentales comme des figures distinctes, limitées et croisées
… Je ne vois pas, je ne lis pas, que soit reçu, en profondeur, en dehors de tout objectivisme (du retour au familialisme), ce propos de Lacan : «
le sort psychologique d’un enfant dépend d’abord du rapport qu’entretiennent entre elles les images parentales
» (dans Les complexes familiaux) que souvent je rabâche.
Mais le réel, ce réel auquel tous les éducateurs, tous les praticiens de première ligne sont si cruellement et si durement confrontés dans la rencontre avec ses enfants, vrais sacrifiés des temps modernes auxquels nous avons affaire, ne cesse de nous rappeler l’impasse de toute politique du « plus », que ce soit celle d’un plus de « maternel » ou celle d’un plus de « paternel ». Enfants sacrifiés à quel Moloch jouisseur et narcissique, à quelle Reine de la Nuit ?
Les unes après les autres les prétendues « bonnes pratiques - clef en main » s’épuisent…, tout en continuant de masquer la vérité la plus profonde du malaise, la vérité du sacrifice, du sacrifice généalogique. Cette vérité quelle est-elle ? Elle est celle de la ségrégation, de l’épinglage de sujets qualifiés de ceci et de cela, dans l’extension sociale et institutionnelle à tout crin du discours du « diagnostic », d’un discours de la science transformé en scientisme, ou de la psychanalyse transformée en psychologisme.
Un discours « d’expert » et de « surplomb » qui fait passer à l’as l’économie institutionnelle et familiale du mythe parental et des désirs dans lesquels sont pris les sujets «diagnostiqués »…
Le psychotique vient au monde pour être sacrifié
, écrivait Legendre dans
L’empire de la vérité
.
Et oui, d’aucuns sont requis pour
incarner l’objet négatif
, aux fins que d’autres continuent de vivre, dans la jouissance et un narcissisme de bon aloi, sans jamais avoir à payer leur propre prix subjectif à la Loi du vivre et du mourir… Voilà l’enjeu de justice sur lequel, au grand dam de ceux qui voudraient bien me ranger du côté « réac », je n’ai rein cédé !
Sur cette « économie » là de
l’injustice généalogique
, qui a profondément à voir avec l’autre injustice, l’autre ségrégation, la ségrégation sociale, ce n’est pas moi qui ferme les yeux, tout en proposant d’en rester à la Grande, mais vaine, Réparation, ou aux formes connues, et toutes aussi vaines, de la protestation militante… Je ne cesse de le répéter aux « camarades » : une certaine rigueur, j’aurais tendance à dire,
freudienne
, mais qui n’a rien à voir avec quelque retour au puritanisme, manque…
Le positivisme produit en série des immatures en tous genres : ces futurs parents sans limites, fixés dans l’illusion de la satisfaction, attendant à leur tour qu’un autre, leurs enfants, viennent les « réparer », les combler…
Les modes et les discours se succèdent, mais l’illusion –
l’illusion faussement réparatrice ou idéalement autoritaire
– perdure…
Le trop plein narcissique des « spécialistes » pèse lourdement dans l’exercice de nos métiers, dans nos institutions –
ce trop plein d’orgueil éducatif et thérapeutique
dont souffrent ceux qui, plus ou moins à leur insu, visent à prendre la place indue,
la place des parents idéaux du roman familial institutionnel,
auprès de ceux auxquels ils s’adressent.
Que nous soyons portés, tous portés dans nos métiers, à occuper ou à faire occuper à autrui (dans le
transfert
) cette place indue, est une chose, naturelle. Mais que nous refusions de saisir en quoi le travail, l’essentiel du « travail » – en tant qu’il est travail de référer, travail d’institutionnalisation et d’élaboration – vise justement à nous dégager de ce mouvement naturel du transfert narcissique, de séduction, en est une autre, injustifiable, et qui pourtant ne cesse d’être « justifiée » par les mille contours des discours de résistance à ce « travail » clef, d’institutionnalisation et d’élaboration. Travail sur le chemin duquel on saisit la fonction clinique du droit.
Quelle idée nous faisons nous donc du principe régissant la possible « réparation » de ces enfants en souffrance, laissés en plan ? Quelle idée des conditions (subjectives, juridiques, institutionnelles) pour une éducation leur ouvrant l’accès à un désir propre, un désir non pas maté, écrasé, mais un désir civilisé ?
Nous avons le plus grand mal à nous délivrer de la pente naturelle, celle qui nous pousse dans le « roman familial » (je renvoie là au texte de Freud, et aux travaux divers sur cette notion clef) ; nous continuons à « penser » qu’il suffirait au fond, pour ces enfants à l’abandon, de substituer une « bonne mère », familiale ou institutionnelle, à la « mauvaise »…
Quelle idée nous faisons nous d’une éducation réussie ?
Qu’affirmons-nous vouloir pour les générations qui viennent, pour ces enfants et adolescents auxquels nous avons affaire dans nos métiers ? Que visons-nous ? Que voulons-nous transmettre ? Ou plus exactement, qu’avons-nous à transmettre ?
Quant au sens de nos pratiques, et par rapport à ce que d’aucuns appellent parfois du grand mot d’
éthique
:
à quoi servons-nous
?
____________
Je reprends maintenant, dans ce qui suit, un propos d’orientation générale sur l’AEMO, adressé ces jours derniers, pour des raisons internes que je tairai ici, à mes collègues comme aux responsables de l’Association où j’exerce depuis 1983, au titre de ma fonction d’
éducateur spécialisé
. La retraite s’approchant, j’essaie de marquer l’essentiel à transmettre…
Selon ce que j’ai peu à peu dégagé de mon travail, avec quelques autres, l’AEMO –
en tant qu’elle est liée à l’intervention des magistrats de la jeunesse –
ne prend ses meilleurs effets (effets visant au « grandir » des enfants et adolescents), que de remettre en selle, dans et par la parole, dans ces situations si confusionnelles et duelles que nous rencontrons, la
fonction paternelle
. Une fonction du père
qui pour ne pas être réductible à celle d’une mère bis
, est à saisir comme une fonction tierce, limitée et distincte.
Ce que j’ai élaboré au long de ces années, développé ici ou là dans mes petits textes et articles, a toujours eu au fond pour visée d’éclairer la dimension
médiane
des pratiques d’AEMO
.
En quoi et comment les AEMO participent-elles de la
fonction
médiatrice
institutionnelle,
de
cette remise en jeu de la médiation paternelle, dont l’intervention judiciaire, qui nous fonde à œuvrer, a la charge juridique, hautement symbolique ?
Que faisons-nous là ? A quoi servons-nous ? Pourquoi l’AEMO ?
Il y a l’Administration, il y a les Juges, et puis il y a les Associations, les Services et les Institutions. Il y a le judiciaire et il y a l’éducatif. Il y a les parents et il y a les professionnels. Quel sens a tout cela ? Comment le montage peut-il fonctionner pour le meilleur
intérêt de l’enfant
?
Je vais essayer ici de résumer en quelques mots (gageure quelque peu folle !), l’éclairage anthropologique, éducatif et institutionnel, peu à peu conquis, qui m’a aidé et m’aide toujours à m’orienter, je pense avec quelque rigueur, dans les pratiques,
hors duel.
S’il s’agit dans l’AEMO, quant à l’idéal revendiqué, d’aider les enfants et adolescents « en danger »
à se dégager de ces positions régressives/transgressives dans lesquelles ils se perdent comme sujet,
toute mon expérience et mon effort m’ont amené à saisir que cela n’opère en vérité, que nous le sachions ou pas, que lorsque nous arrivons, avec d’autres,
à trianguler leur scène de vie, à recoller pour eux les morceaux de leur scène fondatrice : la triangulation œdipienne Mère / Père / Fils (ou Fille).
Ce qui suppose de
refaire jouer pour eux l’espace tiers, l’espace de séparation d’avec la Mère
.
Voila, dans le fil de leçons déjà là sur la table (par exemple le célèbre «
triangulez, triangulez
», de Tosquelles (1)), dont la faille d’orientation, datée, et à cette époque – d’avant l’apport de Legendre – , excusable, fut quand même à mes yeux un certain anti-juridisme), ce que je retiens d’essentiel de mon parcours d’éducateur, d’interprète, et que j’essaie, comme je peux, de transmettre, de soutenir.
Avec les AEMO il s’agit donc, dans la perspective où je me place (avec quelques autres…), non pas tant d’apporter dans la scène des cas je ne sais quel « plus » de satisfaction ou de puissance, quel plus de mère ou plus de père, mais bien
d’abord de remettre en jeu la Loi
de la parole
– la différence des sexes et des générations à travers la distinction mère / père / enfant. Et cela de manière subjectivement efficiente, viable, pour les sujets traités.
Nous ne le pouvons que de soutenir dans chaque cas, l’écart, les limites,
nos propres limites
, le non, la distinction des places – soit ce que j’appelle,
le principe du Père
.
(Ce
principe
, il faut ici le marquer, n’a rien à voir avec la domination masculine ou une quelconque prévalence des pères sur les mères. Il n’est pas non plus, ce
principe du Père
, réductible au principe hiérarchique, tel qu’il fonctionne par exemple dans l’Armée, ou dans l’Eglise).
Témoignant de ce travail, de cette orientation là, un de mes chers collègues, Christophe Vigneau, a écrit une « étude de cas », sensible, publiée sur psychasoc, intitulée
Et nul n’est le Pouvoir
.
Je sais à quel point ce que je pose là n’est plus de sens commun. Notre époque, à la fois très « individualiste » et très « groupale », pousse tous azimuts à l’indifférenciation, à l’homogénéisation du lien, à l’homogénéisation des figures de la mère et du père, à la confusion des instances, du judiciaire et de l’administratif, à la confusion des tutelles et des associations, services et institutions.
Aussi, faire valoir cet écart, cette distinction, notre altérité – en refusant en quelque sorte de se laisser « instrumentaliser » comme on dit –, tout en collaborant, n’est pas chose facile. Cela attire souvent des réactions hostiles, négatives, pour nous des questions du genre «
que fait l’AEMO ? », « à quoi sert l’AEMO
? ».
Une question cruciale est donc pour moi de savoir
si nous sommes ou non garantis, politiquement garantis, en particulier par les Politiques et par les Associations dont dépendent les services, à œuvrer, à œuvrer institutionnellement,
dans nos propres limites professionnelles,
par rapport aux tutelles
,
administrative et judiciaire. Un certain écart peut-il jouer ? Peut-on faire valoir positivement l’intérêt de cet écart auprès de tous ?
Une Association, dans sa propre fonction tierce vis à vis de l’Etat, peut-elle aider à garantir et préserver – contre l’instrumentalisation toujours tendancielle des AEMO, à contrario de l’instrumentalisation de notre médiation éducative par un certain technocratisme administratif – les limites, la marge nécessaire, notre propre espace tiers ?
(Cet espace institutionnel tiers, comme espace d’autonomie institutionnelle, n’est pas pour autant dans mon esprit un espace délié des tutelles et du droit, dé-référé. Tout au contraire. Je ne développe pas ce point ici.)
En regard de l’évolution générale, à connotation positiviste et managériale, ma plus grande inquiétude est que nous soyons de plus en plus conviés à répondre, pour leur donner « pleine satisfaction », à la Demande des tutelles…
Quant à ce rapport aux tutelles, j’évoque souvent le fait que si on ne peut s’émanciper comme il convient de l’autorité de ses propres parents, les limiter, leur dire « non », il est alors bien difficile de limiter ses enfants, de soutenir auprès d’eux, quand de besoin, un vrai « non ». Et puis de supporter à notre tour l’émancipation de nos enfants, d’encaisser leur refus. Derrière tout cela c’est de la transmission, de l’opération de permutation symbolique des places, dont il s’agit
Cette affaire concerne très directement aussi nos rapports avec les magistrats.
Lorsque les juges des enfants disent par exemple à la direction d’un service que le tribunal est engorgé, et que ce service ne peut donc « refuser » de prendre des surplus de mesures, je ne crois pas que ce soit rendre service aux juges eux-mêmes, au
travail spécifique du juge
, que de satisfaire telle quelle leur « exigence », surtout quand elle outrepasse (de trop) les limites établies de ces services. Il est bon, aussi, que les juges ne laissent pas trop miroiter aux parents, à la société, aux institutions, je ne sais quelle « toute-puissance », dont l’AEMO serait en charge... (Nous touchons là au grand problème de la création et de la fonction écran, de décharge, des AEMO dans la sphère judiciaire. Mais je laisse ce point, que j’ai longuement traité dans mon texte
Pourquoi un juge des enfants ?
de côté.)
Le positivisme – j’entends donc là tout ce qui pousse à croire qu’on peut combler le manque, tout ce qui pousse à annuler la problématique de la perte, de la Limite et du Temps – nous enveloppe. Et cela je crois en raison de la folle croyance des modernes à la « mort de Dieu », ou plus exactement,
de la croyance à la fin de toute Référence autre que celle du sujet-Roi
. Et ce n’est pas le psychologisme ou le psychanalysme, avec son anti-œdipisme, sa propagande, la formation de ses fidèles (aux frais de la princesse publique svp), qui vont délivrer nos milieux professionnels de «
l’orgueil éducatif et thérapeutique
» comme y encourageait Freud, lui si prudent et modeste.
Nous sommes dans une époque, l’époque de La Gouvernance, qui pousse à
l’oubli de l’être
, à la mise au rancart de la poétique et de la gratuité de l’acte éducatif. Cette époque est aussi celle de la déconstruction des digues de la Filiation, de la dite
perte des repères.
Et nous reculons sur l’essentiel : sur la transmission de l’Objet négatif – l’
inestimable objet
de la transmission.
Les « parents » semblent avoir de plus en plus de mal à faire face au Temps, notre maître à tous, à faire face à la cruelle question du
quitter
, du
partir
– celle, soyons clairs, de notre propre disparition. Pourquoi, par exemple, tant de parents, n’organisent-ils pas leur « succession » ?
Depuis fort longtemps j’ai essayé d’apporter ma contribution pour faire valoir une orientation et des pratiques d’AEMO plus médianes, mieux limitées, l’écart, les distances et le meilleur équilibre tant dans les cas que dans nos rapports aux tutelles. Cette orientation a des effets souvent heureux, même s’il y faut de la patience.
Mais j’ai le sentiment aujourd’hui, peut-être à tort, d’avoir assez largement échoué, sinon auprès de quelques uns, qui m’apportent aussi. J’écris dans un certain désert.
Si des politiques institutionnelles de la Limite, le souci d’un meilleur équilibre et du jeu de l’écart dans l’orientation des pratiques et le traitement des cas s’imposaient, si la différence sexuée vivait, cela se saurait…
Malheureusement le normatif reste encore confondu avec la règlementation et le commandement ; et le souci de limitation se transforme le plus souvent en castration réelle, en exclusion.
Comme si faire vivre la limite c’était mettre du gendarme ! Et pourtant, cela se voit sans cesse, jusque et y compris dans des écoles maternelles et primaires n’est ce pas !
[J’ai un cas en cours épatant sur cette question de la Limite en impasse dans une école primaire. Je n’ai pas été d’abord sans observer que le garçon dont il s’agissait était d’une certaine manière surinvesti…, comme « objet négatif »… Il a simplement (c’est cela qui est difficile ! ce « simplement ») fallu soutenir les limites de l’AEMO, accepté de ne pouvoir « décharger» les instits de leur propre rapport à la Limite, par rapport au réel de cet enfant… Ne pas laisser accroire que la solution était du côté du « plus », d’une « autre école »… Et ces instits, par ailleurs admirables dans leur compétence, leur investissement et leur goût professionnel, toutes des femmes, y sont parfaitement arrivées, à la tenir cette limite, en tolérant un peu mieux leur sentiment de rejet bien compréhensible, sentiment dont elle déchargeait « l’angoisse » sur le judiciaire, via l’AEMO … Le garçon, estampillé « mauvais objet » jusqu’alors, mais livré à son fantasme, a été remis à sa place, un parmi les autres. L’école a fonctionné à nouveau comme un espace tiers, de séparation : ni continuum ou substitut de la sphère familiale, ni lieu rival ou clivé de cette sphère. Bien sûr, il faudrait affiner, les choses sont un peu plus compliquées… Je me suis aussi un peu occupé du garçon, de la scène familiale, pour y faire aussi valoir la limite sur un autre mode que celui de la castration réelle… J’y reviendrai peut-être.]
Nous préférons les politiques de conquête et d’extension, dans le fil du vieil esprit missionnaire, colonial, qui pèse, on ne sait à quel point, sur l’esprit de nos métiers, celui de
la mission
n’est-ce pas.
Depuis très longtemps j’ai exprimé mes réticences au gonflement des moyens de « l’éducation spécialisée », à l’inflation de l’assistance psy, psycho-éducative.
Le refus, qui vient de loin, de nos professions, en particulier du monde psy (toutes tendances confondues), d’investir, comme il aurait fallu, en rapport avec l’enjeu structural (œdipien) de la différenciation de soi et de l’autre, le droit et la problématique de la Limite (de la Loi), nous revient à la gueule, sous la forme par exemple du mépris et de la dé-professionnalisation de nos fonctions – un mépris dont l’attaque contre la C.C. 66 n’est qu’une des expressions.
Nous n’avons pas conquis le sens, en regard de la problématique subjective, de ce qu’est (et ce que n’est pas) une « institution », dans notre Etat de Droit. C’est une lourde faille. Et le premier travail de « résistance » à accomplir, serait un travail de mise en questions de ce côté là, un travail de pensée. Il conviendrait de revenir sur cet essentiel, où se noue l’entre-appartenance du sujet et de l’institutionnalité.
De tout ce qui précède, le lecteur entendra peut-être pourquoi, concernant la question de l’avenir de l’AEMO, je demeure tellement favorable à leur décrochage du « judiciaire ».
Je le redis : nous ne saurons véritablement faire face à la dé-subjectivation de pans entiers de notre jeunesse, au rouleau compresseur de la déconstruction institutionnelle, si nous ne saisissons d’abord combien ce à quoi nous avons affaire est programmé en amont par
une politique de la Filiation insensée
(2), entretenu par la subversion en cours des montages institutionnels, dont, pour ce qui nous regarde ici, la subversion de la fonction tierce et de limite de la Justice des mineurs.
C’est de cet
amont
qu’il faut s’occuper,
et de là,
tenir le pas gagné,
Il y faut déjà tellement de courage,
Bordeaux le 5 février 2011
Daniel Pendanx
____________
- Il y a toutefois à mon sens une faille – la faille d’un certain anti-juridisme – inscrite dans le discours des « institutionnalistes » comme celui de Tosquelles. Si à cette époque, d’avant l’apport de Legendre, cette insuffisance pouvait s’expliquer par l’absence du côté des cliniciens (et des militants antifascistes) de toute réflexion sur le droit (sur la facture langagière du droit), elle ne me paraît plus aujourd’hui excusable…
- C’est cela que notait Daniel Boulet, magistrat à la longue expérience dans la sphère de la Justice des mineurs, aujourd’hui à la retraite, dans une conférence à la P.J.J., Bordeaux, 2007 : «
ce sont les conséquences de la décomposition en amont du droit civil de la filiation et de l’autorité parentale qui sont traitées, en aval, par les juridictions de la jeunesse et les instances qui prennent en charge les mineurs délinquants et en danger, leurs familles.
»