Nous nous interrogeons sur la tendance actuelle de l’exhibition de l’horreur, par deux expositions récentes d’art contemporain.
La première est un hommage rendu à Wolf Vostell (1932-1998) au Carré d’Art de Nîmes entre le 13 février et le 12 mai 2008. L’artiste est photographe de formation, classé « multimédia avant-gardiste », et appartient au mouvement Fluxus des années soixante, dont il fut le fondateur. Ses œuvres hétéroclites, rassemblées et présentées là, déclinent les guerres, la mort, la violence des chairs éclatées, torturées… Si pour Freud, la culture commence pour l’humanité avec l’enfouissement de ses morts, nous nous interrogeons sur le bien-fondé « culturel » d’une telle exhumation, cette hystérie ainsi déployée au grand jour ? Les élus nîmois nous donnent une piste :
« L’artiste nous place, objectivement, lucidement, face aux « temps mauvais » que les Hommes, sourds et aveugles, aux leçons du passé, continuent de générer. Sa remarque [celle de l’artiste] : «
dans certaines circonstances, je plante aussi un harpon dans leur conscience
», nous fait espérer les perspectives d’une salutaire réaction ».
1
Cette exposition est éloquente quant aux conséquences des évènements dramatiques, elle évoque et témoigne des atrocités passées et semble nous avertir de celles qui durent. Ces productions sont les stigmates d’un ressenti intime, sensible, de l’artiste baignant dans le monde devenu chaotique, ( pêle-mêle : guerre froide, guerre du Vietnam, franquisme…). Elles sont issues d’une expérience privilégiée en rapport avec l’effroi thanatique. Mais, il nous semble, qu’au-delà de ce sursaut de conscience, une méta-lecture peut en être faite. En effet, l’accrochage propose quelques œuvres de l’artiste qui « exploite la déformation des corps, (
Die weinende, 9 November 1989)
et retrouve dans la matière picturale une présence de la chair (
Doppelfeish
) » .
2
L’exposition globale transforme l’auteur de ces images et de ces objets abruptes en un artiste efficace bien malgré lui, porteur d’un message et opérant par son œuvre, une condensation et un déplacement du concept de mort de façon synthétique. Le véritable sens d’un telle étalage de ces sensations fortes semble être bien plus qu’un hommage posthume à l’artiste ou qu’une nécessité politique de montrer l’horreur « téléphonée » par « le chocs des images ». Elle nous dit, en fait, que cette atrocité humaine n’est pas «
hic
et
nunc
», ici et maintenant, de nos jours et sous nos latitudes. Elle ne fait pas partie de notre quotidien puisqu’elle est cet ensemble de signes symboliques qui s’appelle « exposition d’art ». Nous pensons qu’il s’agit, sous couvert d’une politique culturelle « éducatrice » de détourner de façon insidieuse, le travail
daté
et topologiquement explicite.
Nous pouvons citer Walter Benjamin s’interrogeant sur le bien-fondé de la reproduction des œuvres d’art, et leur fonction sociale, étant entendu que nous considérons l’exposition en général et celle des œuvres de Vorstell, plus particulièrement, comme une forme nouvelle de reproductabilité, c'est-à-dire comme le re-jeu d’une authenticité originelle perdue. L’œuvre d’art, liée à un champ émotionnel et à un contexte historique bien singuliers, loin de son apparition magique, perdrait ainsi de son aura :
« A la plus parfaite reproduction, il manquera toujours
une
chose : le
hic
et le
nunc
de l’oeuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve ».
3
En reprenant la pensée du philosophe, nous pensons que :
« (…) La reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations
où l’original ne saurait se trouver lui-même
». (Nous soulignons).
Ce qui fut une catharsis pour l’artiste en son temps et en son être, son faire-œuvre, ne peut être montrée, de nos jours, dans la même intention, sans être issue d’un déplacement de but quant à la notion de « pulsion de mort ». Il nous suffit de regarder les oeuvres de Francis Bacon, dont nous avons développé notre analyse par ailleurs. Ce Jules Verne de l’insondable chair, dans son acceptation de pulsion sexuelle (la chair, l’
Eros
), l’explore à l’extrême et crée une fiction qui s’appelle « œuvre ». Les corps déformés, tordus, dépiautés de cet artiste, sont le reflet d’intenses angoisses psychiques. La torsion est un paroxysme, acmé ou «
acting out »,
qui a pour avantage de poser les limites entre le dedans et le dehors du corps du peintre, les repères inexistants sont ainsi re-crées. Ce passage du regard flou de l’intérieur à l’extérieur des chairs convulsées, traduit la souffrance du schizophrène plus que son voyeurisme cherchant effrontément à titiller le nôtre.
Face à l’exposition-hommage de Vorstell, nous sommes pris au piège d’être devenus voyeurs-malgré-nous, passifs … Malaisés, nous ne pouvons que stagner devant cette grandiloquente et singulière vitrine de l’horreur qui n’a de cesse de nous rappeler la dureté des événements, la complexité et l’instabilité du monde, et la fragilité des hommes… ailleurs. Cet « ailleurs » révolu, loin de la paisible ville de Nîmes, est une fausse et perverse mise à distance, qui font oublier les autres atrocités se déroulant dans notre réalité présente, par d’autres bombes et tortures humaines. Là réside le harpon planté dans l’inconscient collectif.
NOTES
1
En exergue du dépliant de présentation de l’exposition, offert au visiteur, co-signé par le Maire de Nîmes et son adjoint, délégué à la culture, président du Carré d’art.
2
Idem
in
le dépliant de présentation de l’exposition.
3
Walter Benjamin,
L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductabilité technique
, trad. de l’all. Maurice de Gandillac et als., première version, Oeuvres III, chap. III, col. folio essais, éd. Gallimard,France, 1ère éd. 2000, 2001, pp. 71-72.
4
Si le concept de "Our Body", créé en 1997, rencontre un vif succès, aux Etats-Unis (notamment au Science Center d’Orlando où les voyagistes vendent des billets combinés avec Disneyland….), il suscite des controverses. Le musée de l’Homme et la cité des sciences de la Villette à Paris avaient envisagé d'accueillir tous ces cadavres en octobre prochain, avant de se raviser. Motif invoqué : le Comité national d'éthique a émis un avis défavorable.
5
Les corps exposés sont plastifiés selon la méthode d’un anatomiste allemand,
Gunther von Hagens,
dont l’entreprise vend dans le monde entier de tels spécimens humains. Fournis par une
"obscure fondation de Hongkong"
( Le Monde , 29 mai 2008).
6
Selon l' IFJC,
"le caractère colonial de l’exposition devrait n’échapper à personne : il s’agit d’un zoo humain cadavérique ; une visiteuse lyonnaise a d’ailleurs déclaré : « Si c’était des cadavres de Français exposés, même consentants, il y aurait une grande polémique » (Anne B., 23 ans, sur Europe 1)."
7
Déclaration à la presse du producteur français de l'exposition, Pascal Bernardin, lors de l'inauguration.
8
Le Monde
du 28 mai 2008, à propos de l’exposition « Our Body ».
9
Ainsi conclut le journaliste du Monde : «
Quoi qu'on en pense, cet étalage anatomique, qui navigue entre science et voyeurisme, ne laisse pas indifférent. Ouverte sans limite d'âge (avec même un tarif à 11,50 € "jusqu'à 12 ans" contre 15,50 € pour les adultes), on peut néanmoins s'interroger sur l'intérêt d'y amener ses jeunes enfants, qui pourraient légitimement cauchemarder... ».
10
Emmanuel Levinas,
Difficile liberté
, chap.
Heidegger, Gagarine et nous
, col. Présences du Judaïsme, Albin Michel , Saint-Amand-Montrond, 1994, pp. 300-301.
11
Idem
.
12
Idem
.
13
Idem
.