L’idée de quelque chose qui résiste aux pressions sans trop se déformer ou en pouvant retrouver sa forme, un peu comme un ressort, existe aux Etats-Unis depuis longtemps. Paul Claudel écrit d’ailleurs dans L’Elasticité américaine : « Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur (1). »
Dans le champ de la psychologie, Fritz Redl a introduit le concept d’« ego resilience » en 1969 ; puis a été décrit le phénomène appelé « invulnerable children ». Enfin, au milieu des années 1980, plusieurs ouvrages consacrés à la « résilience » ont été publiés, analysant le destin réussi d’individus que leur enfance catastrophique semblait pourtant promettre à un sombre avenir (2).
Aux Etats-Unis, cependant, rien de comparable à l’extraordinaire engouement que connaît aujourd’hui la France pour ce concept. Pourquoi ? D’abord grâce à un génial tour de passe-passe... La résilience, qui est en Amérique une vertu sociale associée à la réussite, est devenue en France une forme de richesse intérieure... Il ne s’agit plus, comme dans la version américaine, d’orienter sa vie pour connaître le succès, mais de « chercher la merveille (3) » ou encore de « cultiver l’art de rebondir (4) ». Pourtant, sous cette séduisante parure, le produit reste le même.
L’opération « habits neufs » commence avec la métaphore de la perle dans l’huître : celle-ci réagit à l’introduction d’une impureté dans son organisme - par exemple, un grain de sable - par un travail qui aboutit à la fabrication de ce merveilleux bijou qu’est une perle. Nourri par une métaphore aussi précieuse, le mot devient commercial : chacun veut avoir sa perle ! C’est ainsi qu’un collègue, qui évoquait le décès de son père et la « forme éblouissante » de sa mère, s’entendit répondre par une dame : « Oui, c’est vrai, nous autres, les femmes, nous sommes plus "résilientes". » La résilience assimilée à l’adaptation sociale sentirait le soufre, mais comparée à un bijou longuement « sécrété » et poli par l’organisme, elle suscite chez chacun le désir de s’en parer !
Autre exemple. Un tract, distribué à l’entrée d’une université, appelle à une société plus juste et plus égalitaire. Il se termine par cette phrase : « Battons-nous pour une société nouvelle où tout le monde aurait sa chance (grâce à la résilience). »
Le concept, né de la psychologie sociale américaine, n’a aucune difficulté à y retourner : le but n’est plus d’apporter à chacun l’eau courante, des logements salubres, la démocratie et un travail digne, mais... la « résilience » ! A la limite, la pression sociale n’a plus d’importance : ceux qui sont « résilients » rebondiront, les autres pourront toujours avoir affaire au psychologue, au psychiatre ou à un « tuteur » éventuellement bénévole.
Le lecteur juge peut-être qu’il s’agit là d’usages caricaturaux et abusifs qui n’entament en rien la valeur du concept. Nous allons essayer de montrer le contraire.
Le mot « résilience » est d’abord ambigu, car il masque le caractère toujours extrêmement fragile des défenses développées pour faire face aux traumatismes. La résistance psychique s’apparente dans son évolution à la résistance physique face à un cancer connu. Le patient est aidé, traité au mieux, mais nul ne maîtrise ses rechutes possibles. Et c’est seulement lorsque le malade est mort que l’on peut dire, selon les cas, s’il a bien résisté ou non !
Dans le domaine de la résistance psychique aux traumatismes, tout peut toujours basculer de manière imprévisible, notamment sous l’effet d’une expérience existentielle comme le décès d’un proche, l’éloignement d’un être cher ou même un simple déménagement. La « résilience » est peut-être belle comme une perle, mais elle n’est jamais solide. Or le problème réside dans le fait qu’on a pourtant toujours tendance à la considérer comme un fait acquis, ou à acquérir.
Favoriser l’adaptation sociale
Le second reproche qu’on peut faire à l’usage de ce mot est de masquer la grande variété des mécanismes de défense destinés à lutter contre les conséquences d’un traumatisme (5). A un extrême, le traumatisme peut être évoqué répétitivement par des gestes symboliques, des images ou des mots, tandis qu’à l’autre extrême il peut être enfermé au fond de soi dans une sorte de « placard psychique » où on tente de l’oublier. Et dès que l’on prend en compte la vie sociale, tout se complique encore. Certains de ces mécanismes contribuent en effet à renforcer la capacité d’affirmer ses choix personnels, tandis que d’autres poussent à une adhésion inconditionnelle à son groupe.
Enfin, la troisième raison pour laquelle ce concept est discutable est qu’il recouvre des processus d’aménagement des traumatismes qui profitent à la fois à l’individu qui les pratique et à ses proches, et d’autres par lesquels l’ancienne victime d’un traumatisme « rebondit » aux dépens de ceux qui l’entourent.
Cette confusion n’est pas un hasard. La « résilience » est inséparable de la conception d’un « Moi autonome » développée par la psychologie américaine, et qui n’est autre qu’une instance favorisant la réussite des « plus aptes ». La « résilience » est de ce point de vue un concept qui évoque plus la « lutte pour la vie » chère à Darwin que la distinction morale. Et c’est bien là que la confusion menace.
Car, derrière ce mot, le mythe de la Rédemption n’est pas loin, le « résilient » étant censé avoir dépassé la part sombre de ses souffrances pour n’en garder que la part glorieuse et lumineuse. On entend de plus en plus de gens parler de leur « résilience » comme si c’était une qualité à porter à leur crédit, voire quelque chose qui pourrait nourrir l’estime d’eux-mêmes. Mais, à les écouter, on se prendrait parfois volontiers à plaindre leur entourage...
J’ai connu quelqu’un qui avait grandi dans une famille où existait un secret grave. Il en avait d’abord beaucoup souffert, mais avait finalement réussi une promotion fort rapide. Il se disait fier d’être capable de dissimuler avec beaucoup d’habileté le fonctionnement réel de son entreprise aux syndicats, et d’arriver, pour cette raison, à manipuler efficacement ses « employés » - qui étaient symboliquement ses enfants. Cet homme, avec la découverte du mot résilience, avait appris à décrire son parcours d’une manière qui le gratifiait. Réchappé du camp des humiliés et des perdants, où il avait failli basculer, il ne s’était pas laissé « écraser » par ses traumatismes d’enfant, il avait sécrété sa perle. Soit. Mais nous sommes ici du côté de valeurs qui n’ont rien à voir avec la psychologie et tout avec l’adaptation sociale qui fait, aux Etats-Unis, de la réussite l’équivalent de la vertu.
Enfin, non seulement le « résilient » peut devenir une source de traumatismes graves pour les autres, y compris sa propre famille, mais il peut même parfois déployer une grande énergie destructrice. N’oublions pas que les kamikazes du 11 septembre 2001 ont dans l’ensemble été décrits comme de bons maris, de bons parents et éventuellement de bons éducateurs, malgré des parcours personnels pour la plupart difficiles. Bref, ils étaient exemplaires, jusqu’à leur acte suicidaire et meurtrier, d’une solide résilience, comme l’était aussi David Hicks, celui qu’on a surnommé le « taliban australien (6) ».
Si ces auteurs d’attentats-suicides s’étaient sortis de leur passé douloureux, c’était à un prix, celui de devenir des sortes de « monstres dormants », adaptés et généreux, jusqu’à ce que des circonstances exceptionnelles les révèlent, comme cela s’est d’ailleurs passé en Allemagne entre 1933 et 1945, ou en ex-Yougoslavie plus récemment.
Dans la pratique clinique, il n’est pas rare de rencontrer des patients dont l’organisation psychique correspond à ce schéma. Du point de vue de leur existence familiale et sociale, ils semblent avoir parfaitement surmonté leurs graves traumatismes d’enfance. Ils sont « polis, respectueux, sérieux et honnêtes » comme l’était David Hicks (7). Pourtant, leur haine à l’égard de leurs parents ou de leurs éducateurs maltraitants reste intacte et ne demande qu’à être déplacée vers un ennemi que leur groupe leur désigne, permettant du même coup de mettre définitivement hors de cause ces parents ou ces éducateurs.
En pratique, pas plus qu’on ne peut savoir si une guérison apparente est stable ou pas, on ne peut déterminer à quoi correspond un altruisme apparent chez une personne qui a vécu un traumatisme. Il peut en effet résulter d’un dépassement réussi de celui-ci, mais aussi de la mise en sommeil d’une haine inextinguible pouvant conduire, plus tard, à réaliser un acte de violence inexplicable comme moyen de rendre vie à cette partie de soi à laquelle on n’a jamais voulu renoncer.
C’est pourquoi les différents psychanalystes qui se sont intéressés à la résistance aux traumatismes (8) ont renoncé à l’idée de ranger sous un même vocable des phénomènes qui résultent autant de l’environnement que des possibilités psychiques propres à chacun, et qui peuvent contribuer à des personnalités aussi différentes que Staline ou Mère Teresa.
Leur prudence semble avoir été fondée, surtout si l’on en juge par l’usage courant qui est fait maintenant du mot « résilience ». Il paraît correspondre à celui de ces mécanismes qui est à la fois le plus problématique et le plus trompeur, à savoir un clivage soutenu par un lien social capable d’ensommeiller, pour un temps indéterminé, le monstre tapi au creux de personnalités meurtries...
(1) Paul Claudel, Oeuvres en prose, Gallimard, coll.« La Pléiade », Paris, 1965, p. 1205.
(2) Notamment Julius Segal, Winning Life’s toughest Battles. Roots of human Resilience, Mac Grow Hill, New York, 1986 ; et James E. Anthony and Bertram J. Cohler, The Invulnerable Child, Guilford Press, New York, 1987.
(3) Selon l’expression de Boris Cyrulnik dans Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 1999.
(4) Sous-titre de l’ouvrage de Rosette Poletti et Barbara Dobbs, La Résilience, Ed. Jouvence, Saint-Julien-en-Genevois, 2001.
(5) Citons les formes de clivage - compliquées ou non de projection -, le refoulement et les diverses modalités de symbolisation de l’événement traumatique, que ce soit avec des comportements, des images ou des mots.
(6) Le Monde, 29 décembre 2001.
(7) Ibid.
(8) Que ce soit Sandor Ferenczi avec la dynamique du clivage, Anna Freud avec l’étude des mécanismes de défense ou encore Winnicott avec la crainte de l’effondrement comme signe d’une catastrophe psychique qui a déjà eu lieu dans le passé du sujet.
Par Serge Tisseron
Psychanalyste et psychiatre, auteur de
L’Intimité surexposée
, Hachette, Paris, 2002, et de Bienfaits des images, Odile Jacob, Paris, 2002.
Texte paru dans
Le Monde Diplomatique
en août 2003.