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Clinique de l'acte et idéologie de l'évaluation

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Wilfried GONTRAN

vendredi 05 décembre 2008

Colloque International Interdisciplinaire

http://eapsy.free.fr/colloques/colloque_logicActe/appel.php

Université Rennes II

16-17/10/2008

Logique de l'acte et modalités d'intervention

  • Le motivé et l'immotivé

Titre:

"Clinique de l'acte et idéologie de l'évaluation"

Wilfried GONTRAN

Qu'est-ce que l'évaluation 1 ? Est-ce une pratique nouvelle? Y a-t-il de l'impossible à évaluer? Comment s'érige-t-elle en idéologie? A quelle(s) condition(s) peut-elle constituer une menace pour les pratiques cliniques? Voici une première série de questions qu'il s'agira d'examiner en perspective d'une autre série: peut-on "composer" avec l'évaluation? Comment, en tant que clinicien voire même citoyen, aurions-nous à nous situer au regard de l'évaluation une fois érigée en idéologie? Est-il possible de concilier clinique de l'acte et "démarche qualité"?

S'intéresser à l'évaluation est absolument nécessaire dès lors que ce qui en est l'enjeu est d'en déduire la "qualité", en l'occurrence de nos pratiques cliniques, celle-ci n'ayant d'autre objectif que de se formaliser immédiatement en démarche. Ce caractère d'immédiateté voire d'équivalence (qualité=démarche) devrait nous mettre la puce à l'oreille; nous allons examiner en quoi la "qualité" ne repose en définitive sur aucune connaissance valant comme savoir ce qui s'appréhende à travers la pauvreté du champ lexical utilisé: guide de bonnes pratiques, accréditation, contrat d'objectifs et de moyens, protocoles, référentiels, indicateurs, questionnaires, recueil de données, etc. Elle mise plutôt sur un savoir-faire, un peu particulier en ce qu'il aurait la prétention d'annihiler tout savoir, à commencer par le fait même de ce qui met à l'épreuve celui-ci: la pensée dont il est manifeste qu'elle est de plus en plus malvenue dans notre société. Pour qu'un objet soit évaluable, un individu par exemple, il ne faut pas trop qu'il pense et on va donc le préparer à être évaluable en ne le familiarisant que ce qu'il faut avec la pensée 2 . Dès lors, cela commence à sentir sérieusement le roussi en ce que le savoir, c'est tout de même ce que l'individu a en propre, du fait d'avoir un inconscient: son savoir inconscient, c'est son bijou de famille, son héritage d'être sexué. En effet, le savoir qu'on dit troué, manquant (ce qui lui assure son renouvellement et le désir d'apprendre!) est à proprement dit ce qui résulte du fait que le sujet est sexué, du moins jusqu'ici, c'est-à-dire jusqu'à ce point où l'évaluation pourrait venir à dominer c'est-à-dire avec cet horizon obscène que: l'acte sexuel deviendrait évaluable et serait donc évalué. Car ce qui est évaluable ne peut être qu'évalué (pas d'écart entre l'évaluable et l'évalué: le potentiel est déjà l'effectué) et ceci en ayant à l'esprit que l'évaluation est en son principe totale; elle ne souffre d'aucune zone d'ombre autant dire d'aucune forme de manque. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte: l'entreprise d'évaluation ne manque pas d'air quand elle entend répondre, en trois temps deux mouvements, de la manière dont nous aurions à procéder dans nos pratiques cliniques, et ce de manière conforme à une vérité établie et valable pour tous; en somme, elle nous promet d'en finir définitivement avec plus d'un siècle de débat scientifique sur ce que nous avons à faire quand il s'agit de recevoir la souffrance d'un autre et en élaborer un accompagnement, tout ceci garanti par un label! Comment la démarche qualité, avec aussi peu de moyens intellectuels, parviendrait-elle à répondre là où le débat scientifique se poursuit inlassablement? N'y a-t-il pas là quelque chose qui devrait nous alerter, nous inquiéter?

Notons qu'aux vues de ses résultats, ce terme de démarche est finalement plus à prendre dans son acception de motricité que d'orientation intellectuelle; car il s'avère que la démarche qualité est avant tout boiteuse ce qui nécessite qu'elle multiplie les béquilles pour donner l'impression de marcher droit; c'est ainsi qu'elle s'affuble des oripeaux de la science telle la statistique qu'elle érige en science, ce qui scandalise bien entendu en premier lieu les scientifiques eux-mêmes! Boiteuse, cette démarche l'est d'être fumeuse: ceci n'est un mystère pour personne; plus difficile est de savoir pourquoi, finalement, nous sommes enfumés à ce point de ne plus pouvoir respirer, au risque de l'asphyxie, nous qui sommes pourtant beaucoup plus intelligents que l'évaluation. Ceci pose la question de la sortie de l'évaluation: est-elle tout simplement possible dès lors qu'on y est entré? Ou bien faut-il méticuleusement se tenir au seuil?

Mais de quoi s'agit-il donc avec l'évaluation? Concernant le fait d'évaluer, le Petit Robert nous indique qu'il s'agit d'apprécier, juger, estimer, expertiser, voilà grosso modo le champ sémantique associé à ce terme d'évaluation; on pourrait y rajouter le fait de mesurer. L'évaluation consiste à évaluer, mais quoi? Une chose, bien sûr, autant dire un objet, mais pas n'importe comment; il s'agit de l'apprécier du point de vue d'une valeur à lui attribuer d'où les questions qui émergent immédiatement: cette valeur, comment se décide-t-elle? Et qui en décide? Jusqu'ici il n'y aurait pas de quoi faire un plat de l'évaluation si ne surgissait immédiatement une autre question, quant à elle beaucoup plus cruciale pour nous: l'attribution d'une valeur à la chose évaluée est-elle sans conséquence sur cette chose? La question vaut d'être posée quand les agents commerciaux de l'évaluation n'ont de cesse de nous seriner que l'évaluation: ça ne fait pas mal; il n'y a pas à s'en alerter; cela n'a aucun effet voire cette formulation dont l'évidence implicite nous laisse perplexe: cela ne changera rien sinon améliorer, nous dit-on, ce qui peut d'emblée paraître douteux quand on sait l'énergie, le temps pour ne pas dire l'argent qui y sont consacrés; de plus, on peut se demander pourquoi l'Etat prend la peine de légiférer (c'est-à-dire rendre légalement obligatoire) quelque chose d'aussi anodin: quel était donc ce problème si grave de qualité (problème d'ailleurs souvent associé, vous le remarquerez, à un problème de sécurité (?)) qu'il a fallu déployer tout cet arsenal?

Revenons à cette question de la valeur; celle-ci une fois attribuée, un problème fondamental surgit immédiatement: si vous donnez une valeur à une chose, il y a une opération indéniable qui est réalisée sur cette chose en ce que celle-ci peut venir à équivaloir à une autre de même valeur; ainsi les choses évaluées peuvent venir à s'équivaloir, puis devenir interchangeables, et par voie de conséquence, jetables puisque remplaçables. La question est donc de savoir ce qui va déterminer la valeur à donner à cette chose; et on peut rajouter que l'évaluation, si elle s'appuie sur la possibilité de la valeur, est finalement en germe dès lors que l'idée d'une monnaie d'échange a pu être envisagée; cela remonte donc très loin. La monnaie, parlons en justement puisqu'on voit bien aujourd'hui où nous en sommes arrivés avec ce règne de la valeur à travers la chute (plus ou moins soudaine) des marchés financiers et la tourmente dans laquelle celle-ci nous plonge, et ce, dans la réalité la plus crue de notre vie quotidienne ce qui n'est qu'un début. Nous faisons ici l'épreuve d'un retour du réel dont la brutalité est à la mesure dont on a voulu persister à croire que le symbolique, d'où la valeur tire sa possibilité structurelle notamment à travers son prolongement dans la spéculation, pouvait venir à éponger tout le réel. En effet, il faut faire confiance dans le symbolique pour spéculer (penser que l'autre prendra telle ou telle option et mettre en jeu de l'argent en fonction de ses… paris, etc.), confiance aujourd'hui au point mort, que les états essaient de réanimer coûte que coûte à coups de milliards… virtuels: on persiste, dans la même logique, à ne pas vouloir rencontrer le réel!

En conclusion de cette introduction, disons que nous aurons à montrer en quoi l'enjeu (pour nos gouvernants) de l'évaluation des pratiques cliniques est de pouvoir leur donner une valeur en définitive marchande, pour ce faire en les comparant entre elles du point de vue de la valeur qu'on leur aura attribuée, ce (surtout) sans en passer par un débat scientifique, et avec ce résultat de ne plus avoir aucun interlocuteur en propre, tous ayant été rendus anonymes par le processus. C'est bien de l'enjeu de l'installation sans partage d'une "politique des choses" dont il est question, titre du livre éclairant de Jean-Claude Milner. Cette question de l'évaluation comporte donc un versant éminemment politique et c'est cet aspect qui doit venir polariser les orientations pour son traitement sans quoi on risque de passer complètement à côté des véritables enjeux.

Avec l'évaluation, on va évaluer les risques dans tel ou tel placement financier (on en voit cruellement les limites ces temps-ci); on va évaluer la valeur de tel bijou, la validité de tel ou tel protocole de sécurité dans une centrale nucléaire, dans le bon fonctionnement d'un avion, etc.; on va aussi évaluer les compétences de l'élève à travers des épreuves écrites; et puis, bien sûr, on va vouloir évaluer l'efficacité des pratiques cliniques; il n'y a priori pas de raison que cela en soit autrement puisqu'un des principes qui fonde l'évaluation, telle qu'on nous l'inflige aujourd'hui, est que rien ne peut être considéré comme inévaluable. Encore faudrait-il se mettre d'accord sur ce qui constitue l'objectif de ces pratiques cliniques: "normaliser" le patient à coups d'action d'insertion, d'adaptation, etc. ou bien l'accompagner là où il se dirige ce qui nécessite de consentir à se perdre quelque peu avec lui, deux options irrémédiablement incompatibles. Est-il utile de rappeler que la première option n'est pas la seule?

Telle que présenter dans ces exemples, on ne voit pas pourquoi l'évaluation ne pourrait pas avoir son mode d'existence; car, pour ma part, j'ai de l'intérêt au regard de mon angoisse (et de ma vie!) à penser que la centrale nucléaire est en bon ordre de marche 3 , que l'avion que je prends est dans un état impeccable de fonctionnement. Où est donc le problème avec l'évaluation? Il se situe non pas au niveau de l'évaluation en soit c'est-à-dire le fait d'évaluer, mais au niveau du choix de méthodes d'évaluation au regard de la particularité d'un objet donné, ici en l'occurrence nos pratiques cliniques; c'est ici précisément que le bât blesse: les méthodes d'évaluation choisies sont-elles toujours adaptées à leur objet, voire ne peuvent-elles pas s'avérer néfastes à leur objet? Nos pratiques cliniques, dans ce qui les spécifie, y survivront-elles? Voilà tout l'enjeu. Si elles ne le sont plus c'est-à-dire si on venait à nous imposer de les envisager comme n'importe laquelle des pratiques dites marchandes (c'est ce à quoi nous acculent nos pouvoirs subsidiants qui envisagent à présent nos pratiques pas plus que comme des services rendus à des usagers clients) alors se pose la question de poursuivre dans ces conditions. Mieux vaudrait peut-être démissionner et travailler dans le secteur marchand: c'est un point de vue.

On pourrait donc en rester là avec l'évaluation si ne venait à se poser ce type de question: nos pratiques cliniques sont-elles évaluables comme le fonctionnement d'une centrale nucléaire? Et bien, la réponse "officielle", c'est-à-dire une fois l'évaluation promue en idéologie, serait: "oui". Oui elles le sont et si elles ne le sont pas encore, c'est qu'il y a du retard qui a été pris vous dirait-on: il faudra qu'elles le deviennent au plus tôt quitte à ce que ces pratiques cliniques doivent se modifier fondamentalement de sorte qu'elles deviennent évaluables comme n'importe quoi d'autre; en définitive, il faut que les pratiques cliniques s'adaptent à l'évaluation, et non le contraire! Car l'évaluation n'est pas à notre service, quoi qu'on en dise; nous sommes voués à l'inverse à être à son service, au service de ce que l'idéologie de l'évaluation sert elle-même (là est le côté plus effrayant dont on parle peu), et ce n'est certainement pas nous, les cliniciens ou tout être respectueux de la chose humaine! La preuve en est qu'on nous la présente presque toujours comme une démarche volontaire à laquelle il est (pourtant) vivement conseillé de se rallier quand il n'est pas rappelé qu'elle est une obligation légale.

L'évaluation commence donc à puer le cadavre quand elle se constitue en idéologie c'est-à-dire ici quand elle est érigée comme seul moyen possible d'appréciation; le fait que ces aspects totalitaires et ségrégatifs de l'évaluation deviennent hégémoniques est le véritable tour de force, ce qui a pour conséquence qu'elle ne va pas pouvoir faire autrement que transformer l'humain en un objet, d'où la cadavérisation psychique; et c'est à cela qu'il s'agit de s'opposer quitte à adopter, s'il le faut (et il semble qu'il le faille), un style guerrier! Car le raz-de-marée de l'évaluation a des airs de solution finale, d'un genre nouveau, plus soft, plus sournois, où il s'agit d'en finir non pas avec des êtres humains trop précieux à faire fonctionner la machine capitaliste mais en finir avec la chose psychique 4 . Je vous renvoie là encore au livre de J.-C. Milner qui soutient que tout ce qu'il y a là-dessous est l'enjeu du contrôle de la population, "contrôle" étant le signifié du signifiant "évaluation". La société de contrôle est l'horizon de l'idéologie de l'évaluation. Vue sous cet angle, l'évaluation n'est donc pas exceptionnelle: il s'agira pour nous de repérer ses points de convergence avec les autres moyens que les humains ont l'habitude d'employer pour viser le contrôle des populations.

C'est au regard de cette infamie et du fait que l'humain est résolument un sujet c'est-à-dire qu'il parle (et c'est pour cela qu'on veut parfois qu'il la boucle!), qu'il faut mettre en œuvre toutes les stratégies imaginables pour refuser l'évaluation, telle qu'on nous la propose c'est-à-dire érigée en idéologie du tous pareils. Je vais essayer de développer pourquoi il n'y a pas de compromis possible avec l'évaluation, sans verser obligatoirement dans la compromission, quand elle entend ne plus faire aucune différence entre les objets évalués c'est-à-dire que tout pourrait être évaluable identiquement: la pratique clinique, le management, la stratégie marketing, le fonctionnement de la centrale nucléaire, etc. Si l'évaluation peut tenir compte de différences fondamentales entre les objets évalués, différences qui ne sauraient être établies que par les spécialistes du champ concerné (ici les psys dans les pratiques cliniques), alors je veux bien en étudier la faisabilité de l'application dans notre champ. Mais pour l'instant, il ne fait aucun mystère que le véritable objectif de l'évaluation est la rationalisation dans laquelle elle puise les moyens de sa politique; et j'insiste encore une fois sur le fait que l'évaluation pourrait être envisagée tout à fait autrement: elle pourrait correspondre à la manière dont nous, praticiens du social, avons l'habitude d'évaluer notre travail, tout simplement; mais cela ne semble plus suffire...

Il faut donc s'opposer dès qu'on le peut, non pas à toute évaluation, mais à l'évaluation normative de nos pratiques cliniques c'est-à-dire à l'établissement de leur valeur via leur objectivation! Pas de norme possible à ce qui ne peut pas être normé (le sujet qui est bel et bien notre objet de travail) sinon nous participons à une entreprise des plus perverses en voulant faire quelque chose, quand même, alors qu'il est avéré que ce n'est pas possible; pas d'anticipation possible de ce qui ne peut résolument pas être prévisible. Voilà ce sur quoi il s'agit de ne pas démordre: refuser avec obstination la norme de la chose psychique! Car ne nous y trompons pas: si nous renonçons à la chose psychique, il ne s'agira plus de pratiques cliniques à proprement dit.

Regardons les choses d'un peu plus près pour ce qui est de l'entreprise de rationalisation 5 : avec celle-ci il s'agit de faire des ratios, en somme produire des objets eux-mêmes décomposés en d'autres objets, et dont il s'agit de réduire (là est le tour de force) leur relation à un rapport non pas causal mais statistique; c'est exactement pour cela que la mise en dialectique est inenvisageable et qu'on lui préfère la présentation Power Point où les items composés de mots, de flèches, de petites bulles, ressemblent à des images plus aptes à être imprimées dans nos cerveaux sans le passage par la critique de la pensée 6 .

Dans notre champ qui est celui des pratiques cliniques, l'enjeu de l'évaluation est effectivement devenu la rationalisation des prestations fournies, qu'elles soient de soins, d'assistance sociale, bientôt d'éducation, etc. Il s'agit de pouvoir parfaitement maîtriser les coûts engendrés par ces prestations 7 , et pour cela codifier des actes ce qui est tout à fait différent que mettre en place des dispositifs pour apprécier les effets de nos interventions. Ceci est d'ailleurs tout à fait légitime; nos gouvernants ont effectivement tout à fait le droit de revendiquer de juger des résultats au regard des dépenses engagées; mais dans notre champ, cela ne peut se faire que dans un après coup. Or, avec l'évaluation, il s'agit de forcer (au sens d'utiliser la force: de suggestion, de persuasion voire d'intimidation ou autres méthodes) cette logique d'après-coup afin de pouvoir instaurer une logique d'anticipation 8 . C'est sur ce point précisément que la clinique y perd sa dimension d'acte; car les codes prévues pour les dits actes vont déterminer scrupuleusement le répertoire des seuls actes possibles et exclure de fait l'invention de ce que nous aurions à faire dans nos pratiques soit exactement, nos actes, cette fois-ci, cliniques. Cette notion d'acte dans la codification à l'acte est donc décidément très malvenue puisqu'il s'agit bien du contraire de ce qu'est un acte dans son fond: quelque chose d'imprévisible, aussi imprévisible qu'il désempare avant tout celui qui le pose; le sujet n'est pas transparent à son acte tout comme à sa demande 9 . Dans cette logique de la codification des actes 10 , on ne peut donc pas inventer plus que ce que nos gouvernants auront pensé pour nous (ce qui ne peut rassurer que ceux qui n'ont que peu de jugeote). Cette formule d'anticipation doit aboutir à envisager: que le traitement de tel malade mental (par exp. un schizophrène) en hospitalisation devra se faire en un temps X bien déterminé, qu'un entretien psychiatrique avec un dépressif doit durer un temps Y applicable pour tout psychiatre; et si nous ne sommes pas capables de telles performances dans le traitement, nous serons vite suspectés d'incompétence; car si la durée moyenne d'hospitalisation pour un schizophrène, moyenne que le RPM (Résumé Psychiatrique Minimum) va permettre de déterminer à partir du relevé statistique de tous les hôpitaux, si cette durée moyenne n'est pas respectée, on va commencer à douter de notre efficacité et donc de notre compétence. Il s'agit de codifier des actes là où nous savons que notre acte, nous ne pouvons que tenter d'en rendre compte avec notre savoir particulier de clinicien, qu'il soit psychologique, psychiatrique, psychanalytique. Et nous allons le voir, cette différence entre la stratégie de la codification et ce que j'ai avancé comme la tentative de rendre compte de nos positions cliniques (la construction d'un acte clinique) est précisément la question du sens ( Sinn ) à distinguer de la signification ( Bedeutung ). Nous allons y revenir.

La fourberie de l'évaluation consiste donc à mettre au commande la statistique 11 érigée au rang de vérité scientifique pour évaluer un objet que seul le savoir du psy est pourtant valide pour l'appréhender et en rendre compte correctement. D'ailleurs, les scientifiques sont les premiers à dénoncer en quoi la statistique est absolument inappropriée dans cette affaire 12 . C'est à mon sens ce qui a été mis en avant, à juste titre, par les démissionnaires en Belgique du projet thérapeutique 63 ( TPRS: Troubles Psychiatriques et Rupture de la Scolarité à l'adolescence ) soutenu par l'Etat où il s'agissait d'examiner le problème que constitue le décrochage scolaire de jeunes à travers l'étude de situations, à savoir ce message: ceux qui évaluent ce qu'on fait dans le champ psy, ce ne peut être légitimement que des psys, et pas autre chose! 13 Les agences d'évaluation et autres experts mandatés par l'Etat n'ont pas la compétence en la matière parce que la diversité des approches psy n'y est pas assurée voire qu'y manque (en général) la présence même d'un psy: c'est comme si moi je me permettais d'aller évaluer les protocoles de sécurité des centrales nucléaires! Le grand enjeu de l'entreprise de rationalisation de l'évaluation, c'est bien sûr la maîtrise définitive de ce qui ne peut pas être maîtrisé quitte à sacrifier la nature même du dit objet c'est-à-dire ce qu'on appelle le sujet dont l'existence impose de tenir compte d'une dimension intersubjective 14 dont les psychanalystes formalisent toute la complexité avec le transfert! Ce qui est inévaluable serait à chercher du côté de cette détermination d'intersubjectivivité du sujet à savoir que celui-ci ne peut se concevoir que dans sa relation à l'Autre c'est-à-dire qu'il n'est rien en soi; c'est pourquoi il n'y a pas d'essence du sujet et donc dans l'absolu pas de philosophie possible du sujet: il est ce que le signifiant représente pour un autre signifiant selon le psychiatre J. Lacan, autant dire qu'il est impossible à fixer, insaisissable comme objet. Nous allons y revenir.

Et bien, la hantise de l'évaluateur, c'est précisément la dimension irrationnelle d'intersubjectivité comme condition du lien entre les êtres humains. Autre exemple de cette hantise de l'évaluateur est la manière dont il va toujours montrer une profonde affection pour les protocoles, les guides de "bonnes pratiques" prompts, évidemment, à balayer les mauvaises après les avoir fait consister comme telles: malgré le fait que ce soit impossible, il faut faire comme si les aléas de la relation intersubjective étaient codifiables en un catalogue de situations auxquelles correspond une réponse préétablie qu'il s'agira d'appliquer, là encore coûte que coûte, et ce quitte à ce que de cette folie on récolte ce qui est à la limite de cette relation intersubjective, quand on l'éprouve à l'extrême suivant sa composante agressive et jusqu'à son point de rupture que constitue la violence. Cette logique est implacable: si des protocoles de gestion de la violence sont mis en place, c'est parce qu'il y a de la violence (mais depuis quand y en a-t-il plus qu'avant?); ces protocoles niant par essence l'imprévisible de la relation humaine (et donc par conséquent la liberté d'acte qui lui est associée) puisque le principe du protocole est l'anticipation, ils éprouvent la composante angoissante de la relation à l'Autre jusqu'à son point de rupture où l'émergence de la violence, cette fois-ci effectivement avérée, vient alors justifier le protocole. Mais vue sous un autre angle, la violence, effectivement aujourd'hui en inflation, est bel et bien une sortie humanisante de l'évaluation c'est-à-dire une tentative désespérée de sortir de l'angoisse qui est toujours d'être réduit, en l'affaire, à une place d'objet. Là où on pourrait raisonnablement en venir à se dire que le protocole n'est pas adéquat à traiter ce qu'il veut traiter, voire l'alimente ou encore le génère, on préfèrera miser sur l'amélioration de son protocole ou de sa bonne application quitte à ce que des sanctions soient prises. 15

Autre exemple qui montrera à mon sens l'aspect tout à fait pervers de l'évaluation à travers la position masochiste de l'évaluateur et donc en l'occasion, par ce retournement que Freud a fini par formaliser, sa potentialité sadique: dans les protocoles d'évaluation, on peut tout à fait en venir à éliminer la relation intersubjective pour que l'usager finisse par s'évaluer seul. C'est le type d'évaluation qu'on voulait imposer dans le projet thérapeutique TPRS 16 : si vous n'avez pas le temps de faire passer les questionnaires, demandez aux usagers de le remplir seuls devant l'ordinateur. L'évaluation nous montre donc sa part profonde d'obscénité lorsqu'elle dévoile que l'évaluateur lui-même n'est pas nécessaire à l'évaluation car il est non pas un acteur de l'évaluation mais son objet comme tout le reste et donc à ce titre jetable. Nous sommes donc là dans un au-delà de ce que serait une évaluation légitime en ce que l'Autre, en tant que tiers qui viendrait donner toute sa consistance à la démarche, est dissout.

L'ennemi de l'évaluation, c'est donc la compétence du psy avec laquelle elle se met dans une concurrence déloyale car elle ne supporte aucun débat ce qui est logique puisqu'il ne s'agit surtout pas de penser mais de croire dans les signifiés de l'évaluation, de faire profession de foi; c'est la composante irrationnelle de l'évaluation (presque religieuse) qui fait le pendant de son injonction à la rationalisation: le questionnaire ne vous plait pas, pas de problème, nous allons en changer le contenu; mais il n'est absolument pas envisageable de débattre sur le bien-fondé du questionnaire lui-même!

Enfin, après l'ennemi de l'évaluation, la hantise de l'évaluateur, la fourberie de l'entreprise d'évaluation, un dernier mot sur la nature de l'évaluation: l'évaluation est résolument hors de l'éthique de ne faire en définitive la promotion que de la jouissance sous les oripeaux de ce qu'on appelle "la satisfaction du patient". Nous sommes là en sens tout à fait inverse de l'éthique de la psychanalyse qui promeut le désir comme processus de limitation à la jouissance. Enfin, l'évaluation peut devenir sadienne en ce qu'elle organise les pratiques perverses à venir dans un contexte a priori paradoxal d'inflation de la morale: je vous renvoie là aux études françaises menées sur les effets délétères de la mise en place de la démarche qualité, notamment dans les hôpitaux français (cf. bibliographie, le texte de Catherine Grandjean, les études mentionnées en son point 6.)

Pourquoi l'évaluation nous hypnotise?- Considérations psychanalytiques

Ce premier tour était destiné à nous mettre dans le bain; mais pour qu'on ne s'y noie pas avec nos bébés, revenons sur quelques points en tentant d'y mettre à l'épreuve d'en répondre quelques concepts du savoir psychanalytique.

Malgré sa triste et déplorable fumisterie, d'où l'entreprise d'évaluation tire-t-elle sa puissance dévastatrice? Avançons que si l'évaluation ne s'embarrasse pas du sujet (au sens psychanalytique), elle n'est pas sans l'utiliser, certes en lui portant au passage gravement atteinte. En cela, le discours capitaliste s'accommode et instrumentalise allègrement l'évaluation en ce que le sujet n'a pour lui aussi que peu d'intérêt en tant que tel, c'est-à-dire dans sa dimension éthique, mais qu'il y est pourtant essentiel à venir le faire fonctionner; rappelons qu'il en est son carburant même! 17

Il est frappant de constater que les outils de l'évaluation et le champ sémantique qu'elle utilise ont cette caractéristique de ne pas supporter leur mise en dialectique. Ils sont efficients à venir opérer tels des noms propres, parfois des mots-valises, qui n'ont pour fonder leur légitimité qu'eux-mêmes à travers un sous-entendu de validité qui ne saurait souffrir d'aucun débat. Ils constituent donc moins des signifiants que des écritures; je vous renvoie là aussi à l'importance de la trace dans les protocoles d'évaluation.

La qualité: qui serait contre le fait de faire un travail de qualité? Le "guide des bonnes pratiques": qui voudrait en défendre de mauvaises? A un problème donné, qui refuserait d'y appliquer la solution adéquate? Au contrat d'objectifs, qui aurait le culot de s'y soustraire d'autant plus s'il est fidèle à ses engagements et, il est vrai, si on lui coupe les subventions en cas de refus? Etc. En définitive, le choix qui nous est laissé dans l'évaluation est celui de choisir entre la bourse ou la vie.

Prenons les choses un peu plus dans le détail: Jacques Lacan définit le sujet, celui qui nous occupe dans la clinique, comme ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Sa position est donc d'être dans un entre deux d'où il faut déduire que le sujet n'est donc jamais saisissable par un seul signifiant et donc n'est saisissable au fond et dans l'absolu par même aucun des signifiants, pas même le signifiant maître puisque nous en avons habituellement plusieurs. Ce ratage fondamental se formalise sous la forme d'une perte que Lacan a inventé sous le signe: objet a c'est-à-dire l'objet principe de cette perte, perte inhérente au langage, déficit de signification. Donc l'individu, dès lors qu'il s'exerce comme sujet, par exemple quand il prend la parole, doit absolument se concevoir comme traversé, on dit divisé, par cette position d'entre-deux signifiants; et dans le même temps, il doit aussi s'éprouver comme objet ce qu'il expérimente de façon paradigmatique dans l'angoisse où il s'agit justement d'une réduction à cette position d'objet. Et je pense qu'il y a quelque chose dans l'évaluation qui opère du fait de nous fixer en notre point d'angoisse, du fait d'une sorte de réduction à ce que nous sommes comme objet. Poursuivi à la trace à dessein d'être fiché, nous voilà bien figé! D'où il faut comprendre immédiatement que ce n'est pas la meilleure place, celle d'objet, pour réagir à ce qui nous arrive. La bonne santé psychique, si j'ose dire, c'est pourtant de savoir osciller, se créer un style bien personnel d'oscillation entre la position de sujet et celle d'objet et surtout veiller à en assurer le mouvement perpétuel, le battement; en effet, les problèmes surviennent en général quand cette oscillation vient à s'interrompre; premier cas de figure: si on ne se pense que comme sujet, déconnecté de ce qu'on peut être comme objet, par exemple si on fait trop abstraction de son corps, il y a des chances qu'au niveau de celui-ci on subisse quelques tracas; deuxième cas de figure: si on ne s'exerce que du côté de l'objet (par exemple le pervers mais pas que lui), on risque de passer son temps à (silencieusement) rafistoler de la jouissance. Et pour que le symbolique nous aide à limiter cette jouissance tout en continuant à y en maintenir un accès, il faut que l'individu manœuvre de sorte que symbolique et jouissance, en somme le réel, trouvent à se nouer; et c'est l'oscillation nécessaire entre sujet divisé (S barré) et objet qui s'avère efficiente, par son mouvement, à assurer ce nouage. C'est à ce prix qu'on se fait une conduite soutenue par du désir.

Cette entrée par la question de l'oscillation entre sujet et objet me semble opportune pour notre propos car il me semble que l'acte dont il est question dans ce colloque trouve ses conditions de possibilité dans cette oscillation pour la raison suivante: l'acte est posé par un sujet, celui-ci en étant absent en son moment 18 mais à entendre: présent du côté de l'objet. De cette opération qu'est l'acte, le sujet est renouvelé, nous dit J. Lacan, après avoir été absent. L'acte s'origine donc à la fois de la division du sujet et de sa position d'objet; c'est un dire dont le sujet est donc pourtant absent ce qui donne à l'acte une structure quelque peu particulière: il est une coupure d'où procède la naissance même du sujet. L'acte est donc fondamental dans notre clinique ce qui pose la question de savoir s'il y a une clinique possible qui ne soit pas une clinique de l'acte. Il est urgent de répondre de ceci au moment où l'évaluation entend régner sans partage avec la codification de l'acte, justement.

Dans cette entreprise de nouage du réel (la jouissance) et du symbolique, l'individu a à sa portée une troisième dimension qui va s'avérer, en notre affaire d'évaluation, fondamentale: l'imaginaire. Pour Lacan, la réalité psychique est justement le résultat du nouage non pas de deux mais de ces trois instances du réel, du symbolique et de l'imaginaire. L'imaginaire est donc en l'affaire ce qui vient donner un peu de mou à tout ça, ce qui vient donner la possibilité au sujet de n'être pas que sujet du signifiant au sens où il n'aurait qu'à se laisser parler et donc à se laisser faire: l'imaginaire à travers toutes nos fantasmagories, cela permet de se dégager quelque peu de l'aliénation au langage; c'est une évidence. Mais pour ce qui nous intéresse, la question est de savoir ce que deviendrait un monde désinimaginarisé: tous ces protocoles, ces outils de mesure, questionnaires, indicateurs, variables, référentiels, ne se caractérisent-ils pas d'un déficit sérieux d'imaginaire à travers leur manque de fantaisie? Autant c'est fumeux, autant cela doit rester sérieux, ce couplage ayant tout son sens…mortifère.

Toutes ces considérations peuvent sembler farfelues et éloignées de notre sujet; pourtant, nous devons y appréhender quelque chose de tout à fait précis: l'évaluation, loin de s'attaquer au symbolique (ce qui est la tendance sociétale) voudrait au contraire ne miser qu'exclusivement sur lui pour régler, si j'ose dire, le réel, mettre au pas la pulsion, la jouissance. Et je crois que c'est en ceci que l'évaluation est sournoise, au point que parfois les psys eux-mêmes en sont séduits: elle fait la part belle au symbolique. Ce serait même le culte de la signification ou peut-être faudrait-il préciser du signifié: la doctrine de l'évaluation semble faire profession de foi pour une caricature de la théorie saussurienne en ce que tous les signifiants auraient leur signifié, en propre; tout n'aurait donc plus qu'à être à sa place, ni plus ni moins; c'est la croix dans la petite case mais dans un questionnaire où les cases sont bel et bien déterminées à l'avance, etc. C'est une autre manière d'illustrer ce monde des choses que nous annonce J.-C. Milner. Ou bien encore pourrons-nous appréhender là l'aspect tout à fait totalitaire (pour ne pas dire stalinien) de l'évaluation, en ce que le symbolique pourrait venir à recouvrir tout le réel. Un petit mot au passage sur cet aspect totalitaire: je prendrais simplement l'exemple de l'accusé dans le procès stalinien qui en vient à s'accuser lui-même d'un crime qu'il n'a pas commis, ce devant des juges qui soutiennent une accusation qu'ils savent eux-mêmes infondés; en cela, l'accusé précipite son sort mais préserve ce qui est au cœur de l'idéologie: son discours auquel il continue de se référer ce qui lui assure une appartenance subjective et donc une survie psychique, tout ceci suivant la même logique que ses accusateurs. La "politique des choses" broie de l'humain ce qui se vérifie avec l'ampleur des purges staliniennes; n'est-ce pas aussi, d'une certain façon, plus douce certes (quoique?), ce que le discours de l'évaluation vient produire chez les individus avec cette sorte de captation dans laquelle ils sont pris jusqu'à aller parfois très loin dans leur absence à eux-mêmes, l'évaluateur en étant l'exemple type.

Revenons à cette question de la signification: dans l'arsenal d'évaluation, les signifiés pullulent, sorties de nulle part. Elles se manient avec d'autant plus de facilité qu'ils n'ont besoin d'aucune mise en dialectique et qu'ils sont pris en définitive comme des objets, des formules toutes faites qui n'ont pour fondement qu'elles-mêmes et qui de ce fait soutiennent sans vergogne cette entreprise quasi-délirante d'étancher tout le réel. Il n'y a pas de différence fondamentale entre la formule toute faite de l'évaluateur et l'évaluateur lui-même en ce qu'il n'y a là aucun point d'énonciation nécessaire: ces mots-valises sont serinés par l'évaluateur telle une caisse de résonnance, un marmonnement d'autiste. Et nous, jusqu'à quelle profondeur creuserons-nous notre trou en faisant comme si ça parlait, en prenant l'évaluateur pour un interlocuteur? Il n'a qu'à se mettre (réellement) à parler pour qu'on l'écoute!

Qu'est-ce qui fait que le signifié a pu atteindre une telle envergure qu'il est venu à neutraliser l'effet dynamique du signifiant, son équivocité c'est-à-dire le fait qu'un mot puisse signifier plusieurs choses et non pas une seule? Qu'est-ce qui fait que celui qui prend les choses comme elles sont devient plus fort que l'intelligent (étymologiquement celui qui sait lire entre les lignes: intelligere) , qui sait donner du mou quant à lui c'est-à-dire relativiser l'efficacité de la prise du réel par le signifié? Qu'est-ce qui fait que la force de l'objet prend le pas sur l'autorité du signifiant?

Il me semble que sur ces questions nous avons à nous interroger sur ce que devient de nos jours, non plus le signifié qui ressort de la signification ( die Bedeutung ) et dont je vous disais qu'il est plutôt en inflation, mais du sens ( der Sinn ). Sur ce point la place que Lacan réserve au sens dans son nœud borroméen tel que formalisé dans sa leçon du 20/01/1976 (séminaire Le Sinthome ) apparaît très enseignant: on y lit que le sens est à l'intersection de l'imaginaire et du symbolique et surtout qu'il n'a rien à voir avec le rond du réel; parfois, l'imaginaire semble fonctionner un peu tout seul c'est-à-dire peu lesté par le symbolique, ce qu'on constate par exemple dans la fabulation plus ou moins pathologique qui paraît insensée; tout différemment, la jouissance phallique d'où nous tirons la signification phallique, le champ de la signification donc, est à repérer à l'intersection du symbolique et du réel sans aucun lien cette fois-ci avec l'imaginaire. Qu'en déduire? Ma proposition est la suivante: quand on ne mise comme dans l'évaluation que sur le symbolique réduit aux significations pour traiter le réel, donc sans en passer par l'imaginaire, ce qui est évacué c'est à proprement dit le sens. Les signifiés de l'évaluation n'ont pas de sens ce pourquoi d'ailleurs il est souvent fait appel dans l'évaluation au "bon sens", appel à la rescousse qui vient trahir ce déficit de sens. Je vous prenais des exemples tout à l'heure dans lesquels l'adhésion à la procédure d'évaluation est rendue imparable, imparable car nous sommes pris à un niveau purement symbolique où aliéné par le langage nous n'avons qu'à nous laisser faire, un niveau où les signifiés n'ont pas de sens ce qui les rend impropres à la dialectique c'est-à-dire à la prise de l'individu comme sujet, en somme à la critique. Car c'est le sens qui permet d'envisager qu'une signification puisse avoir plusieurs sens et qu'inversement un sens donné puisse être supporté par des significations différentes: quand j'étais à l'université et que j'ai entendu parler pour la première fois de cette distinction du sens et de la signification, Marie-Jean Sauret prenait cet exemple de la banane. "Banane" pris comme signifiant 1 (S1) associé au signifiant 2 (S2) "fruit" donne une signification qui n'est pas celle qui se produit quand vous l'associez à "rocker" (S2') par exemple. Mais qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné, un sujet va entendre telle signification et pas l'autre, "fruit" plutôt que "rocker"? Ce qui va le décider c'est le contexte de sens dans lequel ce sujet va se trouver et nous savons d'ailleurs que l'interprétation psychanalytique s'appuie sur cette variété du sens pour venir faire apparaître une signification (inconsciente) derrière une autre signification, consciente celle-ci. Comment le protocole d'évaluation va-t-il appréhender ce phénomène, qui fait pourtant toute notre humanité d'être parlant, si une chose ne peut correspondre qu'à sa signification, unique? Nous sommes là devant un inconciliable: soit le protocole est invalidé du fait de rater le sens; soit il est maintenu au prix de rejeter le sens. Et c'est bien évidemment ce second scénario qui va être privilégié dans l'entreprise évaluative. C'est exactement ce qui se passe quand à une question, vous ne pouvez que répondre en cochant un des items préétablis. Par exemple, question: "qu'est-ce que vous pensez de l'évaluation?" Vous voyez que me concernant, j'ai des choses à dire, cela a du sens pour moi dont je suis loin de venir à bout; mais dans le questionnaire, vous ne pourrez réduire le sens que cela a pour vous qu'à un nombre limité de significations: 1. C'est utile 2. C'est utile car cela permet d'améliorer la qualité 3. C'est utile et cela permet d'améliorer la qualité donc j'en parle à mon voisin, etc . Admettons, comme nous le faisons souvent, que nous cochions une des cases tout amusé que nous puissions l'être de ce petit jeu, ceci avec autant de légèreté que bien entendu nous ne prenons pas tout cela au sérieux, que nous considérons que les choses sérieuses se passent ailleurs. Si vous pensez comme cela, vous vous méprenez; car le fait de cocher la case est bien un acte entériné comme le votre et dont l'évaluateur déduit que c'est bien votre choix et qu'en plus de cela (et c'est cela qu'on n'a pas vraiment toujours à l'esprit) vous validez le protocole lui-même, en acte, un acte bel et bien réel dont il reste une trace: la croix dans la case qui vaut votre signature. Tout ceci a d'énormes conséquences car on peut ensuite randomiser toutes vos réponses et vous soumettre les conclusions dont vous allez peut-être vous défendre du contenu mais c'est trop tard: si vous avez répondu, vous avez souscrit au fondement du protocole lui-même et l'outil symbolique du protocole déduit logiquement la réponse à laquelle vous devez souscrire comme la votre. C'est imparable.

Pour finir, je prendrais un dernier exemple: lorsque récemment j'ai exposé quelques réflexions sur l'évaluation au sein de l'association où je travaille en Belgique, un psychiatre a apporté son témoignage: "lorsqu'il n'y avait pas de codification des pathologies (CIM 10 qui est la norme diagnostique du relevé statistique des hôpitaux psychiatriques), lorsque je soutenais qu'un patient était schizophrène, je m'en expliquais en m'efforçant de l'argumenter dans mon rapport. Depuis que je cote "troubles schizophréniques" dans le RPM, je me suis aperçu que mes rapports sont devenus de plus en plus pauvres voire que je n'en fais plus du tout; il me semble que c'est comme si en cochant "troubles schizophréniques", tout était dit". Schizophrène n'est donc plus là un individu dont il faut montrer comment il est schizophrène, c'est-à-dire comment il fait avec sa schizophrénie, sa maladie à laquelle il ne se réduit pas; "schizophrène" est devenu dans le RPM un signifié qui égalise tous les schizophrènes, un signifié valable pour dire l'être de tous les schizophrènes, c'est pourquoi tout serait dit. On rétorque alors au psychiatre: "tu peux cocher et faire ton rapport, rien ne t'en empêche." Réponse: "c'est vrai mais le fait est que je ne le fais pas." Ce n'est pas seulement notre pensée que la logique d'évaluation neutralise, c'est donc aussi bien notre acte. Qu'on se le dise!

Bibliographie:

  1. En premier lieu, je vous ai parlé du texte incontournable de Catherine Grandjean : Une approche critique de la démarche qualité dans les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales . Si vous pouvez n'en lire qu'un, lisez celui-ci: il vaut d'y investir un peu de temps. Vous le trouverez ici: http://www.oedipe.org/fr/actualites/lademarchequalite ou ici ou le format imprimable sera certainement mieux: http://www.psychasoc.com/article.php?ID=627

Dans sa bibliographie, se reporter tout particulièrement à la référence i l'étude de la série Etudes n°48 (répertoriée plus loin), la iii (Michel Chauvière: Trop de gestion tue le social , 2007)

  1. Trois petits ouvrages fondamentaux sur la question:

Jean Claude Milner, La politique des choses , Navarin éditeur, Seuil, Paris, 2005 (61 pages)

Jean Claude Milner, Jacques-Alain Miller, Voulez-vous être évalué? – entretiens sur une machine d'imposture , Figures, Grasset, Paris, 2004 (80 pages)

Christophe Dejours, L 'évaluation du travail à l'épreuve du réel – critique des fondements de l'évaluation , INRA editions, 2003 (79 pages)

  1. Evaluation, Symptôme, Angoisse , revue Quarto, Revue de Psychanalyse de l'ACF Belgique, n°85, Nov 2005 (notamment le texte de T. Van de Wijngaert, La "qualité", signifiant-maître de l'évaluation )

  1. Un texte de Roland Janvier: La satisfaction des usagers : comment ? Jusqu’où ? - L’évaluation dans le secteur éducatif et social , www.irts-bretagne.fr/servlet/com.univ.utils.LectureFichierJoint?CODE=1148463851846&LANGUE=0 qui balaie tout le champ discursif associé à l'évaluation: il s'agit de prendre la mesure des autres notions propres à notre société "hypermoderne" desquelles la démarche qualité vient se nourrir.

  1. Actes de journées sur le thème du Comité de Vigilance des CMPP (Centre Médico Psycho-Pédagogique) et CMP (Centre médico-Psychologique) de l'Ouest de la France; ils regroupent essentiellement des témoignages de professionnels sur les effets de l'évaluation sur leur pratique et leur institution

ACTE1: Le patient est-il encore quelqu'un? – entre protocoles standardisés, évaluations et judiciarisation

ACTE2: Le patient est-il encore quelqu'un? – qui sait? Patients et institutions dans la folie évaluative

  1. Les plus acharnés pourront lire deux documents: Le premier Les effets de l’accréditation et des mesures d’amélioration sur la qualité des soins sur l’activité des personnels soignants ( http://www.sante.gouv.fr/drees/serieetudes/pdf/serieetud48.pdf) est une étude approfondie de la DREES de juin 2005 qui montre avec précision les incidences néfastes de la démarche qualité au sein des institutions soignantes: tant d'argent et de temps pour organiser une régression (?)

L'autre document datant de Février 2004 (en faveur de l'évaluation cette fois): Note d'information DGAS 5B n°204/96 du 03/03/04 relative aux actions favorisant l'évaluation et l'amélioration continue de la qualité dans les établissements sociaux et médico-sociaux (sous l'égide du Ministère français de la Santé, de la famille et des personnes handicapées). http://nord-pas-de-calais.sante.gouv.fr/cohesion-sociale/demarche_qualite/qualite.pdf . O n y parle notamment de "dépression post-accréditation"

  1. Jean-Marie Fessler: la T2A: la modification d'une valeur républicaine , 25 juillet 2008 http://www.appel-sauver-hopital.fr/spip.php?article685 (se reporter aussi à son ouvrage co-écrit avec le Dr. P. Frutiguer, La tarification hospitalière à l'activité. Eléments d'un débat nécessaire et propositions (Lamarre, 2003)

  1. Revue Bis… (Bruxelles informations sociales) - CBCS, Rapport: Evaluer l'action sociale , Mars 2006, n°156

  1. Mental Idées, n°6, avril 2005 avec un dossier : « Evaluer l’évaluation » (colloque LBFSM), publication de la LBFSM, Bruxelles

  1. Je vous signale aussi un numéro des cahiers d'Espaces temps: " Evaluer l'évaluation ", N°89-90, Oct 2005. A tout le moins, lire l'éditorial ici: http://www.espacestemps.net/document1675.html

  1. Mental, Revue internationale de santé mentale et de psychanalyse appliquée, n°4, décembre 1997, Paris, Seuil: « Evaluer l’évaluation »

  1. Deux documents émanant de Projets Thérapeutiques en Belgique:

Critique, avis et commentaires de l'évaluation proposée par la KCE et plus particulièrement des échelles proposées pour les enfants et adolescents , Projet thérapeutique Tehou-Teki

Dénonciation de la convention entre le projet thérapeutique 63 (TPRS) et l'Inami , Jean-Paul Matot au nom des partenaires, 26/06/08

  1. A Londres a eu lieu le 20 septembre dernier une rencontre interdisciplinaire sur le discours sécuritaire (Beyond the false promises of security – a rally of impossible professions) et il a bien évidemment été question de l'évaluation: voici un retour de cette journée qui fut très intéressante et plutôt alarmante: http://ampblog2006.blogspot.com/2008/09/rally-of-impossible-professions-beyond.html

1 Les remarques formulées suite à cet exposé me poussent à préciser d'emblée ce que j'entends par évaluation: dans ce travail, il s'agira d'appréhender les pratiques d'évaluation en ce qu'elles peuvent viser à normaliser et/ou normer l'individu. Dans les faits, il s'avère que, malheureusement, peu de ces pratiques échappent à cet objectif, que celui-ci soit plus ou moins manifeste: bien que les pratiques d'évaluation semblent bien différentes, dans leur méthodologie et leurs objectifs et suivant qu'elles concernent le champ sanitaire, médico-social, etc., nous avons toujours à nous demander ce qu'il y a de normatif dans chaque pratique d'évaluation. En définitive, il semble, plus souvent qu'on ne le pense, difficile à une quelconque pratique d'évaluation d'assurer la non utilisation normative, qui plus est si elle est ultérieure à la phase d'évaluation: toute objectivation peut être utilisée dans l'après-coup par d'autres et à des desseins tout autre que ceux initialement établis et consentis; il va de soi que nous sommes aussi, et dans une certaine mesure, responsables de la possibilité que nous avons donnée d'utiliser ce que nous avons produit, et ce, même si cela est à des fins différentes de celles prévues.

2 C'est ainsi qu'en France, les enfants peuvent depuis la rentrée scolaire dernière passer plus de temps en dehors de l'école (environ une demi-journée); aller à l'école pour apprendre à penser devient accessoire.

3 Comble du comble: c'est dans les centrales nucléaires, suite à la réduction des moyens fournis par l'Etat, que l'évaluation semble reculer ce qui cause une série de symptômes chez les techniciens pris par l'angoisse de ne pouvoir vérifier suffisamment et donc d'assurer une sécurité maximale. Ceci est étudié par C. Dejours (cf. Bibliographie)

4 Sur la question de la menace représentée par la "chose psychique" pour le capitaliste, se reporter à la fin de mon texte Réflexions – suite au "manifeste de la psychanalyse" et "Pour un front du refus" : http://www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/Lib%27revue/r%E9flexions.html

5 Sur l'aspect de rationalisation, se reporter à la partie théorique dans "Revue Bis…" (Bruxelles informations sociales) - CBCS, Rapport: Evaluer l'action sociale (Cf. Bibliographie)

6 Ce saucissonnage en des objets ressemble étrangement aux objets qui ont fait le scandale des subprimes, ce qu'on appelle des produits dérivés c'est-à-dire des produits financiers décomposés, eux-mêmes encore découpés et ceci sans limitation du processus, puis vendus en pièces détachées avec pour effet qu'on a complètement perdu de vue l'objet de départ et finalement, le risque que l'on court devient, accrochez-vous, inévaluable!

7 Entreprise aussi veine que raboter la jouissance pour la réduire à un principe de plaisir sans au-delà: même le trou de la sécu est structurel!

8 Il s'agit d'une logique phobique au sens où l'enjeu est d'éviter, à tout prix, la rencontre avec le réel. On retrouve cette tendance à tous les niveaux: ne jamais rencontrer le véritable coût des pratiques financières spéculatives, anticiper les traumatismes divers (les pratiques comportementaliste utilisées dans les cellules d'urgence, etc.), bannir la mort (traitement des "vieux" mis au rancart; chirurgie esthétique; etc.)

9 C'est une niaiserie de soutenir que la demande du patient correspond à ce qu'il en énonce et donc qu'un objectif de travail, formalisable en un contrat, peut en être décidé dès son énoncé, tout ceci pris à la lettre; en effet, la demande évolue au cours du travail sans que cette évolution ne constitue une anomalie dans le processus; ceci résulte simplement du fait que, dans le fond, l'humain ne sait jamais ce qu'il veut.

10 Ici, vous trouverez la vérité, la face cachée de l'évaluation (document incontournable): http://www.appel-sauver-hopital.fr/spip.php?page=article&id_article=685 , texte de Jean-Marie Fessler: "la T2A: la modification d'une valeur républicaine", 25 juillet 2008

11 Tout comme en France, les hôpitaux psychiatriques belges remplissent des statistiques (le RPM : Résumé psychiatrique Minimum ) remises à l'Etat régulièrement.

12 Le Département de psychanalyse de l'université de psychologie de Gand travaille sur ces questions: l'inadéquation foncière de la statistique à la chose psychique; un chercheur nous en a fait une démonstration récemment à Bruxelles lors de la journée "Touche pas à ma conduite"

13 "Cette dénonciation de la convention résulte du maintien envers et contre tous les avis unanimes des professionnels, des institutions, des organes de concertation et des associations scientifiques des secteurs concernés, par le KCE et le Service Fédéral Santé Publique, d’une méthodologie d’évaluation des projets thérapeutiques 1°) non conforme aux textes fondateurs des Projets thérapeutiques rédigés par le Comité de l’Assurance ; 2°) modifiant radicalement la relation praticien-patient, base des soins en santé mentale ; et 3°) dépourvue d’intérêt scientifique, en contradiction avec les principes élémentaires de scientificité, et impraticable au niveau des patientèles visées." ("dénonciation de la convention entre le projet thérapeutique 63 et l'INAMI", Dr. Jean-Paul Matot au nom des partenaires, 26/06/2008)

14 Cf. le texte de Catherine Grandjean (cf. Bibliographie)

15 Cette folie du désir de contrôle de la violence est certainement à son paroxysme dans ce que l'Etat français nous a concocté avec les EPM (Etablissements Pénitentiaires pour Mineurs) flambants neufs pour en venir à bout du problème des jeunes particulièrement difficiles. A l'heure où nous écrivons, plusieurs jeunes tentent de suicider dans les prisons avec pour l'un d'entre eux le décès.

16 Cf. Note 6

17 Ce qui se passe avec le krach boursier et la réponse que les états y apportent l'attestent: il faut réanimer la confiance des ménages dont vous savez que c'est l'indice avec un grand I; celle-ci est indispensable à faire fonctionner la machine libérale; quand le capitaliste vient à l'oublier, il le paie cher.

18 Lacan nous rappelle cette absence du sujet à son acte dans le séminaire sur l'Acte analytique , leçon du 29/11/1967

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