Retour sur une bouleversante expérience en formation d’éducateur spécialisé à Marvejols, en Lozère : on l’appelle « session technique ». Mais technique de quoi ? De clown ?! Ah ah ! Mais j’ai fait ça toute ma vie le clown ! Je me rappelle encore de l’appréciation de ce professeur de Physique-Chimie sur mon bulletin trimestriel :
« Cessez de faire le clown, cela ne fait rire que vous »
. D’un clown, je n’étais pourtant qu’une caricature… Un timide lycéen qui cherchait des stratagèmes pour cacher ce qu’il ne pouvait montrer, pour exister malgré tout. Et dire que dix ans plus tard, c’est précisément le Clown qui allait me faire comprendre que cette fragile sensibilité, qui fut si longtemps mon fardeau, était justement mon outil d’existence le plus essentiel. Ce professeur avait tort, j’étais bien loin du Clown, je ne faisais que cacher ce que j’étais pour tenter maladroitement d’apparaître aux yeux de la société. J’étais un mouton… Un mouton noir qui n’arrivait pas à se fondre dans le moule, mais un mouton quand même. Le Clown, au contraire, explore son être et l’exacerbe. Il fait ainsi de tout ce qui déborde une splendeur. Le ridicule laisse alors place au magnifique. Et si les moutons noirs sont toujours pointés du doigt… c’est parce qu’ils sont beaux !
Clown-Educateur
En quoi « faire le clown » peut apporter quelque chose à l’éducateur en devenir que je suis ? Je pensais d’abord à la qualité d’expression, la confiance en soi, l’aisance. Ce fut certainement le cas, mais ce qui m’a le plus marqué est ailleurs. Et c’est marqué au fer rouge, bien au chaud, à l’intérieur.
Au fer rouge car ce fut parfois douloureux. La douleur de confronter mes comportements et mes attitudes à ce que réellement les autres en percevaient. Quel choc de découvrir une réalité bien loin de la mienne jusqu’alors. Je commençais tout juste à comprendre que mon masque de défense me protégeait bien moins que ce qu’il ne me nuisait… quand tout à coup le Clown pointa le bout de son nez rouge ! Alors, sans gênes, il entreprit la démolition de ces barrières que j’avais mis tant d’années à construire. Il partit en quête de ce qui se trouvait au plus profond. Et quoi qu’il lui en coûtât, il creusa, il plongea ! En chemin, il rencontra Joie et Bonne Humeur, et avec plaisir se mêla à leurs rires et leur autodérision. Approchant d’un gouffre, il trouva Colère et Détresse, et se laissa envahir par leur vertige. Puis tapis dans l’ombre, il surprit Peine et Détresse, alors tendrement il s’assit à leurs côtés.
Au fil de ses découvertes, le Clown capture l’émotion de l’instant. Et tout juste prend il le temps d’y goûter, qu’il la partage déjà à ceux qui l’entourent. Il est à la fois terriblement avide, et merveilleusement généreux de tout brin de vie qu’il peut prendre et donner. C’est un véritable « catalyseur de transfert » !
Ce fut pour l’éducateur, mais aussi pour l’homme, un intime bouleversement. J’y ai redécouvert des choses longtemps enfouies faute de moyen d’être exprimées. J’y ai retrouvé les raisons peu à peu oubliées, de mon engagement dans cette voie : le partage, « l’être avec », le « vivre avec ». Tout ce que cette société en pleine déshumanisation tente de nous enlever.
Mais comment ne pas être en proie à l’oubli de l’essentiel ? Comment faire quand on travaille la relation à l’être humain… tandis que l’ambition la plus couramment partagée par celui-ci est d’être une « machine »
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?! Une « machine » à l’image du footballeur à la télévision ! Une « machine » capable d’engranger diplômes, récompenses, promotions ! Une « machine » toujours plus efficace, toujours plus efficiente ! Une « machine » sans failles… Lorsque les médias diffusent en boucle les « statistiques, sondages, crises, économies, budget, croissance, capital… », ils nous rappellent que nous ne sommes que des Numéros permettant au grand manège capitaliste de continuer à tourner. Alors pour être sûr que rien ne vienne enrayer le manège, autant essayer d’empêcher les travailleurs sociaux de rappeler aux Numéros leurs conditions humaines. Autant leur apprendre à systématiquement découper leurs pensées, leurs idées, leurs réflexions, et l’autre qu’ils accompagneront, en « domaine de compétences ». Autant faire d’eux des machines à savoir, des moules à projets, des chiens de garde du troupeau. « Plus rien ne dépasse ? Tout le monde s’est bien rangé dans son domaine de prédilection ? Allez, on avance maintenant ! » clamera alors le bon éducateur. Celui qui, bien caché derrière ses compétences, aura oublié comment s’ouvrir et recevoir. A moins que le Clown ne vienne le ramener à l’essentiel.
« On a besoin de présence, bien avant les compétences »
, voilà le plus important que m’ait appris le Clown.
Teddy MOULIN
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« Machine » : expression courante chez les jeunes pour désigner quelqu’un que l’on admire par ses performances