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Co’errance des tables ouvertes à tous dans des cafés-restaurants à Genève (2ème Congrès Psychasoc)

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Charles Spitaleri

jeudi 13 mars 2008

Le travail de Co’errance s’inscrit dans une volonté presque militante pour résister activement à une dérive de notre société qui semble de plus en plus laisser au dépourvu les personnes en difficultés psychiques ou sociales sachant que les deux problématiques sont intriquées.

Les valeurs néolibérales, comme par exemple l’hyperconsommation matérielle dans laquelle le gain de l’argent est au centre, ont pour conséquence entre autres, l’appauvrissement des relations qui deviennent de plus en plus de type relations d’objet narcissique ou « kleenex » et contribuent donc d’une façon dangereuse à une forme de déshumanisation. L’homme est de moins en moins au centre des préoccupations du monde politique, philosophique, voir psychiatrique et social. Il est vu de plus en plus comme un objet de rentabilité.

Par exemple :

Travailler plus pour gagner plus! Que deviennent alors les autres ? Tous ceux qui n’adhèrent ni ne se soumettent à ce type de valeurs sont exclus, laissés pour compte et marginalisés.

Un autre exemple :

Dès le plus jeune âge devrait commencer, selon la politique actuel du gouvernement français, le recensement des enfants qui présenteraient des troubles incompatibles avec l’image de l’homme néolibéral. Une telle normalisation pourrait induire à court terme un système discriminatoire et à long terme la déshumanisation de la société par une négation de la Différence.

Les rapports humains sont comme pris en otage par un système de valeurs qui tend à réduire les possibilités créatives de l’homme en réduisant de plus en plus son champ de pensée ou en le déconsidérant dans son « statut » de sujet de sa parole. Ce comportement ne serait-il pas le symptôme d’une difficile acceptation de la condition humaine et de son impuissance constitutionnelle, pour dire son mystère ? D’ailleurs les esprits contemporains de nos institutions hospitalières, toujours plus tournés vers un rationalisme scientifique effrayant tentent de dire avec arrogance parfois, et omnipotence, qui est l’homme. Les DSM III, IV,V ou XVIII, peu importe, sont pour moi la caricature insolente lorsqu’ils réduisent l’homme à l’expression de ses symptômes !

N’assiste-t-on pas dans les sciences humaines à un désinvestissement progressif de l’humain face à un état de siège des sciences ? Cela ne rappelle-t-il pas un glissement d’une éthique respectueuse de la diversité et fondée sur l’expérience intime de l’interdépendance vitale, de l’unité essentielle entre tous les êtres humains ainsi qu’entre l’humanité et son environnement, vers une éthique eugéniste? « C’est le retour du scientisme, censé éradiquer la part obscure de nous-mêmes. C’est la dernière théorie de l’homme nouveau, celui du capitalisme dérégulé, qui fétichise la marchandise et le bio-pouvoir ». 3

Un exemple d’une situation prise au sein d’un foyer de résidant illustre concrètement l’influence de plus en plus envahissante de ce rationalisme scientifique et comportementaliste dans nos établissements de santé qui institutionnalisent de moins en moins le sujet humain.

Discours général de l’équipe sur Mister, recueilli lors d’une réunion de transmission qui résume le premier tableau que Mister présente à son arrivée :

« Il va bien mieux que sa dernière venue au foyer. L’hospitalisation lui a fait du bien. Il est davantage dans le contact, ne semble pas persécuté, peut-être légèrement en retrait. Nous avons eu raison de le reprendre. Il faut qu’on lui donne sa chance. Il est vrai qu’il garde un certain déni de sa pathologie. Il ne va pas quand même dire qu’il est fou ; il ne le serait plus. D’ailleurs qu’est-ce que nous ferions là. Il a toujours ces idées grandioses et toutes puissantes. Il voudrait faire vendeur !! Suivre une formation à l’IFAGE (école de vente), une école d’un niveau trop élevé pour lui. Il ne se rend pas compte. Son discours par contre est cohérent. Il a l’air d’être bien en ce moment ».

Une remarque : « Il faut qu’on lui donne sa chance ! » Cette expression souvent dite au foyer et qui légitime une sorte de valeur morale éthiquement bonne, porte en elle au contraire comme le dit M. Cifali: « une idéologie libérale qui remet à chaque sujet la responsabilité de son développement et de son devenir…Et qui ne tient pas le contrat, ni ne fait de projet, qui se laisse aller à l’intérieur au point de n’y faire plus rien, est prié de sortir pour trouver un lieu où il soit mieux. Nous avons ici à évoquer la folie qu’il y a, dans un tel contexte, à proposer un contrat assorti d’une menace : s’il ne le tient pas, l’institution se séparera de lui, légitimée : on lui a donné sa chance, il ne l’a pas prise, donc la faute lui revient…Or tout n’est-t-il pas réglé par avance, puisque pareil engagement ne peut être tenu par celui qui se déserte ? » 4 .

Ce premier tableau semble satisfaire, tranquilliser et rendre un peu fier l’équipe. Ce qui est après tout un sentiment légitime.

Voici un deuxième tableau un mois après :

« Mister est sombre. Il a une gestuelle bizarre. Semble parasité dans sa pensée par des voix. Il est très en retrait, silencieux. Il émane de lui une certaine tension qui inquiète l’équipe de plus en plus. D’ailleurs ce w-e il s’est mis à frapper avec insistance contre la porte du tabac du coin qui était fermé. Cela avait l’air bizarre. Un éducateur est descendu pour mieux comprendre ce qui se passait. En s’approchant de lui, une peur s’est comme épanchée dans la relation. Qui de l’éducateur ou du résidant est à l’origine de celle-ci ? Difficile à dire. Probablement les deux. Peur de quoi ? De la violence, d’un risque de passage à l’acte ? C’est vrai que les fous font peur !! L’éducateur n’est pas tranquille. Nous (l’équipe) ne sommes plus tranquille (comme dans le premier tableau). Il reste là devant le Foyer regardant les passants, se racontant une histoire à l’intérieur de lui.

Pour le moment il n’y a pas de violence agie. Mais il est mal ! Alors nous reprenons la situation pendant les transmissions ».

Voici ce que je relève : « De toute façon avec lui il faut faire attention. Ces signes- là sont toujours prédicteur d’un passage à l’acte, il faut vite appeler le médecin. Je le connais, à mon avis il doit prendre des toxiques, il décompense de nouveau. Prend-t-il bien ses médicaments ? J’en doute fortement ou alors il va falloir augmenter les doses. Il faut très vite le faire consulter. Il vaut mieux qu’il soit hospitalisé avant qu’il ne décompense sur un mode violent car il est capable de faire beaucoup de dégâts ». Les visages des uns et des autres sont inquiets. Une excitation quelque peu maniaque s’immisce dans la réunion. Des petites histoires drôles tentent de diluer la tension et prennent le dessus sur la réflexion et nous en concluons très vite à la prise de position suivante : appeler le médecin pour qu’il l’hospitalise ou tout du moins qu’il augmente le traitement médicamenteux.

S’il est vrai que dans cette situation la décision fut favorable au résidant, je veux relever toutefois l’espèce de rapidité dans laquelle se fait la prise de décision qui a permis d’éviter l’élaboration des affects transférentiels et contre-transférentiels de la situation.

En effet, face à la force et la prégnance des convictions sur la justesse des décisions prises par le responsable de l’équipe, et approuvées majoritairement par ses membres, il m’est difficile de dire mon inquiétude.

Les décisions sont hâtivement prises sous l’effet impérieux d’une angoisse qui probablement est aussi celle que le résidant projette sur l’équipe. Le temps d’analyse est écourté. Les angoisses du résidant nous font agir et nous empêchent certainement d’en élaborer les contenus. Aucun éducateur ne semble être en mesure d’exprimer ses propres émotions dans cette situation. En effet, pourquoi ne pas émettre des hypothèses sur les différents facteurs qui contribuent à la situation et mettre en travail ce que nous ressentons ; les images ou fantasmes qui nous viennent à l’esprit ?0 Bref, métaboliser un tant soit peu ce que le résidant nous fait vivre et restituer à celui-ci un matériel alpha (Bion). Non ! Au lieu de cela, nous tranchons sur des directives presque protocolaires fondées sur une attitude passée, certes expérientielle, mais qui fait du résidant un objet-non objet (Racamier). Ce type d’approche tend essentiellement à contrôler une violence sans en identifier les sources pour mieux la contenir et tenter de répondre à la demande inconsciente et peu élaborable de Mister.

Voilà comment dans une situation analysée sur des éléments factuels essentiellement, le résidant risque de se retrouver à l’hôpital de façon répétitive, sans forcément contribuer à une édification psychique utile à la réalisation de ses objectifs de vie ? Cela met en évidence le dysfonctionnement de ce que R. Kaës nomme « la pensée en groupe » qui est le reflet comme le souligne J. Sauzeau de « la capacité de mentalisation et de théorisation des membres appartenant à cette équipe, capacité dont dépendra l’expression du potentiel thérapeutique, pédagogique, éducatif ou formatif de l’institution » 5 .

Probablement que l’intention de ce texte est aussi de contribuer à faire surgir dans la conscience des éducateurs la nécessité de mettre en place « l’existence des conditions intersubjectives qui feront que la pensée se produira ou ne se produira pas » 6 .

Sauzeau énumère les conditions qui permettent le plaisir de penser en équipe comme suit :

  • Que la fonction alpha soit en place (Bion).

  • Que chacun puisse supporter une certaine violence, car penser seul nous renvoie à notre capacité à être seul en présence d’autrui (Winnicott).

  • Qu’il existe des contenants de pensée (théories, valeurs, constituant des points de certitudes).

  • Que soit maintenue une mémoire dont l’équipe est porteuse au sens d’une histoire partagée. Sorte de transmission intergénérationnelle. 7

Cet exemple illustre également, l’attitude quelque peu paranoïde du responsable et de l’équipe, ainsi que le contrôle des émotions qu’elle engendre. Notamment si la conflictualisation des pensées risque d’entrer en jeu. Pour ainsi dire la psychose du résidant et les défenses paranoïaques de l’équipe, majorés ici par celles du responsable, lui-même représentant de l’institution, viennent réduire le champ de la pensée et geler toutes sortes de créativité dans la prise en compte de la situation. L’en-jeu devient une sorte d’expulsion de la tentative du « je » (membre de l’équipe ou résidant) de se faire entendre dans son désir d’un être en devenir, et pour l’éducateur en particulier dans le « nous » de l’équipe.

Il semble plus économique, financièrement et psychiquement parlant, de décider rapidement puisque les risques d’une décompensation sont apparemment maîtrisés. Or, ce comportement d’évitement, qui masque la recherche d’une préservation de l’économie psychique de l’équipe, contribue à la précarisation de la prise en soins du résidant et révèle les carences des contenants de pensées. En effet, l’intériorité est désinvestie, les formations encouragées par l’institution sont celles qui préconisent la maîtrise de l’autre par celle du symptôme. Non seulement la personne est réduite à ce dernier mais en plus elle est de moins en moins considérée comme un être en devenir mue par le désir. Le manque est vécu comme une impuissance insupportable. Ce sentiment d’impuissance engendre alors des prises de positions soignantes radicales qui par exemple, surinvestissent de manière dangereuse, puisque déshumanisante, le pouvoir d’une pratique « pharmaco-neuro-cognitivo-comportementale » qui « prétend régler les problèmes du psychisme par des interventions sur le corps ». 8 Ce type d’approche conduit d’une part à fixer l’idée du moi dans les équipes au lieu de le démutiser (Racamier), et d’autre part à expulser la pensée dans des enclos tels que des pensées opératoires. Cela a pour conséquence d’exclure celui qui pense car il est de plus en plus vécu comme menaçant une intériorité fragilisée.

Ces exclus peuvent devenir alors prétextes pour des profits financiers. L’éthique du social glisse vers des valeurs scientistes qui rappellent l’hygiénisme délirant d’une époque que l’ont croyait exorcisée. Le système qualité avec toute sa ribambelle de procédures d’évaluation appliqué au social, s’immisce dans nos représentations de la civilisation et de l’humain. Et, telle un parasite subtil de dévoration vient insidieusement définir le profil du nouvel homme, qui n’aurait de la valeur seulement dans le cadre d’un projet de productivité. Ce qui compte c’est la valeur rentabilité. Le patient devient lui aussi le produit d’une richesse financière sur laquelle des institutions vivent et alimentent ainsi un marché. Pauvre monde !

Co’errance propose une éthique non utilitariste. Ce n’est pas la loi du plus grand nombre qui prime.

Plus radicalement encore, Co’errance participe « d’un changement de paradigme, une « refondation du monde » (Jean-Claude Guillebaud), une redécouverte de l’être humain dans sa dimension la plus intérieure et sacrée, la plus ample et profonde, de « sujet » et de « mystère » (Michel-Maxime Egger) http://www.fondationdiagonale.org/article .

Le travail de Co’errance s’appuie sur le postulat que chaque être est mû par une quête qui le conduit parfois dans des temps d’errance. Or, nous pensons que, de cette errance humaine que nous tentons de partager autour de la table d’un café, peut naître la recherche d’une cohérence dans nos vies.

C’est un lieu où la parole s’échange dans la convivialité et la réciprocité. Ces tables ne se veulent être, ni un endroit thérapeutique, ni un lieu de soirée à thème, mais plutôt un espace qui encourage la rencontre dans le lien social. Une façon de contribuer modestement au décloisonnement de notre société, de tenter, dans le respect et l’humilité, d’accueillir la différence de l’Autre. Un endroit où un médecin, un psychologue, un chômeur, un jeune, une personne âgée… peuvent se rencontrer hors de leur statut ou fonction. Les souffrances des uns peuvent se faire l’écho de celles des autres et ainsi des élaborations plus ou moins conscientes peuvent contribuer parfois à un apaisement de celles-ci.

C’est en quelque sorte l’ambiguïté de la relation qui fait « sa force ». Un lieu non professionnel qui est cependant envisagé avec un concept et des compétences soutenus par une éthique de la parole qui appréhende la problématique humaine dans ses dimensions sociales, psychiques et spirituelles.

La personne assise autour de cette table est au bénéfice d’un cadre pensé et conceptualisé, dans lequel elle n’est pas tenue de jouer un rôle précis, sauf peut-être celui de citoyen suffisamment libre.

Cet espace propose donc aux personnes présentes, à la mesure de leurs possibilités psychologiques, intellectuelles, culturelles et spirituelles, de dialoguer librement sur différents sujets. Une équipe bénévole expérimentée dans le domaine de la santé psychique favorise la parole libre sans thème défini, ainsi que la relation entre les participants.

Cette action, qui se veut en phase avec un quotidien de la vie sociale, dans un lieu populaire comme le café-restaurant d’un quartier de la ville, promeut l’échange dans l’ici et maintenant, tout en œuvrant pour le maintien de la permanence et d’une continuité de l’action dans le temps. En effet, depuis plus de trois ans Co’errance répond présent dans la réalité du lieu matériel si l’on peut dire, mais également, il propose comme une permanence de l’objet psychique (Winnicott) tant nécessaire pour ceux à qui il fait parfois défaut.

Cette proposition est le fruit d’une association de personnes qui, en toute indépendance de leurs activités professionnelles, ont eu l’idée d’ouvrir la 1ère table pour y vivre en co’errance…

Décembre 2007

1 Elisabeth Roudinesco dans Libération du 20 et 21 octobre 2007. p 27

2 Ecclésiaste 3, 11

3 Elisabeth Roudinesco dans Libération du 20 et 21 octobre 2007. p 27

4 Cifali M. (?), « Exclusion au quotidien », p1

5 Sauzeau J (1998), « L’équipe revisitée » in Revue SOINS EN PSYCHIATRIE-N°198 p15.

6 Sauzeau J (1998), op. Cité., p15

7 Sauzeau J (1998), op. Cité., p16

8 E. Roudinesco. Libération 20 et 21 octobre 2007 p27

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