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Combattre l’objectalisation du sujet

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Loïc Andrien

mardi 06 mars 2007

Remise en question d’une certaine application de la loi 2002-2

Andrien Loïc : Educateur spécialisé à LACAAN (La Coordination Adolescents Alsace Nord), Service du Dr E. Perrier, 67 I02, Brumath

Socialement et politiquement parlant, la loi 2002-2 est un progrès certain. Mais il semble que, dans certains établissements, la logique managériale ait pris le pas sur l’esprit de cette loi, la place centrale du sujet ou de l’usager est délaissée, au profit d’une part toujours plus grande attribuée au projet, à l’évaluation, dans un soucis de conformisme, de conformité et donc de budgétisation. C’est un combat éthique et philosophique que nous avons à mener, combat pour défendre le sens de notre action, pour envisager non pas la place que nous attribuons au sujet, sous peine de le réduire à l’objet de notre action, mais bien pour définir la place qu’il désire prendre. Repartir du désir du sujet comme préalable à tout accompagnement de notre part.

« S’il existe un projet, il faut le respecter, le défendre. Vous avez prévu d’aller à la piscine avec les résidents du Foyer d’Accueil Spécialisé, vous irez. Mais au moins trente fois dans l’année, pour que ce projet apparaisse comme sérieux. » Mais en prononçant ces mots, Monsieur le directeur de la structure qui gère ce Foyer d’Accueil Spécialisé oubliait très certainement qu’il n’alloue qu’un ridicule budget aux loisirs, et que ces sorties piscines sont financées par les propres deniers de ces mêmes résidents. Peut-on penser, une seule seconde, imposer ainsi un projet ; dicter, sous couvert de la déficience, ce que ces personnes doivent faire, doivent vivre, doivent être. Cet exemple semble ridicule, simpliste, exagéré, je vous l’accorde, mais il est vrai. Il convient de préciser que dans la mesure où les différents tuteurs de ces personnes ont donné leur accord, ce « projet » (si tant est que l’on puisse encore dénommer cela ainsi) se réalisera dans ces termes. Je me permets de remettre en question le professionnalisme de ces tuteurs, me direz-vous. Loin de moi cette idée, je poserai simplement une question, un même établissement doit-il se voir confié la responsabilité de l’hébergement et de la mesure de tutelle d’un résident ?

Puisqu’il s’agit, dans cet exemple de projet « piscine », de défendre l’intérêt, et la parole du sujet. A trop vouloir les mettre à l’eau, nous risquons de les faire couler sous le poids de nos décisions. Alors qu’ils n’attendent de nous que de leur permettre de se mouiller dans l’élaboration de leur projet. Remettre l’usager au centre du dispositif, objectiver et évaluer la prise en charge, mots inadéquats pour des aspirations inspirées et légitimes. Intentions louables de cette loi 2002-2 qui tend à améliorer le quotidien des personnes accompagnées, en donnant ou re-donnant une certaine importance à leur parole. Mais comment cette parole peut-elle réellement s’exprimer librement cernée qu’elle est par tous ces projets, ces documents, ces contrats, …, tous ces outils que les pouvoirs administratifs et budgétaires ont effectivement repris à leur compte, ou dans leurs comptes.

Si l’on ne peut être que difficilement en désaccord avec l’esprit de cette loi, son application demeure discutable, ses conséquences concrètes contestables. Je ne fais pas ici le procès d’une loi dont l’ambition ne peut être qu’appréciable, mais celui des responsables, des dirigeants, des travailleurs sociaux qui s’inscrivent dans une logique de marchandisation du travail social, de la relation d’aide, de l’acte éducatif, … Cette politique, cette logique de l’évaluation de l’acte, de sa rentabilité, de son efficacité, participent d’un mouvement plus global qui positionne « l’usager » comme un objet au centre du dispositif, il est donc le sujet objectalisé. Cette mode sociétale qui vise à tout étiqueter, à tout expliquer, à refuser le flou, l’incertain, a déjà bien contaminé le milieu médical. Les hôpitaux ont dû se familiariser, appliquer la tarification à l’acte, les démarches qualité, les certifications,… Autant d’outils pour atteindre l’excellence en ce qui concerne la rentabilité, l’efficacité. Mais qu’en est-il des patients, ah pardon « patient » est un mot déjà banni de certains services somatiques. Dans les couloirs de certains services, on ne parle plus d’un patient mais du syndrome de Lyell de la chambre 27, et de la névropathie diabétique de la chambre 4. Si le terme de « patient » n’est déjà plus usité, pensez-vous donc, celui de « sujet »… Le virus de la dépersonnification, de la déshumanisation, de l’objectalisation touche déjà quelque part le secteur médical. Attention !!! Il arrive dans le secteur social, et cette pandémie est autrement plus risquée, plus ravageuse, sournoise et silencieuse que l’autre.

La loi 2002-2 s’inscrit dans une dynamique, un mouvement initié par les politiques de rendre lisible le travail social. Lisible, et évaluable. Mais lisibilité et évaluabilité riment avec normativité. Nous touchons là le cœur du problème. Je faisais partie de ceux qui voyaient d’un bon œil l’arrivée de cette loi sensée rénover certaines pratiques, réaffirmer les droits des personnes. J’ai été déçu, choqué parfois, de voir comment certains professionnels de terrain pouvaient se l’approprier, de constater les dérives des gestionnaires qui utilisent cette loi dans un argumentaire économique.

Combien d’administrateurs mettent en avant cette loi, et les différentes évaluations qui l’accompagnent, pour justifier certaines coupes franches dans les budgets. Dans le Foyer d’Accueil Spécialisé dont je parlais auparavant, dans certains foyers ASE, MECS, ou ITEP, que j’ai été amené à fréquenter cette loi a permis, en surface, une amélioration des conditions de travail. Je dis « en surface », car pour répondre aux évaluations, aux « suggestions » des payeurs, les établissements investissent dans l’achat de matériel, de locaux,… Avez-vous vu mon beau terrain de football en synthétique, et moi, mon bâtiment tout neuf sécurisé par serrure à carte magnétique,… Ah ! C’est certain, les clients se sentiront bien ici. Et la plupart du temps, les premières lignes budgétaires à supporter le contre-coup, ce sont celles de la supervision, puis de la formation continue, puis … et encore d’autres le plus souvent touchant les éducateurs, Aides Médico-Psychologiques, bref tous ces travailleurs sociaux de terrain qui sont en relation directe avec le résident, le jeune accueilli ou accompagné. La loi 2002-2 s’associe, ici, à un système de gestion qui qualifie les travailleurs sociaux de ressource au même titre que n’importe qu’elle autre. Cette association de législation et de gestion des ressources humaines dévalorise et sous-estime le point central de notre travail : la relation, l’intersubjectivité.

On pourrait penser que le sujet, lorsqu’il est encore considéré comme tel, n’est pas au centre du dispositif mais cerné par le dispositif. Et c’est bien ce dernier, le dispositif, le système d’aide, l’aspect budgétaire de l’acte qui est au centre des préoccupations.

Je travaille actuellement avec un adolescent. Nous le nommerons Gaston. Gaston est un jeune homme de 15 ans qui a quelques difficultés scolaires. Il a parfois quelques accès de violence. Il en parle très bien, il analyse la situation dans laquelle il est. Il assume et revendique un passé qui le fait souffrir encore aujourd’hui, enfant placé à l’âge de 2 ans il ne voit sa mère qu’une fois par an et son père une heure par semaine. Depuis que sa tati, ainsi nomme-t-il l’assistante familiale qui l’a en charge, a fait la démarche de venir consulter le médecin de notre service, et depuis que nous avons mis en place des interventions à domicile, Gaston va mieux. Du moins, lui se sent mieux, moins violent, moins agressif, moins sous pression. La clef est là. Il est moins sous pression. En le voyant une heure, ou une heure et demi par semaine, nous accordons à Gaston un temps pour lui, et uniquement pour lui, loin des projets du service de Protection de l’enfance, de l’orientation scolaire problématique ressassée par l’Education Nationale, de l’exaspération de la famille d’accueil face aux problèmes de comportement. En venant chez lui, préoccupé et intéressé par lui mais sans projet pour lui, je lui permet de se trouver un temps, un lieu hors du désir de l’autre, hors du désir des institutions qui l’ont placés au centre du dispositif, au centre de leur intérêt, de leurs intérêts. Et semble-t-il, pour l’instant, c’est sa seule demande, un temps pour lui.

« Le travail social a régulièrement été une activité de rapetassage (action de raccommoder, corriger, remanier en ajoutant des morceaux pris de tous côtés, cf. Littré) destinée à réparer les trous ou bien ourler les franges d'un tissu mis à mal par les marginaux. » 1 Mais dans quelle mesure cette action de rapetassage, qui donne toute son importance à la relation, au transfert dans la relation éducative, dans quelle mesure pouvons-nous prendre des morceaux de tous côtés, pièces inévaluables d’un puzzle dont la réalisation est bien impossible à projeter, à anticiper.

« Parce que l’individu n’est pas qu’un individu, ni la somme de tout ce que d’autres pourraient dire sur lui. L’individu, au-delà de son inscription dans la norme, est sujet, au sens d’une unicité toujours en construction, quels que soient ses manques, ses déficiences ou son génie. […]

Nous voyons donc ainsi que face à un énoncé de loi apparemment simple mais flou (on évalue pour obtenir l’accréditation mais on évalue quoi, et qui évalue ?), il y a toute une corporation, tout un champ sociétal qui ne peut pas dire totalement, de façon claire, ce qu’il fait. Mais qui ne peut pas aller à l’encontre non plus de l’énoncé « humanitaire » de la loi en question. » 2

Je reviens à quelques exemples pour illustrer ces quelques citations. Prenons l’exemple d’un foyer d’accueil intermédiaire, pour personnes souffrant de troubles psychiatriques mais qui n’ont pas besoin d’un suivi infirmier quotidien. Un résident, que je nommerai Antoine, souffre de schizophrénie, et les lourdes quantités de médicaments qu’il ingère ne le mettent pas à l’abri de passages à l’acte très violent, dirigés (la plupart du temps) vers du matériel, du mobilier, … Ce résident émet le souhait de posséder un animal, dans la structure. Conformément à la procédure, l’éducatrice l’accompagne dans la rédaction d’une demande écrite adressée au directeur. Peu après, Antoine reçoit, du directeur une réponse écrite l’informant de son droit de posséder un animal, conformément à la loi et conformément au règlement intérieur. L’équipe éducative se trouve désemparée face à ce résident qui réclame ce qui lui revient de droit, sans accepter aucune préparation, aucun conseil sur les traitements et soins à prodiguer à l’animal. Il reçoit donc un très joli lapin nain. Mais ce pauvre petit lapin n’a pas encore de nom, qu’il fait ses besoins sur le lit d’Antoine. Rouge de colère, Antoine empoigne le lapin, … et vous devinez la suite, je vous épargne les détails, le lapin périt.

Mais cet incident ne semble pas affecter la hiérarchie qui se dit prête à confier à nouveau un animal à Antoine. Sans trop m’attarder sur le fond de cet exemple, la forme y est intéressante, et notamment le manque de communication entre les équipes de terrain et les équipes dirigeantes bien éloignées des aléas de la vie quotidienne et prêtes à tout pour accéder aux demandes légalement légitimes des résidents, en oubliant quelque peu les conséquences de telles décision. Dans cet exemple, une solution fut trouvée par une éducatrice qui décida de mener un projet évaluable aux yeux de l’administration, pour guider Antoine à la relation à l’animal. Il a ainsi promené les chiens de la SPA voisine durant quelques temps.

Cet exemple est à mettre en écho avec un autre, toujours issu du même établissement. Une semaine sur deux, les résidents sont soit « affectés » aux ateliers où doivent rester sur l’appartement où ils vivent. Mais dans cette deuxième option, une directive claire indique que toutes les chambres doivent être fermées à clef au moment du départ aux ateliers. De l’aveu du chef de service, il s’agit ainsi d’inciter les résidents à se rendre aux ateliers pour ne pas rester oisifs sur leur appartement. Concrètement, cela n’a pas eu l’effet escompté et plusieurs résidents se retrouvent chaque semaine sur leur lieu de résidence sans avoir le droit d’accéder à leur propre chambre.

Mettre l’usager au centre du dispositif, au centre de nos préoccupations ne signifie pas le mettre en situation de toute puissance. Il a des droits, faisons les respecter mais dans le soucis du bien-être collectif et de la cohérence institutionnelle. En prônant cette individuation sacrée de l’usager, les administratifs mésestiment les effets sur les groupes, groupes d’usagers, et groupes ou équipes de professionnels.

Eloignons nous quelques instants du travail social, pour voir que l’objectalisation est un concept, s’il nous vient de la psychanalyse, qui est usité dans d’autres domaines, ainsi dans le domaine de l’art, du design :

« L’œuvre n’est rien sans le regard. Le spectateur n’est rien sans l’expérience esthétique par laquelle il découvre que pour être sujet, il lui faut se laisser prendre par la place de l’objet lui-même.

La relation que le sujet entretient avec l’objet l’entraîne dans sa propre objectalisation. Le sujet alors devient objet. Regarder un objet, c’est se laisser conduire par sa forme, ses couleurs, ses usages. Peu à peu, l’objet nous capte, nous pénètre, nous entrons dans son univers, et nous en éprouvons du plaisir. La plus grande jubilation dans la contemplation d’une œuvre d’art, n’est-elle pas de s’oublier soi-même, et de devenir l’œuvre elle-même ? » 3

Cette métaphore artistique illustre parfaitement mon propos selon lequel les politiques managériales en amenant à considérer « l’usager » comme un objet, un client, vont conduire à une objectalisation du travail social. On vendra du travail social comme n’importe quel service de téléphonie, ou de livraison. Deviendrons-nous des livreurs de lien social, des « agents de normalisation » de comportements de conduites. A chacun de décider comment il veut mener son travail et de se positionner dans la relation qu’il entretient avec la personne, qu’on la nomme usager, bénéficiaire, assistée, c’est avant tout une personne.

La question à se poser est peut-être du côté du profit. Quel profit 4 je retire de cette relation ? C’est se poser la question de la jouissance et des affects personnels que nous ramenons dans la relation. Identifier ce qui, dans la relation, vient de nous pour considérer l’autre comme étant, et lui faire une place dans le grand Autre, lieu du langage, la civilisation.

1 Charles Melman - Préface de Que serait un travail social qui ne serait ni théologique, ni politique ? La psychanalyse apporte-t-elle une réponse humaniste ?, Paris, Éd. A.L.I., 2006

2 Christine Delaire - L’éducation au fil de l’évaluation, PSYCHASOC : http://www.psychasoc.com/

3 Guidu Antonietti di Cinarca - Le desing (*) est-ce de l’Architecture ? http://www.aroots.org/notebook/article96.html

4 Je me réfère ici au séminaire XVIII (1971) lors duquel Lacan fait souvent allusion à la langue chinoise et à Mencius, en particulier. Il met en concordance, notamment, la notion de plus-de-jouir avec le terme chinois désignant le profit.

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