En mémoire de Marie-Cécile Ortigues
Venant d’apprendre le décès de la psychanalyste Marie-Cécile Ortigues, survenu il y a quelques jours dans sa 93ème année, deux ans après celui de son mari, le philosophe Edmond Ortigues, avec lequel elle avait co-signé en 1966 le devenu classique
Œdipe africain,
et en 1986, dans la collection « espace analytique » chez Denoël, le non moins important
Comment se décide une psychothérapie d’enfants
?, m’est revenue à l’esprit
la lettre que je leur avais adressée, il y a vingt ans maintenant, quelque temps après la parution de ce livre.
Cette lettre, que je publie ci-dessous sans rien y changer, fut l’occasion d’afficher auprès d’eux tout l’intérêt que j’avais eu à lire
Comment se décide une psychothérapie d’enfant ?
, les encouragements à poursuivre dans ma voie que j’y avais trouvés
.
Portant témoignage de là où j’en étais alors, cette lettre retrouvée dit bien le sentiment que j’avais eu à l’époque de la portée
à venir
de ce livre.
Mais pour ce que j’en ai lu ces deux dernières décennies,
Comment se décide une psychothérapie d’enfants ?,
si peu souvent cité,
a était tenu
à la lisière. (L’ouvrage collectif publié sous la direction de Marie-Cécile et Edmond Ortigues, en1999,
Que cherche l’enfant dans les psychothérapies ?
– un autre titre-question – témoigne toutefois d’une suite, du fait que leur contribution n’est pas restée en plan, sans transmission.)
Comment se décide une psychothérapie d’enfants ?
serait-il un de ces livres ayant à subir une de ces formes subtiles de mise à l’index, un de ces
refus de lire
que ceux qui prétendent à penser, dès lors qu’ils ont un pré carré ou une Cause à défendre, savent si bien opérer ? A constater combien le questionnement ouvert par cet ouvrage reste circonscrit par les tenants de l’idéologie sanitaire, médico-psy, par tous ceux qui ont tant d’entrain à venir boucher le malaise, le malaise des tutelles, familiales et institutionnelles, on pourrait le penser.
[Je note ici que les psy les plus prompts à dénoncer les pouvoirs – sans envisager l’horizon symbolique, la place de ces pouvoirs – ont plus de mal à retourner le regard critique vers eux, à voir ce qu’il en est de leur propre manœuvre dogmatique, et ce faisant à ne pas venir
réaliser
la place (la figure) qu’ils occupent eux-mêmes dans le mythe oedipien institutionnel, tant auprès des sujets traités que dans les politiques institutionnelles ! Les Ortigues n’avaient pas hésité à interroger cet aspect là des choses dans leur introduction : «
Les psychanalystes se plaisent à dénoncer le pouvoir médical et psychiatrique. Comment se fait-il donc que si souvent ils lui emboîtent le pas tout en se réclamant d’une autre écoute ? ».
]
En quoi la question de savoir « comment se décide une psychothérapie d’enfant » doit-elle pouvoir être retenue comme une question clef, certes pour les analystes/psychothérapeutes, mais aussi pour tous ceux qui se trouvent associés à une demande de psychothérapie d’enfant ?
Le livre des Ortigues nous aide à répondre. Il est sur ce point une contribution, même si d’apparence modeste, qui ne saurait être selon moi réduite à une seule affaire de « technique ». Ce pourquoi il devrait, aujourd’hui encore, pouvoir intéresser tous ceux qui, dans les scènes diverses du travail d’élaboration des cas, aspirent à œuvrer à une clinique digne de ce nom – j’entends là une clinique nouée à l’enjeu de justice, de
justice généalogique…
Je crois en effet que si les réflexions de cet ouvrage sont celles d’une psychanalyste soutenant une pratique tant en consultation privée qu’en milieu institutionnel, et concerne donc au premier chef la pratique et la réflexion des psy, des analystes intervenant dans les dispositifs variés de l’aide sociale et de la protection de l’enfance, il
regarde
aussi
tous ceux qui ont le souci de
l’efficace symbolique
de leurs propres pratiques, des limites de leur acte propre. Les développements que j’adressais alors aux Ortigues soulignaient ce point de convergence, l’intérêt qu’au regard de ma pratique d’éducateur j’avais trouvé dans leur élaboration : ce
commun
à toutes les médiations symboliques (analytique, éducative et autres) que j’appelais alors le
commun de l’éthique
…
L’ouvrage aborde donc la question de la mise en place des psychothérapies d’enfant en prenant en compte sa dimension familiale, institutionnelle, ce qu’il peut en être de la demande de psychothérapie pour un enfant (la question du
qui demande
), et de son évolution.
A ce que Winnicott a si bien développé du
respect nécessaire du symptôme,
de la nécessaire prise en compte de la dimension positive du « refus » que le symptôme si souvent manifeste, Marie-Cécile Ortigues ajoute la nécessité de repérer, de replacer et d’étudier le symptôme de l’enfant dans son contexte familial et institutionnel. Mais ce travail d’interprétation auquel elle convie ne saurait opérer, comme les vignettes cliniques proposées le montrent si bien, s’il ne s’engage comme « respect » de ce qu’elle va appeler
la donne familiale
.
Ce respect de la « donne familiale » ne peut toutefois aller sans que les praticiens ne renoncent à ce mode de maîtrise, techno-gestionnaire, du cadre, qui amène si facilement à décider à la place d’autrui, ou à lui imposer, ou tenter de lui imposer, une « adhésion » ou une « obligation » qui ne sont en vérité que les masques d’un pouvoir abusif plus ou moins masqué par les « bonnes intentions pour l’enfant… Les injonctions surmoïques des « spécialistes » ne font le plus souvent que renforcer les fixations et les dépendances infantiles des parents des enfants reçus ! Il y a là une leçon qui n’est certes pas nouvelle, mais dont nous sommes je crois toutefois encore bien loin d’avoir tiré toutes conséquences. Je pense là par exemple à cette façon dont l’Education nationale continue, pour tout enfant qui va en CLISS, d’exiger auprès des familles une prise en charge psychothérapeutique de l’enfant ! Comment ne pas saisir la manière dont si souvent cette injonction, pour écraser l’expression du refus des parents, fermer leur propre cheminement, vient resserrer le nœud d’aliénation (ou
lien paradoxal
) qu’il s’agirait tout au contraire de desserrer, avec les parents, pour le meilleur intérêt de cet enfant… Y compris si c’est au prix, comme le fait si bien valoir le propos des Ortigues, de ne pas mettre en place la thérapie aussi vite que d’aucuns alentour le voudraient, y compris parfois si elle n’est pas mise en place du tout… Leur rigueur et leur liberté de réflexion sur ce point furent pour moi à l’époque un grand encouragement, m’aidant à faire face au rouleau compresseur du psychologisme, du thérapeutisme !
[Remarque : cette notion de « donne familiale », que le lecteur trouvera développée dans l’ouvrage, mériterait d’être mieux dégagée d’une possible acception objectiviste (de la confusion des registres de ce dont on parle quand on parle de « famille ») que les Ortigues ne l’ont fait, en étant placée sous le primat de la dimension fictionnelle symbolique, juridique, des représentations oedipiennes mère et père. L’apport, les développements d’Alexandra Papageorgiou-Legendre sur
les fondements généalogiques de la clinique,
dans
Filiation
, seraient sur ce point je crois, à bien des égards, d’un usage fécond pour les praticiens, les cliniciens les plus conscients du lien intérieur subjectif intrinsèque du sujet à la structure familiale, institutionnelle… ]
La position de l’interprète s’engage dès l’abord du traitement par lui de la demande, de la question de savoir, autant ce faire se peut,
qui demande et pourquoi
. L’ouvrage montre que « respecter la donne familiale » – respect qui engage le respect des racines symboliques de l’enfant, des fondements de son narcissisme originaire – implique de discriminer au mieux la
demande initiale
: en étant en particulier attentif au mouvement du « refus » de tel ou tel face au caractère injonctif de telle ou telle « demande » familiale ou institutionnelle. Autrement dit pour les Ortigues une psychothérapie d’enfant ne saurait être entreprise utilement si à l’origine le praticien épouse, légitime une demande de « mise en thérapie de l’enfant » en laquelle l’enfant se trouve objectivé comme cet « objet négatif » que le thérapeute doit rendre « positif ». L’enfant n’ayant dès lors d’autre avenir dans le discours familial ou institutionnel que de devenir cet objet policé que serait le supposé « bon sujet » – le
toutou des tantes
comme aurait pu dire Gombrowicz !
Combien de fois en ai-je entendu de ces demandes qui pour vouloir tout de suite
mettre l’enfant en thérapie
n’avaient au fond pour but que le seul confort (narcissique, subjectif) des « demandeurs » !
Comment appeler ces « thérapies » (quelles que soient d’ailleurs les références théoriques affichées !) qui, réfutant toute problématisation de
l’économie familiale ou sociale de la demande
, viennent valoir comme cautères visant à boucher le « malaise », le propre malaise des tutelles, familiales et institutionnelles, sans que jamais celles-ci puissent être amenées,
en y étant intéressées,
à payer leur propre prix subjectif à la Limite ?
Les Ortigues avaient ainsi bien vu en quoi l’exigence d’une co-institution du cadre de la thérapie, de l’alliance avec les parents en titre, était la condition d’un « travail » dont pouvait alors tirer le meilleur bénéfice de l’enfant…
Négliger cette co-institution de l’espace thérapeutique tiers pour l’enfant ne peut pousser, comme nombre de notations de l’ouvrage le relèvent, qu’à mettre à mal la « donne familiale » : la
scène des représentations fondatrices
des sujets reçus, la scène support de l’élaboration subjective. Ce qui ne peut aussi avoir d’autres conséquences, comme cela est aussi si bien noté (dans l’introduction), que de mener aux impasses communes de pratiques
faussement réparatrices
…
Pour se trouver clairement orientée par le souci de distinction et de différenciation subjective – distinction et différenciation du désir du sujet du désir de ses parents ou autres substituts – la réflexion des Ortigues sur les risques du «
brouillage institué du rapport du sujet à lui-même
» impliqués dans la mise en œuvre des thérapies, reste à mes yeux une contribution majeure au corpus clinique d’ensemble. Et voilà pourquoi, en mémoire de Marie-Cécile Ortigues, je m’essaie de remettre en avant ici cet ouvrage, négligé par les travailleurs sociaux, les lieux de formation, mais aussi bien je le crains dans les sphères de la psychanalyse qu’à l’Université.
Comment se décide une psychothérapie d’enfant ?
est un ouvrage sur lequel beaucoup, pas seulement les psy, pourraient encore aujourd’hui utilement
réfléchir
, en retournant le regard vers eux…
A le
lire
les praticiens du travail social pourraient peut-être se faire de leur côté une meilleure idée, par-delà les lieux communs de l’idéologie sanitaire, de ce à quoi nous participons lorsque nous souhaitons ou nous nous associons à la demande qu’un enfant aille en thérapie… Alors peut-être résonnerait mieux pour tous, plus en profondeur, l’avertissement du sage Freud, cet avertissement par lequel je terminais, il y a longtemps, mon mémoire de formation (intitulé,
Entre Charybde et Scylla)
: «
L’orgueil éducatif est aussi peu souhaitable que l’orgueil thérapeutique. »
Face au
positivisme thérapeutique
du jour, toujours aussi triomphant (y compris sous des expressions d’apparence antagoniste), mon hommage engage un constat un peu amer : nos milieux « spécialistes » sont loin d’avoir pris acte de ce qui fut ainsi, modestement, mis sur le table par Marie Cécile Ortigues, avec la collaboration de son mari et d’autres praticiens,
des fondements familiaux et institutionnels de la clinique
, et au regard de ceux-ci des
enjeux d’institution du cadre de la clinique
.
Suite à ma lettre, je reçus quelques semaines plus tard de Marie-Cécile un mot de remerciement, dans lequel elle me disait l’intérêt qu’elle avait eu à me lire, mais aussi et surtout l’intérêt qu’elle aurait à lire de moi des études de cas où se trouverait mise en relief la dimension familiale et institutionnelle du cas. M’encourageant, elle m’indiquait aussi savoir toutes les difficultés qu’il pouvait y avoir à cet exercice d’écriture, ne serait-ce qu’en raison de la confidentialité et du respect dû à tous les protagonistes familiaux et institutionnels du cas.
Je ne lui ai jamais fait parvenir d’études de cas, bien que n’ayant jamais cessé d’en écrire, enfin d’essayer d’en écrire…
J’ai parfois pensé à ce premier échange avec elle, sans jamais me décider à lui envoyer tel ou tel travail sur un cas. Peut-être parce que jusqu’à ce jour ne suis-je encore jamais parvenu à écrire un récit, avec les réflexions associées, qui me soit apparu suffisamment à hauteur. Mais je n’ai jamais cessé, comme m’y encourageait alors Marie Cécile dans sa réponse, de considérer cette gageure du
cas d’école
à écrire, comme une exigence, un enjeu de transmission essentiel, tant pour les plus modestes d’entre nous que pour celui, raison de plus, qui aurait l’audace de penser avoir à transmettre quelque chose qui n’a pas déjà été dit...
Un dernier mot. L’essentiel de mes réserves d’aujourd’hui par rapport à ce que j’écrivais alors, il y a vingt ans, tient à l’insuffisante prise en compte de la dimension symbolique nodale, différenciatrice et de limite, du Droit et de l’institutionnalité, à l’absence donc de véritable prise en compte de leur fonction de domestication des abus de pouvoir « éducatifs » et/ou « thérapeutiques »… Une fonction de limite et de distinction qui, par le biais des interprètes, n’opère, faut-il le préciser, que quand le Droit (les législations et les jurisprudences) et l’institutionnalité (le théâtre institutionnel) ne se trouvent pas eux-mêmes, comme il en est sous tous les fondamentalismes politiques,
incestés
de l’intérieur… Sur la pente de quoi nous sommes !
Je n’avais pas encore à l’époque véritablement idée du fait que le «
respect de la donne familiale
» ne vaut que de s’établir sur les bases symboliques légales, juridiques, de cette « donne », autrement dit je n’avais pas encore conscience de ce fait si simple : nous ne saurions supporter les limites de ceux auprès desquels nous exerçons notre office professionnel si nous ne sommes nous-mêmes, comme praticiens, dans l’exercice de quelque fonction que ce soit,
référés
en droit aux limites de notre propre compétence, à nos propres limites de discours.
Mais les Ortigues, sans avoir je crois, comme la plupart durant ces dernières décennies, pris en compte la facture symbolique princeps du juridique, avaient conquis un essentiel : le sens de la mesure des interprétations, la perspective structurante même de la négativité impliquée dans tout exercice de la fonction respectant la « donne familiale ». [Ce qu’avec l’apport de Legendre on peut saisir, et qu’ils n’avaient pas saisi, c’est en quoi respecter, selon leur langage, la « donne familiale », ne se peut que de
se tenir référé au cadre de légalité de l’identification du sujet
.]
Ils avaient je crois très bien perçu, reprenant la réflexion ouverte par JB Pontalis et Anne-Lise Stern dans
Entre les parents, l'enfant et ses psy,
que nul praticien ne peut prétendre à une clinique du sujet s’il ne se tient lui-même (et n’est tenu en droit) à ses propres limites de discours et de place, hors le lieu de la Référence.
La réponse que me fit Marie-Cécile, sans me connaître, mais simplement de m’avoir lu, porte témoignage : les Ortigues n’ont pas été de ceux qui mélangeant les plans de la science, de la vérité et du dogme, ont fait avec la psychanalyse, subvertissant leur propre fonction d’interprètes, une autre politique de puissance que celle, clinicienne, du
tiers neutre
! Ils n’ont pas eu que je sache la prétention de mener le bal, en venant remplir le lieu vide du Pouvoir, la place dogmatique indisponible.
Hors les feux du narcissisme social, spectaculaire, dépris de ce fléau du narcissisme militant qui s’est emparé de tant de sphères de la psychanalyse, ils se sont je crois plus sûrement soutenus, en patience et modestie, dans leur seule dignité d’interprètes, d’
interprètes dans la longue chaîne des interprètes
, comme dit Pierre Legendre.
Ils y ont à coup sûr gagnés la reconnaissance la plus vraie, la plus discrète et la plus aimable : la reconnaissance de leurs pairs et de ceux qui aujourd’hui continueront à s’appuyer sur leurs travaux pour à leur tour avancer dans l’œuvre commune, la visée de justice, de justice généalogique…
Daniel Pendanx
Bordeaux, 13 mars 2008
A Marie-Cécile et Edmond Ortigues (printemps 1987)
« Madame, Monsieur,
A lire «
Comment se décide une thérapie d’enfant ?
» j’ai eu plaisir à trouver une convergence d’orientation clinique, aussi je vous propose, si vous le voulez bien, quelques une des réflexions qui prolongent pour moi la lecture de votre ouvrage.
Bien que ma formation initiale d’éducateur spécialisé m’ait lié à des dispositifs cliniques autres que les vôtres (je travaille aujourd’hui en AEMO à partir d’ordonnances des juges des enfants), à la lecture, ce que je retiens d’essentiel se trouve dans cette communauté de pensée et de position au principe de pratiques pourtant différentes. Par exemple lorsque vous écrivez : «
Si nos ouvertures ne peuvent pas être utilisées ou ne l’être que très peu, il y a lieu de reconnaître la limite qui se présente à nous et de la respecter. Chacun a ses limites. A quel titre nous autoriser à les franchir ? Les risques à le faire sont réels et ne peuvent être mesurés. Le tenterait-on cette sorte de viol susciterait un durcissement des protections ou bien une rupture de la démarche et, en aucun cas, ne pourrait permettre qu’un processus analytique se développe »
, je retrouve là les leçons les plus précieuses de mon expérience ; et dans l’espace que peut ouvrir une AEMO, rien ne permet me semble-t-il, autrement que d’un point de vue très comportementaliste et irrespectueux des droits, de ne pouvoir remplacer le dernier terme de votre phrase par « …
ne pourrait permettre qu’un processus éducatif, thérapeutique, se développe. »
« …
Rien ne peut mieux favoriser une évolution ultérieure que le respect témoigné aux limites présentes des consultants.
», ce que vous énoncez là, mis en œuvre de façon vraie, au cœur de n’importe quel dispositif d’aide, y trouvera son efficace… Freud ne disait-il pas de la même façon, que
l’orgueil éducatif est aussi peu souhaitable que l’orgueil thérapeutique
?
Je souligne cet écho rencontré à ma pratique car je crois que la mise en avant « techniciste » que l’on fait d’habitude pour spécifier, clarifier les différents modes d’interventions, pour définir et différencier les rôles, entre « l’éducatif ou le thérapeutique », « le thérapeutique ou l’analytique », traduit le plus souvent une forte défense contre ce qui – dans le mouvement d’une éthique en acte – s’impose comme commun. L’éthique est commune, voilà bien l’essentiel, voilà bien la subversion de cette logique aristocratique, mondaine, ancrée à ce que Serge Leclaire a appelé le «
verrou narcissique
» (dans
Rompre les charmes),
logique de la même veine que celle sur laquelle se fondaient les plus acharnés opposants à
l’analyse laïque
…
Les mêmes enjeux traversent et conditionnent, sur le fond, les expériences diverses de ce que P. Legendre a je crois raison de placer de façon générique sous le terme de
clinique moderne du sujet
.
Continuer des débats interminables (souvent piégés dans une dimension manichéenne, imaginaire, et dans des enjeux de pouvoir…) entre « éducatif ou thérapeutique », continuer à dépenser une énergie considérable à cliver un Freud pédagogue d’un Freud anti-pédagogue, voilà bien une façon de maintenir les conceptions du lien, de l’aide, dans un attachement inconscient à l’Absolu, au Pur, à l’Idéal…
Dans notre secteur combien d’efforts intellectualistes, de rationalisations, d’imprécisions, de confusions, de tours de force dans la théorie, sont produits pour conforter la maîtrise narcissique, avec sa hiérarchisation imaginaire des valeurs…, et pour justifier les passages à l’acte, soit-ils nommés « thérapeutiques », liés à ces mises transférentielles issues du roman familial.
Avant votre livre, Soulé (cf. son article
Malaise dans la bienfaisance
), Dolto, pour les textes importants que je connais en ces questions, ont décrit avec assez de précisions et de vigueur combien tous ces
transferts réciproques de séduction,
liés à un
roman familial
qui impose sa chape, infiltraient et parasitaient les interventions d’aide. Tout cela se traduit par un puissant
refoulement du fait généalogique
(une mise à l’écart de la «
donne familiale
» dans votre langage), ayant de nombreuses et néfastes conséquences…
Je trouve heureux que votre livre, sortant du vieux débat, témoigne de ce qui dans une clinique du sujet – au-delà de ce qu’il y a de « résistance » dans les enjeux dualistes, dans les débats ou bien/ou bien… – finit par s’imposer comme « leçons » et « règles », mais de ces leçons et règles à redécouvrir et à mettre en style propre par chacun…
Ces règles et leçons ne relèvent pas d’une épistémologie de combat, d’une théorie à appliquer ou à mettre en acte, mais, dans le respect de la complexité, elles font écho à une épistémologie pluraliste. Tout votre propos indique je crois, sans être très spécialiste de ces questions, comment s’impose une espèce de conjonction dialectique entre « structure » et « système »…
Votre ouvrage note avec bonheur que le respect du sujet s’articule nécessairement au respect du système familial, de la
donne familiale
, dans le respect des deux lignes – respect du temps, respect du mouvement du réel (le réel ici, incluant les trois registres noués, que Lacan a mis en évidence…). Dans des modalités et des articulations diverses, les uns ne bougent pas sans les autres…
Dans le même esprit je voudrais essayer maintenant de préciser un point de réflexion à partir du passage suivant de votre livre :
«
C’est en partie parce qu’il y a transfert que nous récusons les attitudes prescriptives et de conseils, ce qui reviendrait à solliciter les projections du consultant sur nous comme « spécialistes », « docteur » ou « parent », détenteur de ce qui est bon pour lui… Supposons qu’après avoir prescrit ou conseillé, nous voulions dans un second temps prendre la place de l’analyste. Celle-ci serait grevée par l’acte de prescription qui lui est contraire et dont la suite serait un démenti »
A certains moments, par (et dans) le transfert, nous le savons, nous pouvons tendre de mille façons à venir
réaliser
une place imaginaire, venir en substitution nous prendre pour «
le dernier avatar du père symbolique
» alors que nous ne faisons que maintenir une sujétion commune au
Père Idéal
et à la
Mère Phallique
(cf Guy Rosolato dans son article
L’analyse des résistances
).
Je crois qu’une attitude dite de « non-intervention dans la réalité », de « non prescription », de « neutralité », peut alors tout autant qu’une attitude directe et suggestive de « conseil », revenir à prendre l’autre dans notre propre discours, nos valeurs, notre demande… C’est je crois surtout cela, cette
réalisation
d’une place imaginaire qui conduit aux confusions, aux échecs, aux rebondissements des conflits de demande et de puissance que nous connaissons.
Votre place, vous le notez, n’exclue pas des possibilités d’intervention : «
… proposer, décider une séparation peut être judicieux après que la référence au père a été mise en place. »
Votre place, peut-être parce que vous n’êtes pas attachés à un idéal de « pureté », réservée dans l’imaginaire à l’analyste, n’exclue donc pas pour vous de soutenir une position permettant une expérience référentielle qui a souvent des effets de remise en ordre beaucoup plus heureux que l’atermoiement du jeu de demandes diverses dans ce que vous appelez si justement le «
brouillage institué ».
Les différentes pratiques de l’action sociale peuvent se caractériser dans le registre du passage à l’acte lorsqu’elles tendent à annuler le père, à prendre la place de celui-ci (et bien sûr le mode de « complicité homosexuelle» parfois établi avec les « pères » ne change rien à cette affirmation… Il ne suffit pas de faire « venir le père » comme on l’entend trop souvent….), ou lorsqu’elles tendent à se mettre en place d’une mère pleine de sollicitude, tout à fait bonne, et par là même tout à fait omnipotente, castratrice… Le travailleur social vient ici collaborer à la perversion maintenue du lien familial, institutionnel, social…
Dans la fonction d’éducateur telle que j’essaie de l’exercer en « AEMO/Justice », l’art consiste aussi, je le crois, à se « barrer » au transfert, c’est-à-dire non pas à éviter le transfert (inévitable en tout engagement clinique), mais à se refuser (souvent dans un temps après-coup…) à cette
réalisation des images idéalisée
(du roman familial) à laquelle nous sommes appelés… Cela n’empêche en rien, dans l’écoute prêtée et l’établissement de liens de parole, de produire des « conseils » et des actes d’intercession… quand le temps en est venu…
En fait ce qui se renoue chaque fois dans ces transferts inévitables pourra trouver à ne pas se répéter si nous préservons l’espace d’une AEMO non illimitée, articulée aux potentialités autres de la scène des personnes rencontrées, et aux potentialités autres de la société civile, si nous préservons l’espace du refus, en soutenant la limite de telle sorte que la « référence au père », la castration, soient enfin rencontrées humainement… Ce qui veut aussi dire que nous puissions être marqués par la haine sans être détruits, ou sans détruire le lien… Faire résonner un autre mode relationnel… C’est cela qui me semble primordial : essayer d’éviter un mode de rapport tutélaire ou complice afin que le lien développé dans l’AEMO, en dehors d’un registre trop formel ou conformiste, contribue à l’expérience neuve d’une présence tranquille, non castrée, non castratrice… C’est je crois surtout cela, cette dimension de rencontre plus respectueuse des limites de chacun, dans une dimension d’écoute non « judicante » [
je rajoute, en mars 2008 : je ne sais plus d’où j’ai sorti alors ce néologisme un peu ridicule !]
, qui permet que s’établissent de nouvelles distances. Dégager la relation d’AEMO de l’angoisse sous-jacente à bien des « conseils » rend alors le rapport aux images parentales moins effrayant, moins destructeur…
C’est difficile parfois, mais c’est pourtant le point clé de l’orientation d’un travail d’AEMO respectueux des sujets et susceptible d’œuvrer à des évolutions libérées de pesantes tutelles (il y a un mode de présence qui dans son ton d’infinie bonté est pour le moins affligeant, et infligé !), permettant d’accompagner des temps nécessaires de travail du deuil…
Il y aurait à développer combien les efforts alentours pour que je prenne des décisions (des décisions sous couvert de « l’équipe » ou du « juge » ou d’un « psychiatre » : surtout ne pas sortir de la juridiction maternelle ou paternelle !) de prise en charge, de placements, ou pour envoyer derechef « en thérapie », agissent de puissants fantasmes de réparation, avec une haine associée dont il s’agit aussi de ne pas devenir le bouc émissaire…. Le chapitre « objection et obstacle »
[rajouté en mars 2008 : je faisais là allusion à l’intitulé du dernier chapitre de leur ouvrage]
est dans ma pratique très épais, et ne relève malheureusement pas des seules explications ou d’une seule rationalité…
Pas facile parfois de ne pas tout laisser tomber dans l’illusion ( ?) de pratiques cliniques plus confortables et plus gratifiées…
Il y aurait aussi à développer combien ces pratiques dites « d’équipe », infiltrées par un fantasme qui relève d’un «
tout savoir, tout dire
», dont l’expression pourrait être «
que tout le monde soit de la partie
» (la participation fantasmatique à la scène primitive entretient le déni de la valeur symbolique de la dette attachée à la scène originaire), combien donc ces pratiques instituent un mode de partenariat qui dans l’impossible à soutenir dans le lien la logique du tiers exclu, devient alors un obstacle majeur aux évolutions et à l’établissement du fait généalogique.
La jalousie est l’archétype des sentiments sociaux
écrivait Lacan dans
Les complexes familiaux
!
[ajouté en 2008 : sous cette notion de « fait généalogique », prise chez Legendre, doit se comprendre la liaison, la mise en référence du sujet avec l’ancestralité et l’ordre des places généalogiques, soit son inscription dans la dimension subjectivante de la loi, du tragique de la loi, dans l’ordre de la Référence, qui lui signifie ce qui lui reste à jamais indisponible, impossible…]
L’éducateur n’a, pas plus que l’analyste (d’une autre façon
[je dirais aujourd’hui, mars 2008 , « sur autre plan de la parole»]
), à prendre la place du père séparateur mais à soutenir dans le cadre de son implication, l’opération symbolique ;
(Il va de soi, vous l’aurez entendu, que je considère, au regard des difficultés et des pathologies rencontrées qu’une formation et un passage par l’analyse n’est pas un handicap… bien qu’il puisse y avoir, selon mon expérience, des analyses qui débouchent sur un mode d’exercice pédagogique, éducatif qui, quoique plus sophistiqué, a peu à envier au paternalisme le plus coutumier.
Il y a des analystes comme il y a des éducateurs qui jouissent de leur fonction…
[j’ajoute, mars 2008 : avec de plus la difficulté pour les sujets, au regard du temps, i.e. des confusions introduites par les faussaires dans le droit et la psychanalyse, de trouver les voies (et les voix) de recours, les voies et les voix du tiers, pour échapper aux prédations de la jouissance…]
Je crois que ne pas quitter sa place c’est d’abord pour chacun ex-ister, être et se soutenir désirant dans sa responsabilité pour autrui. Quitter sa place, c’est en fait incarner sa fonction, c’est faire corps avec sa fonction, retrouver l’aliénation sacrée… Et voilà je crois résumé ce qu’il peut y avoir de commun dans l’abord de nos pratiques : un rapport moins dupe à l’économie de la fiction.
[mars 2008 : je voulais là, à juste titre, marquer l’écart nécessaire, l’effort pour « ne pas se prendre pour » ; pour autant je ne dirais plus les choses ainsi : incarner sa fonction, autrement dit s’impliquer en chair et en os, en sensibilité, dans l’exercice de sa fonction, n’est pas boucher l’écart entre la fonction (le personnage, la figure) et le sujet (l’interprète) ; le symbolique reste toujours une affaire de tripes…]
Et en ce point je fais converger mes réflexions (qui doivent beaucoup initialement aux travaux d’Octave et de Maud Mannoni) avec le travail de Pierre Legendre.
…
»
Bibliographie choisie de ce texte :
D. Winnicott
La réparation en fonction de la dépression maternelle organisée contre la dépression
(1948)
Le respect du symptôme en pédiatrie
. (1955)
De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot,
J.-B. Pontalis et A.-L Stern
Entre les parents, l'enfant et ses psy
Temps modernes, 1962, XII
Republié dans le Bloc-notes de la psychanalyse, n°12
Michel Soulé et Janine Noël,
Le grand enfermement des enfants dits "cas sociaux" ou malaise dans la bienfaisance
Psychiatrie de l'Enfant Vol. : 14/2, 1971, pages 577 - 620
Guy Rosolato
L'Analyse des résistances
Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1979, n° 20, p. 183-214
Serge Leclaire
Rompre les charmes
,
Inter Éditions, 1981
Jacques Lacan
Les complexes familiaux
Navarin, 1984
Pierre Legendre
L’inestimable objet de la transmission /Etude sur le principe généalogique en Occident
Marie-Cécile et Edmond Ortigues
Comment se décide une psychothérapie d’enfant ?
L’espace analytique, Denoël, 1986
Alexandra Papageorgiou-Legendre
Filiation / Fondement généalogique de la psychanalyse
dans Pierre Legendre, Leçon IV, suite 2,
Fayard, 1990
la place du droit et des institutions dans l'oeuvre des Ortigues
Philippe Pétry
dimanche 11 janvier 2009