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Comment une institution s’explique à elle-même.

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Lin Grimaud

samedi 21 janvier 2017

 Comment une institution s’explique à elle-même [1]

                                                                            Lin Grimaud [2]

 

« L’objectivation scientifique du social – du social tel que nous consentons à l’observer- rendrait le social ainsi comptabilisé indéfiniment manipulable, parce que l’obscurcissement mythologique étant levé, l’absolu étant lui-même relativisé, le volontarisme, sous ses habillages divers, libéral ou planificateur, deviendrait la cause de tout. »

Pierre Legendre « Leçons IV », éd. Fayard, 1983, p. 165

 

 

 

Nicolas Bouvier, grand écrivain de voyage, dit ceci : « La façon dont un peuple s’explique son existence en apprend parfois aussi long que celle dont il la vit » [3] .

De la même façon le travailleur social, pour construire son identité professionnelle, a besoin de se faire une idée de la façon  dont l’institution où il travaille s’explique à elle-même. Le sens qu’une institution peut prendre pour un sujet – qu’il en soit usager ou professionnel – exige un récit qui la situe comme représentative du système culturel auquel elle appartient. La question de ce que je fais en tant que travailleur social s’articule nécessairement à celle-ci : « que vient faire la travail social dans l’histoire de cette société et de cette culture dont je fais partie ? »

Autrement dit, en dehors de notre articulation aux mythes constitutifs de notre culture d’appartenance le sens de ce que nous faisons ne nous est pas accessible.

L’hypothèse que je développe ici est que le mythe fonctionnaliste dominant les sociétés modernes met les travailleurs sociaux dans une position subjective paradoxale entravant leur capacité à élaborer les pratiques ; la prise de conscience de ce porte-à-faux favoriserait  le dégagement d’un espace d’intériorisation individuel et collectif indispensable pour accueillir la souffrance psychique des personnes accompagnées.  

 

1 - Paradoxe du mythe fonctionnaliste

Le fait qu’une institution se présente comme une évidence fonctionnelle tend à masquer le fait qu’elle s’appuie sur un récit dont nous participons activement et au travers duquel nous construisons notre subjectivité. D’où le paradoxe du mythe fonctionnaliste au cœur des sociétés modernes qui pourrait se formuler de la manière suivante : l’institution n’est que le rouage d’une mécanique humaine globale qui part du corps  biologique et aboutit au corps social. 

Pour éclairer ce problème intime à notre culture, Pierre Legendre [4] , juriste, philosophe du droit et psychanalyste évoque l’empereur romain Justinien qui, en introduction à la somme  considérée comme l’origine du droit moderne, prend soin de raconter à quoi sert le droit et en quoi il est nécessaire aux humains ; c'est-à-dire qu’il fait précéder l’institution du droit par un récit dont chacun peut positionner son appartenance au groupe. 

Legendre soutient qu’instituer sans raconter pourquoi on institue  revient à méconnaître la fonction anthropologique de ce qu’est une institution, qui est de permettre aux sujets qui s’y réfèrent de se subjectiver, de se penser en lien à autrui, de se référer à un ordre tiers au delà d’un rapport circulaire à soi-même. Il s’agit d’assumer le fait que le sujet humain n’est pas évident à lui-même et n’a pas d’existence en dehors de ses appartenances sociales, contrairement à ce que soutient le mythe moderne de l’individu autonome.  

Du point de vue de Pierre Legendre, le mythe, c'est-à-dire le maniement par chacun d’un même récit, ce qui donne à celui-ci une valeur dogmatique, est une condition à la fois de l’affiliation au groupe social et de la construction identitaire individuelle. La discussion dans l’espace social de ce qui le fonde, cette activité réflexive qu’est la « conversation politique », quelle qu’en soit l’apparente rusticité, est  la condition des constructions individuelles et sociales. Ce qu’on appellera ici « processus de subjectivation » est aujourd’hui implicitement nié par le mythe fonctionnaliste de l’humain-machine qui réduit l’institution à sa fonction gestionnaire : être gérée pour gérer, fonctionner pour faire fonctionner. L’institution du soin tend ainsi à s’écarter de l’ordre subjectif mouvant des échanges interhumains permettant à chacun d’arrimer l’expérience privée au sens commun. 

Du point de vue des pratiques en travail social on voit que le fait de comprendre la souffrance humaine comme un dysfonctionnement, et le soin comme un acte de réparation, ne permet pas aux « personnes accompagnées » comme aux professionnels, d’accéder à un sens commun, c'est-à-dire au sens de ce qu’ils font ensemble. Il va être utile pour nous professionnels  de percevoir que le travail social dans sa tradition laïque, à la fois s’appuie et bute sur une vision mécaniciste de l’homme. 

Or, la fonction anthropologique du mythe est d’ouvrir une scène permettant que les réalisations des acteurs sociaux soient interrogées dans leurs fondements, interprétées, critiquées, en bref qu’elles se déploient dans un espace subjectif permettant de rendre les vécus humains concevables, c'est-à-dire partageables. Cette fonction essentielle du mythe permet notamment d’accéder à une morale et à une philosophie politiques.

Et on voit bien, par exemple, comment les dispositifs d’évaluation sur le modèle de la « démarche qualité » ayant cours dans l’industrie, imposent en dernière analyse une lecture objectiviste et comptable du soin psychosocial qui rejette dans son angle mort le travail de subjectivation des soignants, à savoir leur effort individuel et collectif pour intérioriser puis élaborer la souffrance qui leurs est adressée, afin d’aider à la transformer. 

L’idéologie fonctionnaliste non seulement évacue le problème de la souffrance psychique issue des carences ou des distorsions de l’expérience intersubjective, mais y contribue activement. Or cette souffrance lorsqu’elle s’installe durablement entraîne des troubles développementaux chez les personnes, des perturbations dans les groupes familiaux ou professionnels ainsi que dans la transmission intergénérationnelle. 

Par la méconnaissance de ce que René Kaës appelle le « travail de l’intersubjectivité » [5] , on pourrait dire que le modèle fonctionnaliste perd sa valeur structurante de mythe et devient idéologie : pur instrument de domination sociale. L’idéologie fonctionnaliste ne permet pas de prendre en compte et de concevoir une réponse pertinente face au problème de la souffrance humaine, de sa diffusion et de son traitement qui suppose à priori de l’identifier, de s’y identifier, donc de l’intérioriser pour une part et de participer à sa transformation ; ce qui correspond à ce que dans notre jargon professionnel nous appelons clinique pluridisciplinaire et interdisciplinaire. La notion de pluridisciplinarité désignant le fait de recueillir et de partager les différentes observations impliquées dans un accompagnement spécialisé, et la notion d’interdisciplinarité indiquant le système d’hypothèses que l’on extrait afin de spécifier la « problématique » mettant en impasse la capacité du sujet à trouver des solutions de changement, c'est-à-dire des issues développementales. 

Par cette référence au « vécu » du sujet, c’est à dire aux avatars de son processus subjectif,  notre action prend sens du fait d’être intégrée à un ensemble de pratiques en interaction dynamique. Dans cette perspective, le dispositif du travail social est de nature à la fois psychique, individuelle et groupale.  

Arrivés à ce point et afin de s’avancer dans l’arrière cuisine du récit qui nous raconte à nous-mêmes, il nous faut revenir sur les définitions du mythe et de sa fonction anthropologique.

Tout d’abord il est à noter qu’au-delà de notre société mécaniciste, le mythe, d’une façon générale, se donne comme une évidence qu’il serait sacrilège d’interroger et de remettre en question. Ce qui correspond à ce que la psychanalyste Piera Aulagnier appelait « contrat narcissique primaire » [6] .  Paradoxalement, dans notre société, le sacré s’exprime sous les traits d’une radicalité  profane : une interprétation de la réalité qui relèverait entièrement  d’une lecture mécanique universelle, c'est-à-dire comptable, qu’on appelle le modèle gestionnaire. Il est souvent utile de se référer à l’étymologie d’un mot pour se faire une idée de ce qu’il induit. En l’occurrence, « gestion » partage son origine avec « gestation», du latin gerere qui signifie porter. Cette communauté étymologique induit une erreur subtile : s’il est vrai qu’être bien  géré et bien se gérer, sont des conditions nécessaires pour bien se porter, ce ne sont certes pas des conditions suffisantes. Le vice de forme vient donc ici que la partie soit donnée pour le tout ; ce que montre bien l’expansion comique du domaine de la notion qui couvre aujourd’hui tous les registres de la réalité, du plus général au plus intime ; on gère : sa vie, son corps, ses gestes, sa santé, ses émotions, sa sexualité, sa vie de couple, ses enfants, ses parents, ses relations amicales, sa vie spirituelle, etc. En réalité, nous sommes véritablement portés et transportés par le modèle gestionnaire qui opère comme un mythe paradoxal, sur le mode d’un anti-récit ne renvoyant à aucune référence au-delà de lui-même.  Rappelons que du point de vue de sa fonction anthropologique, le mythe articule l’institution et l’individu à un ordre qui les dépasse. Ce qu’indiquait déjà Giambattista Vico, au 18ème siècle, considéré comme le fondateur de la philosophie de l’histoire, pour lequel les mythes sont des "tentatives de l'imaginaire humain pour résoudre l'énigme de la vie et de l'univers." Pour Joseph Campbell [7]  anthropologue et mythologue américain contemporain, les mythes constituent des "métaphores révélant des principes universels" et sont « … le rêve de l’humanité » : une matrice narrative à l’intérieur duquel se construisent les identités groupales et individuelle. Cette valeur d’usage du mythe en fait un instrument de subjectivisation. Ce à quoi échoue le modèle de la mécanisation : les machines ne disposent pas du rêve, de l’illusion et de la créativité pour transformer leurs tensions internes et recréer leur liens aux autres. 

 

2 - Mythe de la réparation et travail social, la figure de l’Etat providence 

 

Pour interroger le mythe, c'est-à-dire le récit fondateur du travail social laïc, je me suis intéressé à l’institution de l’Etat providence en France après la libération, et particulièrement au fait suivant : entre 1946 et la loi du 2 janvier 2002, si l’action sociale et médico sociale a bien dû répondre aux contraintes de la gestion administrative et financière, ainsi qu’à celles du contrôle sanitaire, aucune règle ni dispositif spécifique n’ont été créés pour l’évaluation et le contrôle techniques des actions concrètement menées sur le terrain. S’agissant d’usage de fonds publics, comment peut-on comprendre que cette situation ait perduré durant un demi-siècle, tout au long de la période de création et d’expansion des dispositifs de l’action sociale, dans un pays de haute tradition administrative comme l’est la France ?  

 

Mon hypothèse est qu’au sortir de la deuxième guerre mondiale, la nécessité est apparue de concevoir politiquement une réparation de la crise morale ouverte dans le mythe de l’Humanisme occidental, du fait de l’ampleur des destructions opérées par le biais des progrès technologique mis au service des totalitarismes. Crise morale ouverte par l’échelle - inimaginable jusque là - du massacre accompli au cours de la première guerre mondiale ; aggravée par la deuxième guerre mondiale : la révélation des camps nazis en tant que modèle abouti de gestion de l’extermination humaine, puis par la découverte du système de terreur politique soviétique, et enfin par Hiroshima comme innovation techno scientifique mettant concrètement l’humanité devant la possibilité de son autodestruction. Ces évènements catastrophiques ont eu lieu sur trente ans : une génération.

On ne peut comprendre la notion d’Etat providence si on ne la situe pas en regard des agissements des totalitarismes occidentaux face auxquels a été mobilisé le mythe d’une réparation de la culpabilité collective au travers, notamment, de l’action sociale.

Il s’agissait de mettre en scène une figure omnipotente de réparation, celle d’un Etat inconditionnellement bienveillant. Dans cette perspective, on comprend mieux comment la dépense publique au bénéfice de l’action sociale s’est faite quasiment sans compter et sans évaluation de sa pertinence pendant cinquante ans. C’est en raison de ce même impératif implicite de réparation que l’action professionnelle a évolué selon son mouvement propre, laissée au savoir faire des professionnels : à leurs compétences individuelles et collectives, comme à leurs dérives ou à leur incurie. 

De fait, la loi du 2 janvier 2002 a rompu ce pacte tacite d’autonomie à fonction conjuratoire. On a dit tout à coup aux professionnels - vous devez rendre compte de ce que vous faites - et ça a été vécu comme si les pouvoirs publics désavouaient soudain la part sacrée rattachée implicitement à leur mission.

Avant même l’épreuve des totalitarismes dans la première moitié du XX°siècle, on trouve dés la fin du XIX°, comme le montre l’historien du social Jacques Donzelot [8] , l’idée politique d’une institution capable  de réparer les déséquilibres sociaux altérés par les développements de l’économie industrielle. Ce sera la naissance du travail social laïc.  

Dans l’amont historique, l’exploration du montage pratiqué par la tradition judéo chrétienne entre péché originel et exercice de la vertu, permettrait sans doute de retrouver cette même structure mythique centrale d’un humain dont le sens de l’existence est déterminé par l’impératif de réparation.

Le travail social semble bien s’inscrire au fil des contextes historiques dans une succession de figures de la réparation. Un nouvel avatar du mythe de la réparation est aujourd’hui déterminé par le courant de la désinstitutionnalisation [9]  ; sur le modèle du geste médical transposé aux actions de rééducation, d’éducation spécialisée, de pédagogie spécialisée et d’aide psychologique. Le nouveau prisme clinique en vogue,  désigné comme neuro développemental et instrumental ( les troubles « dys ») - sans même que la cause organique soit attestée - en dit long sur l’évolution actuelle de l’épistémologie et de l’éthique scientifiques vers ce que Legendre appelle le « volontarisme libéral ou planificateur » ; ce qui semble correspondre concrètement aux effets de l’extension du lobbying à la plupart des secteurs de la recherche.

 Ces tableaux cliniques segmentaires, organisés sur la notion de « trouble », devraient être intégrés à la prise en compte du développement global de l’enfant ; dans les faits ils s’y substituent avec pour effet tendanciel la décontextualisation, la dépersonnalisation et le morcellement du soin. 

L’idée de réparation qui s’adressait précédemment à la personne globale considérée dans ses liens environnementaux, s’adresse maintenant à des secteurs fonctionnels de la personne et en premiers lieux aux secteurs de l’apprentissage, de la communication et de l’autonomie sociale. Ce faisant, nous quittons le registre du tissage narratif fondateur de l’humanité pour obéir à  l’idéologie mécaniciste d’un individu qui une fois « réparé » n’aurait besoin de personne et ne dépendrait d’aucun collectif de référence. 

En conclusion

Le paradoxe pour un groupe humain de se donner une raison individuelle pour seul objet commun est une cause de souffrance endémique à l’intérieur de notre société. Notre idéologie dominante confond liberté et fragmentation, revendication individuelle et identité personnelle. A partir de quoi la question du sens est exclue comme effet parasite et cause de dysfonctionnement. 

Le travail social aurait aujourd’hui à réparer ce par quoi il est lui-même affecté : l’affaiblissement da la capacité à mettre en récit ce qui fonde une existence à l’articulation de l’individu et du collectif. Qu’est-ce qui fait tenir le groupe auquel j’appartiens? Que se passe-t-il entre moi et les groupes auxquels j’appartiens et qui me fait tenir tout en m’aliénant ? Comment puis-je dire et partager ces profondes tensions au cœur de ma réalité humaine, pour les modifier de façon dynamique et ne pas m’installer dans un processus de destruction? 

Contrairement à ce qu’on pense habituellement, la question du sens est avant tout une question pratique ; elle permet de se repérer vis-à-vis de soi et des autres, elle permet aussi aux membres d’un groupe de trouver ensemble des solutions.

Le mythe de la réparation restera probablement encore pour longtemps fondateur du travail social laïc. Simplement, ne nous trompons pas sur son  objet, ce n’est pas de l’individu comme mécanique biologique et rouage du fonctionnement social dont il s’agit, mais de sa capacité à s’articuler subjectivement à ses groupes de références en développant son récit de vie.  

Mettre en œuvre une pratique du récit me paraît la démarche par laquelle  l’institution du soin psychosocial peut s’expliquer à elle-même sa fonction subjectivante.

 

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[1]  Intervention pour la journée « Travail social, Le moment de transmettre dans la vie professionnelle et institutionnelle ». Rencontre EMPAN à l’occasion de la parution du N° 100 de la revue et de ses 25 ans. Institut Saint-Simon, TOULOUSE. Organisation : ARSEAA ; éditions érès ; revue EMPAN, 12 avril 2016.

[2]  Psychologue clinicien, psychothérapeute, intervenant pour l’analyse des pratiques et la supervision d’équipe

[3]  Nicolas Bouvier, « Chronique japonaise », Payot, 2006

[4]  Op. cit. 

[5]  René Kaës, « Les alliances inconscientes », Dunod, 2009

[6]  Piera Aulagnier, « La violence de l’interprétation », PUF, 2003

[7]  Joseph Campbell, « Puissance du mythe », Oxus, 2009

[8]  Jacques Donzelot, « L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques », Fayard, 1984

[9]  Recommandation, adoptée en février 2010 par le Comité des Ministres européens, « relative à la désinstitutionnalisation des enfants handicapés et leur vie au sein de la collectivité. »

 

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