Je rencontre, une fois par mois depuis un an et demi, dix-huit professionnels d’une équipe d’un ITEP (Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique) répartis en trois groupes hétérogènes.
Le groupe dont il est question est composé de
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: Pauline ( Maîtresse de maison), Cécilia (Monitrice éducatrice), Célinie (Educatrice spécialisée), Olaf (Moniteur éducateur), Francine (veilleuse de nuit), Carole (Enseignante de la classe des petits).
(Rencontre du 06/10)
En début de rencontre, au moment du temps d’accueil, (du « Quoi de neuf ? »), il est question du choix des référents des enfants ( il en avait été déjà question lors de la rencontre précédente).
Francine prend ensuite la parole pour faire le récit d’une situation :
« Jorris a su qu’il n’y avait plus son référent de l’année dernière, Odin (celui-ci a quitté l’établissement). Il était très énervé.
J’ai jamais vu ça. Célinie l’a accompagné. Jorris était en train de déchirer son cahier de liaison de l’année dernière. Célinie l’a déchiré et foutu l’autre moitié à la poubelle. C’est comme si, en fait, ce geste symbolique l’avait soulagé. Moi, j’ai été surprise. Ça m’a paru tellement logique ! Apparemment c’est cela qu’il fallait faire…
Le lendemain il était bien.
(A l’un des participants) Quand tu avais parlé de référent, ça m’avait bien parlé.
Ce qui s’est passé avec Jorris, c’est pas forcément une formule qui marchera avec tout le monde. Mais d’habitude on ne réagit pas comme ça. Je crois qu’un adulte l’accompagne dans ce geste, ça a été quelque chose d’important.
Ça s’est passé la semaine dernière… ».
Au temps 2 réservé à l’expression singulière de chacun, à ce qui a résonné pour chacun dans ce récit, Célinie intervient la première
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Célinie : Effectivement, c’était au moment du coucher. Jorris avait marqué en boucle : « Odin » et le nom de sa nouvelle référente « Béatrice », qu’il barrait rageusement. Il a commencé à déchirer le cahier. Il n’y avait aucun moyen de le ramener à la réalité.
Je lui ai demandé : « Tu veux tout détruire ? Tu peux pas supporter ? … Ok ». J’ai pris le cahier et j’ai continué à déchirer. Il m’a regardé, il est tombé en larmes. Après, j’ai pu le contenir avec une sorte de câlin rassurant. …Effectivement c’était au piffomètre… Mais je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui se jouait avec cet éducateur que je remplace effectivement sur le groupe et qu’il l’avait beaucoup investi. C’est à nouveau l’abandon, la rupture que revit ce gamin.
Cécilia : (…) C’était son Dieu (…) Tu as pris la place d’Odin
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(…) Il te le fait payer (…)
Olaf : Cela pose aussi la question du référent et du passage de relais (…) En tant que référent, c’est comme si on perdait son bébé tellement l’implication est forte. J’ai jamais vu des éducateurs d’un groupe prendre du temps avec un autre éducateur pour parler du projet par rapport à un gamin. (…) Moi le premier, j’ai pas partagé avec les autres. (…) Une sorte de toute puissance du référent (…).
Pauline : Vu la frustration qu’a vécu Jorris (…) Son père est en prison. Il a été abandonné. Il s’accroche à un éducateur masculin dans la « reprojection » du père (…). On a beaucoup de mal à approcher cet enfant. Il a beaucoup de colère en lui. C’est un deuxième abandon qu’il vit ici. Mais on peut l’accompagner. La perte d’Odin fait ressortir un peu plus l’abandon de son père et ça nous donne un terrain pour faire travailler Jorris. Alors qu’on le laisse souvent tomber car il y a d’autres urgences sur le groupe. Qu’il ait aussi changé de groupe (et de copains) cette année, moi je le ressens comme une injustice. (…)
Carole : Moi, je ne connais pas bien Jorris, mais moi aussi j’arrive sur une classe qui a connu trois instits l’année dernière (démissions). J’ai eu droit à : « Ah oui, l’autre maîtresse… Mais tu vas rester toute l’année ? Tu vas pas partir ? »
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J’arrête ici cette restitution textuelle. Ce que je voulais partager, c’est non seulement la richesse de ces échanges, la richesse des pistes de travail qu’ils ouvrent, mais aussi la manière tout à fait clinique dont a été restitué ce qu’est
un acte éducatif
par cette maîtresse de maison qui en a été témoin. La manière dont aussi, souvent, se joue lors des rencontres tout un travail de reconnaissance de l’autre professionnel et de son travail, et, parfois, de restauration narcissique. Selon le vocabulaire de Christophe DEJOURS, est mis en œuvre un « jugement de beauté » entre professionnels (« Tu es semblable à nous et à nul autre pareil »)
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Bien entendu, le travail du groupe ne s’est pas arrêté là. Il a été question, bien sûr, de transfert, de la part des enfants mais aussi de la part des éducateurs. Il a été question de rupture et de séparation, de la manière dont l’institution prépare ou non les séparations inévitables mais aussi les séparations nécessaires, structurantes. Il a été question de l’abandon de Jorris par son père (en prison ou pas, en fin de compte, ce n’est pas sûr…), de l’angoisse, de la séparation, de la rupture, des liens ou de la ligature… Il a été question de l’amour et de la haine, en lien avec le fait que Jorris s’est vanté d’avoir frappé Cécilia l’année précédente (alors que Cécilia a bien été frappée mais par un autre enfant). Il a été rappelé le conflit ouvert et très vif qui existait entre Cécilia et Odin et l’hypothèse a été émise que Jorris rende Cécilia responsable du départ d’Odin. Il a été souligné par Cécilia le fait que Jorris recherche actuellement sa compagnie (et l’hypothèse a été émise que c’est peut être un moyen pour lui de conserver un lien avec Odin à l’intérieur de l’établissement).
Nous avons cherché à connaître un peu mieux Jorris, nous avons peu à peu esquissé un portrait de lui, réuni les informations disponibles (peu en réalité). Nous apprenons entre autres qu’il a 12 ans. Il a été question de sa difficulté à avoir une place d’enfant tant dans l’ITEP que chez lui. Il a été question d’identification possible, difficile ou impossible, des paroles rejetantes de la mère vis-à-vis du père et du « côté maniéré, féminisé » de Jorris. Il a été question d’identité, d’enfant « adultisé » par sa mère jusque dans ses vêtements (« costard », souliers vernis, attaché case…) et il est souligné que « c’est toujours trop grand ». On apprend que Jorris « donne un coup de main » le week-end dans un bureau de tabac et que sa mère lui donne une place d’homme : « C’est comme si c’était le mari de sa mère ». Il a été question de confusions possibles, y compris de générations, puisqu’il dort semble-t-il toujours dans le lit de la mère…
Il a été question de la difficulté et de la souffrance de Jorris à se trouver lui-même une place dans l’institution au sein de laquelle les professionnels eux-mêmes rejettent son aspect « adultisé » et lui ordonnent, d’une manière paradoxale : « Sois un enfant », tout en lui confiant à lui tout spécialement des responsabilités « parce qu’il est grand et qu’on peut lui faire confiance »… Il a été question d’un insupportable chez les adultes, d’un mouvement généralisé de rejet à l’égard d’un enfant qualifié unanimement de « tête à claques », alors qu’il « se colle » à eux, qu’il « n’est jamais à sa place ». Toutefois, il est rapporté, comme une énigme, son nouveau questionnement, répété, insistant, du désir des adultes : « Est-ce que c’est normal d’agir comme cela pour un enfant ? ». Ont été reconnus ses efforts pour faire ce qu’on lui demande, par exemple, « jouer comme les autres » (il l’a écrit dans une lettre aux éducateurs, « comme pour s’en souvenir » ) et ses échecs répétés pour y parvenir. Pauline insiste sur l’importance croissante de tics (de nettoyage) lorsqu’il se met à table.
… Il a été question de faux self et d’angoisse…
Il a été enfin posé la question d’une meilleure acceptation de cet enfant par les adultes, d’un réajustement dans son accompagnement… Mais ceci est une autre histoire, ou plutôt, une histoire à suivre… On peut augurer que le fait d’avoir posé tout cela au sein d’un groupe aura eu un premier effet d’une meilleure acceptation de cet enfant et un deuxième effet d’ouverture dans son accompagnement…
Jeannine DUVAL HERAUDET, 23/10/2008
Superviseur ASIE-PSYCHASOC
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S. FREUD soutient que ce qui se construit en analyse est une fiction, un délire, et que ce délire a valeur de vérité. (Construction dans l’analyse, 1937,
IN Résultats, Idées, Problèmes II
, pp. 269-282). De son côté J. LACAN martèle (1956-1957,
La relation d'objet, Le Séminaire, Livre IV)
:
« Il faut aller aux textes, savoir lire et faire de la construction
(p. 309)
… c'est la condition préalable à savoir traduire correctement ».
(p. 323).
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Tous les prénoms sont fictifs.
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Je ne rapporte pas ici l’intégralité de ce que chacun a dit.
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D’où sans doute mon choix de nom fictif : Odin, nom scandinave du dieu germanique Wotan (Dieu de la Guerre et du Savoir)
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DEJOURS, Ch., 1995,
Le facteur humain,
Paris : PUF. "Que sais-je?" 2 ème éd. 1999, 127 p.