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Corinne Daubigny

mercredi 25 janvier 2006

Vendredi 13 janvier 2006 à la Bourse du Travail

Journée de formation et d’information

Table ronde : « quelle éthique du travail social défendons-nous ? »

Ethique et travail social : l’Homme en question

Je vous demanderai quelque tolérance pour la forme de mon texte écrit en hâte cette nuit au fil de la plume, bien avant de savoir si cette journée serait ou non un succès, et bien avant tous ces exposés de qualité, au niveau desquels mon propos probablement ne pourra se hisser. Donc, vous imaginez : rien de tout ce que nous venons de vivre n’est encore arrivé, il fait nuit, je suis seule devant ma page blanche. La « bouteille », comme disait Maurice, est à moitié pleine, et à moitié vide…Les passages entre cochets on t été passé lors de l’exposé pour tenir l’emploi di temps …

« Quoi ? Tout ce foin pour quelques licenciements, ….et même pas du petit personnel, … des cadres ? ! …Et même pas fichus dehors sans rien, mais reclassés…. Ah, c’est pas pour nous, les petits, qu’on se serait remués comme ça ! Qu’est-ce qu’on en a à faire de la formation ? Moi je m’en fous !«

Je peux vous dire que je l’ai vraiment entendue cette colère – pas plus tard qu’hier, à l’IRTS.

Je l’entends.

En tant que citoyenne, incidemment confrontée aux services sociaux en qualité d’»usager » ( au féminin : « usagère » ?), il m’arrive de désespérer du travail social : je me heurte aussi à la violence parfois inhumaine de travailleurs sociaux transformés en gestionnaires improvisés et propriétaires imaginaires des finances publiques et je me retrouve victime (rugissante, remarquez bien) de la casse des liens sociaux et familiaux dont ce genre de travailleurs sociaux se font facilement les complices. Tout le contraire de ce que la plupart d’entre nous essayons d’insuffler durant les formations.

Et rien ne m’assure, après tout, qu’aucune formation en travail social ne prépare propriétaires imaginaires des finances publiques et des casseurs de liens sociaux.

Alors, comme toujours quand je me sens un peu perdue, je repars de la question fondamentale que tout intervenant doit se poser dans le champ du soin comme dans le champ social, la question si bien formulée par Jean Oury pour la santé mentale, l’essentielle question : « Qu’est-ce que je fous là « ? – autrement dit, je « travaille mon implication ».

A ce sujet je ne vous dirai pas tout, parce que, bien sûr, ça engage quelque part toute mon histoire, et vous vous en foutez - heureusement.

Mais quoi …! La planète se réchauffe sous l’effet de la pollution ; les catastrophes écologiques se multiplient ; l’ère post-industrielle exclut les hommes de la production, et, comme disait Marx, considère une partie de l’humanité comme « de trop » ; la jeunesse se retrouve privée d’avenir, sombre dans le désespoir , la violence, la drogue, le suicide ; des pays entiers vivent des guerres interethniques génocidaires, des continents entiers, dévalisés par l’économie néolibérale mondialisée, sombrent dans la famine et les maladies ; [d’un bout à l’autre de la planète les terrorismes d’Etat s’opposent aux terrorisme de guérilla, et c’est la course à la bombe atomique ]…. Et dans ces incroyables circonstances, il faudrait se battre pour une petite école de petits travailleurs sociaux dans une petite bâtisse d’une des villes les plus riches du monde ?

Et en plus de ça, comme on dit, si ça se trouve, les collègues menacés ne sont peut-être même pas mes amis, et rien ne saurait nous dire s’ils sont des vôtres… !

Je m’étonnerais presque d’être là … si je ne me souvenais du nombre de fois où j’ai pu être écoeurée de ces situations particulières, très particulières, qui vous mettent au bord de l’explosion, ces situations où l’on se sent trahis par ceux en qui on avait placé sa confiance, ces situations où l’on a le sentiment de perdre tous ses repères.

Parce que, oui, bien sûr, « l’homme est un loup pour l’homme », le monde est plein d’affreux-loups, c’est acquis, mais, quand même – ou justement ! - on a besoin de placer sa confiance dans ceux qui sont censés - pas se conduire en agneaux, non (ça craint trop) -, mais nous garantir de ne pas rester trop exposés à ces loups-là. Par exemple, des médecins, des hommes de loi, voire des politiques, et même – qui sait ? - des travailleurs sociaux .

Alors, qu’un criminel tue, c’est dans ordre des choses, mais qu’un médecin ou un homme de loi viole ou tue, cela nous retourne autrement. Pareil quand c’est un psy qui rend l’autre fou, un religieux pédophile, et pareil, je dirais, quand c’est une équipe éducative qui maltraite un enfant, et, toutes proportions gardée, pareil peu ou prou quand c’est un travailleur social qui produit de l’exclusion, quand c’est un dirigeant d’un institut de formation de travailleurs sociaux qui produit du chômage dans un secteur qui manque - oh combien ? - de bras et de cerveaux, et tout cela sous prétexte d’une logique froidement comptable en réalité dénuée de fondement…

C’est pire, remarquez, quand ce sont des professionnels de notre propre « corps de métier » qui trahissent leur mission [– ça touche notre idéal du moi -], et c’est pire encore quand c’est un de nos supérieurs hiérarchiques [– ça bouscule notre surmoi et ça nous menace matériellement ; c’est la crise ]. Ceux qui n’en deviennent pas immédiatement sourds, aveugles et muets de trouille , se retrouvent comme pris en étau entre le dégoût, la révolte, la honte et le désespoir : à quel saint se vouer en effet, et que vais-je devenir si c’est mon patron qui me commande de faire l’inverse de ce que je considère comme mon devoir ? Que vais-je devenir quand je serai accusé de faute – ça ne manquera pas, bien sûr, et mes collègues eux-mêmes risquent de s’y méprendre -? C’est la solitude qui m’attend.

C’est dans la solitude qu’il faudra maintenir un positionnement éthique (que je crois éthique ) : un jour où l’autre ça finit comme ça. Mais la solitude, remarquez, quand on s’aime bien soi-même, ce n’est pas si grave – Kierkegaard soulignait que la solitude n’est quand même pas une maladie - ! Mieux vaut s’y préparer, donc. Le plus dur, c’est d’être accusé par ses meilleurs potes, d’être considéré comme un ennemi. « Quoi, une journée « portes ouvertes », vous voulez nous mettre en danger, on vous l’avait bien dit que ce serait interdit, vous commettez des bavures … « .

Alors on est sortis, mais nous voilà réunis, et c’est essentiel.

Ce sont les médecins qui les premiers peut-être, si l’on se réfère au serment d’Hippocrate, ont pensé que certains métiers demandaient à être encadrés par un code de déontologie, et d’abord le métier de ceux qui préservent la vie humaine.

Mais les travailleurs sociaux ont-ils des responsabilités éthiques particulières, ou simplement celles de tout être humain ?

Vous savez comment entre les deux guerres mondiales du XX eme siècle, et plus encore après la seconde guerre mondiale, la Shoa et la bombe atomique sur le Japon, la science et la morale sont tombée de haut. Tout le monde a compris que la science, la science sans conscience morale, menait potentiellement l’humanité à son autodestruction complète. On a compris aussi que les morales et les religions, en général, étaient des codes sociaux destinés à soumettre une part du corps social aux plus riches ou aux plus forts. Nous avons ainsi désespéré en Occident des morales et des religions comme de la science – et il faudrait aussi parler de la façon dont nous avons par la suite désespéré du politique.

Beaucoup n’ont plus espéré que dans le droit, un affinement des droits de l’homme, la création de tribunaux internationaux, etc.…, une judiciarisation de plus en plus complète du comportement humain. Mais on ne peut légiférer sur tout sans détruire tous les espaces de liberté. La conception du droit se réfère nécessairement à des valeurs, et l’exercice du droit lui-même repose en dernier ressort sur l’appréciation des juges qui se fait, dans un cadre juridique établi, « en leur âme et conscience », bref qui repose sur l’éthique.

Mais qu’est-ce que j’entends par « éthique » ?

L’éthique dont je parle ce n’est pas la morale de telle ou telle société. Ce n’est pas un produit du social. Ce n’est pas un discours sur le Bien et le Mal. Je veux parler de l’éthique comme disposition , éthos . Je vais toucher là à un mystère, le mystère humain. Et au fond je ne souhaite que vous transmettre cette idée, que je n’ai pas trouvée seule, mais que j’ai reçue, et qui me paraît très intéressante, très précieuse.

C’est l’idée que loin d’être un produit du social, l’éthique, en tant que disposition à se sentir responsable devant la souffrance de l’autre, est au contraire la condition première du social, de la vie en société. [Dire que l’homme est un animal politique (Aristote) , un être social, c’est dire qu’il est pourvu d’une disposition éthique.]

Cette idée a sans doute plus de trois mille ans, pour le moins, mais un des philosophes les plus récents qui l’ait exprimé, est Levinas.

« Personne ne peut rester en soi : l’humanité de l’homme , la subjectivité, est une responsabilité pour l’autre, une vulnérabilité extrême ».

Levinas pense sans aucun doute au texte biblique, à ce que nous traduisons par « miséricorde », « rahamime » en Hébreu, - de « réhem », la matrice-, que André Chouraqui traduit donc par « matricialité » (La Bible, traduite et commentée par André Chouraqui, JC Lattès, Mesnil sur l’Estrée, 1993) - et cela évoque bien ce « boiteux » qu’est l’homme en effet, notre « castration » originaire.

Oh, elle ne suffit pas cette matricialité, elle ne suffit pas au maintient de la vie sociale. Il faut aussi des lois, c’est sûr. Et même, je dirais, des lois qui s’imposent . Il y a des lois qui s’imposent, les lois symboliques fondamentales. Cela aussi c’est une vieille idée, qui date environ de trois mille ans, et bien relayée, elle aussi, par les philosophes. Cela veut dire qu’on ne pas bricoler du droit comme on veut, de manière arbitraire, comme certains le croient : il y a des lois qui s’imposent en ce sens que sans elle l’humanité risquerait de disparaître. Mais je ne vais pas développer ce point aujourd’hui. Aujourd’hui je ne parle que de la disposition éthique subjective. Elle ne suffit pas au maintien de la vie sociale mais elle en est une condition, peut-être la condition première , elle est nécessaire.

Cette disposition éthique, cette matricialité, repose sur notre perception de notre propre vulnérabilité devant la souffrance de l’autre, celle qui nous contraint à répondre, à en répondre. [C’est, remarquait encore Levinas, ce qui fait notre singularité, on peut même dire notre cohérence, notre cohésion interne : « L’unicité du Moi, c’est le fait que personne ne peut répondre à ma place « (Humanisme de l’autre homme, fata morgana, Montpellier, 1978, p. 50).

Assumer notre singularité c’est assumer, s’il le faut, notre solitude éthique, préserver ce que littéralement nous appelons notre intégrité .]

C’est bien pourquoi la disposition éthique se travaille et même commande un travail sur soi, car elle nous met à l’épreuve : elle peut être aussi facilement recouverte ; on peut la fuir, et s’en défendre, se carapacer. La responsabilité éthique du travailleur social n’est pas d’une nature différente de celle de tout homme. Simplement, du fait de ses missions, il est de son devoir de la travailler au lieu de s’en défendre. [Ce qui lui est interdit : l’indifférence.]

Encore faut-il, pour s’en convaincre, reconnaître les missions véritables du travailleur social ! Qu’est-ce qu’on fout là, nous, les travailleurs sociaux ? On est là pourquoi, pour quoi faire ? Pour dépister, diagnostiquer, évaluer, orienter, garder, gérer, adapter, autonomiser ?? C’est ce qu’on nous dit souvent, et de plus en plus.

Mais ce n’est pas la conception princeps du travail social. Le travail social est d’abord une invention du capitalisme pour tenter de pallier à l’excès des maux qu’il engendre. Autrement dit, il s’origine, vers la fin du XIX eme siècle, de la volonté de l’Etat de limiter les dégâts d’un système économique – pour maintenir ce système, d’ailleurs, et c’est la source profonde de l’ambiguïté dénoncée par Michel Chauvière.

Donc, quand même, le travail social a pour mission de prévenir et compenser des injustices, de prévenir et compenser aussi la casse des liens sociaux à l’aide d’une redistribution des richesses. Quand il se met à faire tout le contraire, il bascule dans une collaboration avec les processus d’exploitation et d’exclusion du système lui-même : il verse d’une visée de justice sociale à celle du contrôle social. [Le travail social comprend en fait une pluralité de métiers qui ont tous pour fonction d’aider les personnes à trouver et accroître leurs ressources afin affronter le monde tel qu’il est, et de l’aménager dans le sens d’une plus grande justice.]

Ces véritables missions premières, ordonnées à la recherche d’une plus grande justice sociale en matière d’accès à l’intégration, au droit, à la citoyenneté, au travail, à l’éducation, à la santé, nous contraignent à un positionnement éthique fondamental, puisque les travailleurs sociaux se trouvent en première ligne pour garantir tant que possible le maintien des liens sociaux. [La souffrance, le travailleurs social ne peut pas « la regarder de travers » : il est contraint de la voir en face .]

C’est la disposition éthique qui constitue le ressort fondamental et nécessairement subjectif de ce travail. - pas des trucs, des recettes, des savoirs compliqués, mais d’abord, ce sentiment de responsabilité subjective et de vulnérabilité devant la souffrance de l’autre, responsabilité qui nous pousse à chercher avec lui de manière chaque fois singulière les ressources dont il dispose et que nous pouvons lui offrir ou créer avec lui et les autres pour qu’il puisse faire face à sa situation et reprendre en main son destin.

Nous comprenons donc que le travail social peut être la pire ou la meilleure des choses selon le sens que nous lui donnons. Nous devons faire des choix fondamentaux, qui sont des choix d’objectifs et de valeurs. De ces choix découleront des choix de moyens.

Aujourd’hui il est de plus en plus clair que le choix qui s’offrent à nous reposent que des conceptions de l’homme qui s’opposent.

Dans un cas, l’homme est conçu comme un pur montage de gènes et de neurones amené à des conduites sociales par le conditionnement de l’environnement : c’est l’idéologie scientiste et behavioriste de l’homme neuronal, génétique et comportemental. La déviance sociale est taxée de maladie et la santé se mesure à l’adaptation sociale et à la capacité de trouver satisfaction à ses pulsions. Les considérations morales peuvent être écartées de l’approche médico-sociale repose alors sur une analyse prétendument scientifique des comportements. [Cette idéologie est à l’origine du développement de TCC et de la médicalisation à outrance d’une population en souffrance, séduite par la promesse mercantile de la jouissance. Cette représentation de l’homme le rend virtuellement transparent et manipulable. Son horizon totalitaire est le Meilleur des Mondes, ordonné à un eugénisme « thérapeutique » appuyé sur le consentement général, doublé d’une thérapie hypnotique de masse.] En attendant, les travailleurs sociaux devront collaborer dans une optique de contrôle social à des actions de dépistage généralisé, de suivi et de rééducation sociale avec des visées de surveillance, voire de répression [, de relégation et de gardiennage dans des centres sous-équipés, sinon à l’abandon des plus démunis dans l’errance (Corinne Daubigny, « Psychothérapeutes d’Etat, fossoyeurs de l’âme », in Le Coq-Héron, n° 178, 2004 ). Le néo-libéralisme s’appuie aujourd’hui sur cette conception littéralement monstrueuse de l’humain qui conduit à son instrumentalisation et à sa réification comme marchandise. Ceux qui ne font pas de choix, les gestionnaires improvisés et propriétaires imaginaires des deniers publics, seront inexorablement entraînés sur cette pente.]

Dans l’autre cas, l’homme est conçu comme un être par nature inachevé, dépendant d’un environnement social, pourvu d’une disposition éthique (innée ou acquise, ce serait une autre discussion) mais aussi de penchants asociaux et destructeurs, contraint de réprimer une partie de ses pulsions pour mener une existence sociale, un être en partie obscur à lui-même et aux autres, mais un sujet désirant, capable de choix et d’évolution, en recherche de sens et capable de changer son environnement. La survie et les progrès du genre humain apparaissent alors suspendus au maintien et au développement de ce sens éthique – et c’est d’ailleurs ce que pensait Freud à la fin de sa vie. L’éducation et le travail social deviennent des ressorts de cette transmission de valeurs communes et de sens qui permettent aux hommes d’affronter un monde qui leur réserve nécessairement des angoisses et des joies.

[Soutenir ce choix demande un certain courage. A l’heure où le mot d’ordre civique pourrrait être « solidarité ou barbarie »], la mission du travail social ne peut plus être l’adaptation à un monde injuste et violent mais comporte toute une base de réflexion anthropologique tant sur les dynamiques humaines individuelles que sur les systèmes sociaux, leurs dysfonctionnement, les types de malaises qu’ils induisent, leur dynamique possible.

Cela peut paraître assez paradoxal, mais Levinas soulignait qu’en somme l’éthique, en tant que condition du social, est précisément la référence à partir de laquelle on peut évaluer la pertinence ou la valeur d’un système social, et même d’une culture. C’est le lieu même où se découvre le sens. Ce n’est pas une mince conséquence.

[« Nous dirons, pour conclure, qu’avant la Culture et l’Esthétique, la signification se situe dans l’Ethique, présupposé de toute Culture et de toute signification. La morale n’appartient pas à la Culture ; elle permet de la juger, elle découvre la dimension de la hauteur. La hauteur ordonne l’être .

La hauteur introduit un sens dans l’être. « ( Op. Cit., p. 54)]

Cela veut dire que dans le champ du social et des sciences humaines en général c’est le travail de notre disposition éthique qui fonde autant nos recherches théoriques que nos pratiques.

Au fond, en chacun de nos actes, c’est d’une conception de l’homme que nous nous sentons, avec d’autres, les gardiens vigilants.

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