Super Manip !
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Voilà une émission télé qui cartonne. Vous avez des difficultés à élever vos gamins, comme tout le monde finalement, et la gentille chaîne (ça porte bien son nom !) vous dépêche un caporal-chef tout droit issu de la police des familles pour vous mettre au pas. Après vous avoir copieusement mis plus bas que terre devant vos enfants (analyse de situation), suivent les conseils (projet d’intervention). Très clairs les conseils : vous vous y prenez comme un manche, yaka, faucon… Pas de bavures. Pas de questions, que des réponses. Et l’audience, pardon, les familles installées devant le poste de s’esbaudir : mais ça marche !
Comment en est-on arrivé là ?
Tout d’abord repérons qu’il s’agit d’une émission de télé. A quoi sert la télé ?
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Un des directeurs de chaînes (ça porte encore bien son nom) a eu le courage de répondre clairement à la question : « Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible… Ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau disponible. » (Sic, en français dans le texte)
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A quoi sert alors cette « super manip » ou « super manie » ? La manie est l’ancien nom de la folie dans le vocabulaire tombé en désuétude des psychiatres. La monomanie c’est la folie d’un objet unique. La super manip, c’est la monomanie des médiations de masse. La télé à pour seul objet de capter le désir des sujets , en procédant à un décervelage auprès duquel celui du Père Ubu fait figure de bluette pour théâtre d’arrière-garde, afin de capter ces temps de cerveau disponibles. Disponible à quoi ? A l’achat compulsif tous azimuts. Il s’agit d’inoculer la fièvre acheteuse. Résumons : la télé est le fer de lance du marché. En tapant sur une corde sensible : comment élever mes enfants ? Tant que l’audience, pardon, les parents sont préoccupés par la question, on comprend aisément que leur cerveau n’est pas disponible. Il faut savoir que, lorsqu’on est parent, personne ne vous délivre le mode d’emploi. Il y a là chez chacun une zone d’angoisse et d’incertitude dont les miroitements et les paillettes de cette « super manip » ont vite fait de vous libérer. Le cerveau est enfin disponible pour l’essentiel : la mise en agitation de la pulsion scopique et des produits du marché qui pourraient ensuite la calmer. C’est la mise en orbite d’un savoir marchandable de ce qu’il faut faire. Bien entendu toutes les demi-heures, on vous farcit l’émission de pubs appropriées : les couches pour bébé machin, les petits pots bidules, les services de soutien scolaire à domicile truc etc C’est une chaîne éducative quand même ! Mais surtout on fabrique de toutes pièces La Réponse, l’arme absolue, celle qui va libérer de toutes les questions insupportables liées à la parentalité : il y des experts qui savent comment faire. La place est toute désignée alors pour des cohortes de travailleurs sociaux qui, malheureusement, pour certains, s’y engouffrent allègrement : celle où le l’expert sait à la place de l’usager. On pourrait très bien imaginer dans les années qui suivent des entreprises de travail social en cheville avec les chaînes de télé - sponsor oblige - faisant la promotion de leur savoir savant, de leur technologie éducative high-tech, avec un slogan, tel qu’il fut inventé sous Vichy, pour les AS : « Les travailleurs sociaux apportent aux familles joie et santé ». Pourquoi le travail social échapperait-il au secteur marchand ? Il s’agit de se vendre que diable ! Avec arguments à l’appui : en amont on repère les besoins des usagers ; si nécessaire, on les fabrique. A la sortie, pour rester sur la super manip, on invente des stages de parentalité clés en main. Parents, vous ne savez pas comment vous y prendre avec vos chers bambins : on sait, on s’occupe de tout. La dérive des centres de formation ces dernières années vers l’ « accumoncellement » des savoirs, qui ne cesse de me surprendre - car accumuler du savoir n’est nullement une garantie pour forger une pensée critique, au contraire - trouve ici sa raison profonde. Il ne s’agit pas de penser, il faut vendre ! Un travail social qui se soucie de soutenir des parents dans leurs propres capacités parentales, qui prend en compte avant tout la dimension humaine dans la rencontre, l’accueil, l’accompagnement, n’a rien de marchandable. C’est une vielle lune, qui berce encore de ses reflets d’argent quelques dinosaures tels que mezig . Vous y croyez encore, vous, aux capacités du sujet, au désir de vivre ? Allons soyez moderne ! Les prestations du travail social rentrent sur le marché au même titre que tous les biens de consommation. La formation, ayant alors pour but de formater des VRP avec mallette de gadgets idéologiques et technologiques divers et avariés. J’exagère ? Je force le trait ? Bien sûr.
Le travail social n’est pas une marchandise ? En êtes-vous si sûr ?
Joseph Rouzel, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et travail social,
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Texte paru dans les ASH du 2 fevrier 2007
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Sur cette question je conseille vivement la lecture du livre percutant d’un philosophe, Bernard Stiegler,
La télécratie contre la démocratie
, Flammarion , 2006.
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Patrick Le Lay, « TF1. L’école de la réactivité », in
Les Dirigeants face au changement
, Editions du huitième jour, 2004.