De l’enfer au paradis… la perte de sens et la métamorphose d’une école en entreprise
A ma regrettée Hélène, à Nathalie, à Carole,… à mes amis qui restent toujours présents auprès de ma petite personne et ont compris…
« J'aime être humain car, inachevé, je sais que je suis un être conditionné, mais, conscient de l'inachèvement, je sais que je peux aller plus loin. Telle est la différence profonde entre l'être conditionné et l'être déterminé, la différence entre l'inachevé, qui ne se sait pas comme tel, et celui qui, historiquement et socialement, s'est élevé jusqu'à la possibilité de se connaître incomplet. »
Pédagogie de l’autonomie
(2006), Freire paulo, éd. ERES, 2013, p. 69
Il va bien falloir que j’en dise quelque chose de cette parenthèse de plusieurs mois, avant que je ne la referme. En 2010, je me fendais d’un texte que j’avais intitulé «
quand travailler est… résister
»
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. Je faisais le constat amer d’une école en travail social qui perdait de sons sens, de sa dimension collective et créatrice. Mais à l’époque, l’espoir de voir la matière grise gagner du terrain sur les éminences grises de cette omnipotente « gouvernance », était encore vivace chez certains d’entre nous. Nous manquions finalement d’humilité nous aussi, nous aurions du nous suffire de l’espérance ! Néanmoins, nous résistions… et le collectif, bon an mal an, faisait corps face à une directrice générale fermée à toutes négociations et à toutes controverses. Trois ans plus tard, nous gagnions une bataille, la présidence lâchait la bride en démissionnant et dans son sillage nous libérait des entraves de la direction générale. Je me souviens alors de la liesse collective, et de ce sentiment qui était le mien, de la créativité, enfin, libérée des entraves du « management » dont je ne saisissais pas la nécessité au cœur de la pédagogie et de l’éducation.
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Il nous a fallu un temps pour reprendre nos esprits, un temps pour réparer nos « égos » blessés par la méprise de ceux qui se voulaient tout puissants. Un temps pour se reposer et se poser les questions de l’avenir : comment regagner du terrain sur la question du sens ? Comment allions-nous travailler avec ceux qui avaient soutenu et soutenaient encore l’ancienne « gouvernance » ? Comment ne pas céder au désir de la revanche et de l’exclusion de ceux qui avaient collaboré ?
La souffrance changeait de camp, il ne s’agissait pas de l’alimenter, il nous fallait absolument associer ces collègues au projet de reconstruire ce qui avait été mis à mal… la liberté de créer, le plaisir de venir travailler la question de l’éducation, de revenir au doute, à la maïeutique, à la connaissance, de rouvrir les portes de l’école sur l’extérieur… Je m’appliquais à ne pas contrevenir aux principes auxquels j’avais adhéré, ceux de Paulo Freire, selon lesquels, les oppresseurs sont à éduquer autant que les opprimés, «
Les limitations que les anciens opprimés doivent imposer aux anciens oppresseurs afin qu’ils cessent d’opprimer ne sont pourtant pas une
oppression
en sens inverse, puisque l’oppression n’existe que lorsqu’on empêche les hommes d’accéder au
plus-être
. Pour cette raison, ces limitations, qui sont nécessaires, ne signifient pas par elles-mêmes que les opprimés d’hier soient devenus les oppresseurs d’aujourd’hui.»
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, sinon clairement, on ne sort pas de cette spirale du « plus avoir » au détriment du « plus être ».
Durant un an, nous avons été dirigés par un membre du bureau à titre intérimaire, en attendant la nomination d’un directeur. Nous avons fait connaissance avec cette personne dont nombre d’entre nous se méfiaient et moi la première (il est de ceux qui ont participé à l’hécatombe du management). Puis de semaines en semaines, de mois en mois, j’ai apprécié les visites de ce directeur intérimaire, nous parlions éducation populaire, nous échangions nos textes à publier, une sorte de complicité s’est nouée, je l’aimais bien. Certains de mes collègues de la résistance d’hier, m’incitaient à la méfiance, cela me mettait en colère et je râlais sur leur propension à voir le mal partout.
Ce monsieur était bien « bonhomme » et fut adopté par beaucoup d’entre nous, comme une personne fiable et apaisante. La vieille école était de retour, c’était bon pour la pensée et la créativité. Des moniteurs éducateurs en formation érigèrent un superbe totem, sous le regard de toute l’école, de la musique résonnait dans les couloirs, des clowns et autres acrobates improvisés surgissaient dans nos bureaux… Les ateliers d’écriture que nous animions auprès des éducateurs spécialisés en formation, firent jaillirent des écrits sur les murs en fin de séquences de travail, avec un petit concert de guitares et la danse des mots qu’un étudiant exécutait devant un public en liesse, clôturèrent une journée dédiée à la création libre.
Oui, la vieille école, tant décriée par la gouvernance d’hier, renaissait de ses cendres par le souffle d’une jeunesse inscrite dans la modernité d’aujourd’hui ! Tous les possibles étaient probables. Une année durant laquelle j’étais apaisée et les relations entre collègues étaient cordiales. De nouvelles recrues furent accueillies comme il se doit, donnant, à l’époque en tout cas, un nouveau souffle au quotidien routinier de ceux qui étaient là depuis bien longtemps.
Une année où la question de l’HEPASS occupait aussi nos esprits, comment allions-nous être associés à cette perspective ? En effet, il n’était pas envisageable pour nous de ne pas participer à l’élaboration et la naissance de cette « haute école », la résistance menée jusqu’à ce jour ne consistait pas seulement à l’éviction d’un système aliénant mais également à l’invention du futur. Tout au long de l’année, nous avons reçu, une fois par mois, un communiqué du nouveau président de l’association et avons même été conviés par notre financeur, la région, à une journée de réflexion sur la configuration des HEPASS, exposée par une représentante de l’UNAFORIS, tenante de la quantification plutôt que de la qualification de nos métiers et omettant savamment les publics, destinataires de nos accompagnements socio éducatifs. Lors de cette journée l’effroyable doute d’hier refit son apparition dans les méandres de mes neurones ! Mais l’école était apaisée, le président nous saluait en nous nommant, et le directeur par intérim passait quotidiennement s’intéresser à nos tâches journalières, tôt le matin.
Puis vint la fin de l’année… Un mail de la présidence nous informait du recrutement du nouveau directeur et nous donnait son nom. Bien évidemment, Google fut plus que sollicité, pour que l’on se représente le portrait de celui qui allait prendre la direction. Un écrivain, un docteur en sciences de l’éducation, un universitaire… tout cela me semblait de bonne augure… enfin un intellectuel à la tête de notre école, décidément le « bon vieux temps » faisait son retour en force.
Il prit ses fonctions en octobre et était très attendu. Il nous fut présenté individuellement, il me paraissait fort sympathique. Puis dans un second temps la présentation fut institutionnelle, il fit un discours dans l’amphi, il fut applaudi et me paraissait toujours aussi sympathique. Son parcours attira mon attention de par son hétérogénéité, il l’avait mené au pluriel, c’était à mes yeux séduisant, la multiplicité de ses expériences sonnaient en écho avec mon propre parcours, j’y voyais de l’humilité de la part de ce nouveau directeur. Quotidiennement je le rencontrais dans l’institution. Il apprit rapidement que l’écriture était une pratique quotidienne pour moi, essentielle à la pensée et sut même que j’avais publié un roman.
Parfois le matin, il me conviait à un café dans son bureau et je lui racontais naïvement mes perspectives pour l’école, la passion de mon métier, le respect que l’on doit aux étudiants… Bref, je lui racontais tout bonnement qui j’étais.
Des étudiants étaient venus dans mon bureau, quelques temps avant l’arrivée de la nouvelle direction, ils souhaitaient redonner vie aux « cafés sociaux » que nous avions institués dès 2008 avec les étudiants d’alors. Nous l’avions ensuite arrêté de notre propre chef en 2011, suite aux injonctions de la direction générale qui souhaitait avoir un contrôle sur cette espace d’échanges et de convivialité.
Je recevais la demande de ces nouveaux étudiants avec reconnaissance, finalement le but était atteint, ils souhaitaient s’emparer pleinement des « cafés sociaux » et en faire leur espace. Lors de leur première réunion, ils m’ont conviée afin que leur raconte la genèse et l’histoire de cet espace institutionnel. Volontairement, je ne m’engageais pas plus loin. C’était leur « café social » !
Ils obtinrent l’autorisation de la nouvelle direction pour que ce temps existe de nouveau. Mais… un autre passé, pas si lointain, refaisait son retour, celui de la restriction, horaire d’abord (18-22h) puis la nécessaire présence d’un formateur (moi, en l’occurrence). Il est vrai que les étudiants sont irresponsables bien qu’ils soient adultes et conduits à occuper des postes à responsabilités ! Ce n’est pas rien de se mêler de la « misère du monde »… De mauvais gré, je suis restée ce soir-là, de crainte qu’ils ne puissent réaliser leur premier « café social ».
La soirée fut cependant riche, ils avaient choisi d’aborder la question du militantisme chez les éducateurs. L’animateur tenait son rôle avec sérieux, des personnes extérieures à l’école sont venues et les échanges ainsi que les controverses furent riches d’enseignement. Les étudiants avaient convié une philosophe extraordinaire de par sa personnalité et sa propension à défaire les idées reçues, j’en appris encore beaucoup ce soir-là, grâce à ces jeunes gens.
Les débats allaient bon train, sous le regard et le silence du directeur qui était présent.
Le directeur était arrivé à 18h, je trouvais fort respectueux de marquer de sa présence le travail de plusieurs mois d’étudiants engagés pour leur école (la directrice d’avant ne restait pas et me confiait les clés de la « maison »). Ce que je remarquais néanmoins, c’est que saluant les personnes présentes, il leur demandait de se présenter mais lui ne le faisait pas ! Ce qui me valut le chuchotement de plusieurs personnes et étudiants qui me demandaient qui était ce monsieur…
Au moment de faire une pause dînatoire avant de reprendre les débats, le directeur qui n’avait rien dit pendant deux heures, demanda la parole. L’animateur remit la pause à plus tard et céda la parole. Sans se présenter et dans une diatribe illustrée de toutes les notes qu’il avait prises, il referma toutes les portes de la réflexion qui avaient été ouvertes et apporta des réponses fermées et un diagnostic catégorique, les éducateurs sont responsables de ce qui leur arrive !
Puis se leva, en disant que je lui rendrai compte de la suite de la soirée. Ce qui me mis à mal !
Lors de la pause, les étudiants furent découragés et dirent que le « café social » venait de perdre de sons sens. Alors avec la philosophe nous leur avons assuré que le débat n’était pas clos, il ne s’agissait là que d’un point de vue.
Le débat repris avec la prise de parole de cette même philosophe qui remercia haut et fort ce « monsieur » d’avoir illustré ce que nous dénoncions depuis deux heures et en interrogeant l’identité de ce même « monsieur » qui ne s’était pas présenté. Puis regardant la chaise laissée libre, elle dit «
les voici ces nouveaux directeurs, la politique de la chaise vide, dès lors qu’il faudrait débattre, ils assènent leur vérité et s’en vont !
»
Je me suis appesantie sur ce triste épisode, à mes yeux, car il vint marquer la fin de mes illusions sur l’avenir de notre école. Sous les oripeaux de l’université et de l’écriture, nous venions d’hériter d’un tenant du « management » et d’un directeur sourd à l’échange.
Je suis tombée de haut, mes collègues de la résistance d’hier avaient bien raison de poursuivre aujourd’hui cette même résistance, je suis d’une naïveté navrante… Mais à mon corps défendant, j’ai vraiment voulu croire au possible sens de l’histoire de cette école que je fréquente depuis trente ans et surtout j’étais épuisée de cinq ans de luttes, alors je me suis confiée à un bon « mektoub », Inch’Allah!
Le temps a poursuivi sa route et son œuvre, nous étions de temps à autre conviés à une réunion dans l’amphi entre midi et deux, par le président, le directeur et le vice- président (directeur intérimaire) avec l’injonction d’écouter et de ne pas intervenir.
Pressentant le retour de ce que nous avions connu lors de l’ancienne gouvernance, nous avons repris nos réunions de salariés et avons démocratiquement voté pour un débrayage le mercredi et notre intervention silencieuse ce même jour lors de la tenue d’une réunion du conseil d’administration. Nous avons donc mis en œuvre ce qui avait été voté, et je le redis démocratiquement, en nous rendant à la réunion de CA. Un membre a quitté la réunion en disant qu’il ne souffrirait pas plus longtemps notre présence et a claqué la porte. Nous nous sommes identifiés à des torchons !
L’occupation du lieu n’a pas excédé vingt minutes, nous sommes venus dire nos inquiétudes et avons réaffirmé notre vif souhait de collaborer à l’élaboration de la future école.
De ce débrayage, j’ai pu enfin voir clair dans le jeu de certains collègues, des places étaient à prendre, plus qu’à occuper. Une réunion de salariés plus tard, nous faisions l’objet de reproches vifs et incisifs, de la part de ceux d’ailleurs qui n’étaient pas présents lors du vote. On nous a réglé notre compte à tous !
Ecoeurée, au point de ne plus pouvoir saluer ces personnes chaque matin, je me suis repliée dans mon bureau. Ces mêmes personnes qui lors des luttes de jadis, réclamaient haut et fort du collectif, se la jouaient dans l’individualité aujourd’hui.
Quelques jours après, une lettre circulait de bureau en bureau, elle soutenait la nouvelle direction et les orientations de la présidence, et à mots couverts désignait les mauvais objets que nous étions, cette lettre a été signée par une grande majorité de salariés, dont ceux qui ont sollicité régulièrement notre soutien et notre concours de délégués syndicaux lorsqu’ils étaient au plus mal, du temps de l’ancienne gouvernance.
De ce jour, j’étais brisée. Les vacances d’été vinrent à point nommé. J’ai quitté mon bureau avec des livres mais rien à corriger (ce qui n’est pas dans mes habitudes, je travaillais aussi beaucoup à la maison, avant). J’ai franchi avec ma voiture le portail et étrangement j’ai oublié le travail et ses affres. Un mois et demi de paix, j’ai peint, j’ai refait la façade de ma maison, j’ai vu mes amis, j’ai lu.
L’heure du retour sonnant trop fort à mes oreilles, je suis allée voir le médecin pour qu’elle m’arrête, elle n’a rien entendu. Alors contrainte et forcée, je suis retournée au tripalium !
Mais… je m’étais efforcée à n’y voir là qu’un moyen de subsistance. Je faisais mes heures (39 en tant que cadre). Cette rentrée fut marquée par la prise de fonction des directrices et autres responsables de niveau et par la mise au placard de ceux qui ont osé l’opposition, il y eut aussi des changements de bureau, deux collègues en ont fait les frais. J’étais angoissée et hantée par l’idée que cela allait m’arriver et cela aurait été intenable. Ce petit espace était chargé pour moi de tant de souvenirs, j’y avais pris la suite de ma formatrice et j’y avais tant reçu de la part des étudiants. Une dizaine de jours à tenir coûte que coûte et à envisager l’année à venir du côté de la survie (ces moments où j’étais avec les étudiants, des oasis salvateurs…)
11 septembre, si beaucoup évoquent le drame des attentats aux USA, moi, cette date est marquée à jamais par la disparition brutale de ma collègue et amie, Hélène. Elle était la secrétaire de notre dispositif, centrale, accueillante et humaine. En juillet Hélène s’était inquiétée auprès de moi de la rentrée et de notre devenir, je lui avais répondu de ne pas y penser, les vacances arrivaient l’important était sa petite famille. Début septembre, Hélène était fatiguée et tendue
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…
Le 29 septembre, la médecine du travail marquait un temps d’arrêt pour moi, il fallait maintenant que je fasse attention à ma santé, elle était bien compromise depuis quelques mois. Je fus donc arrêtée d’abord quinze jours, puis encore quinze jours et ainsi de suite jusqu’à ce que je prenne conscience que le retour n’était plus concevable. C’est donc par l’entremise d’une rupture conventionnelle et d’une indemnisation de 25000 € que j’ai mis un terme à l’intenable.
Mon départ n’est pas une fuite, il est l’expression de mon désaccord le plus profond avec ce qui se passe aujourd’hui, dans ce qu’ils appellent maintenant, l’entreprise. Et, je ne m’étends pas sur les travaux, du parking refait à neuf, du nouveau bureau de la direction et du prochain étage qu’ils envisagent de bâtir, pendant que les départs ne sont pas remplacés et que la charge de travail se démultiplie à l’infini pour les salariés en mal de main d’œuvre… mais il en est ainsi quand on préfère une belle école à une grande école !
D’autres départs ont suivi le mien, des arrêts de travail se multiplient et se rallongent…
Voilà, à cet endroit, je ferme la parenthèse, la vie est ailleurs, les expositions de mes tableaux, les vacations à l’université… des lendemains m’attendent, je ne sais pas clairement lesquels mais je sais que je ne vivrai plus jamais une telle souffrance. La vie est courte et je souhaite vivre ma deuxième moitié d’existence dans la sérénité et la réflexion car par contre, de ce côté-là, je ne lâcherai pas… Il va donc me falloir reprendre l’invention du travail pour que le « bore-out » ne m’invite plus au « burn-out » mais à la créativité, celle qui m’était institutionnellement, autorisée jusqu’en 2010 et que j’ai clandestinement fait survivre dans mes relations pédagogiques et mes écrits. Cette résistance passive m’aura au moins permis de tenir six ans de plus…
Ce début de texte, à l’état de gestation depuis dix mois, a été écrit d’un seul trait.
Il m’a fallu attendre que les pulsions les plus violentes, les plus mortifères et les tentations les plus vengeresses s’atténuent pour que le ton de mon propos demeure le plus objectif possible, même si je suis bien consciente que le sujet en moi a pris, plus qu’à son tour, voix au chapitre, avec cette dimension psychopathologique que Christophe Dejours et Elisabeth Abdoucheli définissent dans le cadre de la psychopathologie du travail, «
La psychopathologie du travail prend en compte l’histoire de l’individu, ses fragilités et ses forces. Or, les travailleuses et travailleurs qui éprouvent des difficultés psychologiques ne souffrent pas nécessairement de maladies mentales mais d’une souffrance liée au travail. Cette souffrance, qui suscite des défenses individuelles et collectives, peut être créatrice ou pathologique.»
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La singularité de mon parcours est celui de mon statut de « transfuge » (tel que l’évoque si justement Didier Eribon
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), dans les espaces sociaux que je traverse au gré de mes rencontres et mes relations sociales. Issue d’une famille d’ouvriers et d’artisans, j’ai reçu le lègue de mes aînées qui ont ouvert les voies de « l’universitarisation » des filles
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, entamée dès les années soixante. Née en 1967, j’ai hérité de ces « possibles » carrières intellectuelles auxquelles je fus, sans volonté de ma part, promise par un père qui n’a pas pu étudier et a dû se former comme chaudronnier, pour nourrir sa famille. Ma mère, elle, aurait pu entamer une carrière intellectuelle, soutenue par des parents qui se tenaient prêts à accompagner ses projets professionnels, elle s’est formée comme sténodactylo chez Pigier et a préféré sa vie de femme à sa vie professionnelle.
Je ne vais pas m’appesantir davantage ici sur les parcours socioprofessionnels des membres de ma famille, mais il se trouve que les parents de ma mère, mes grands-parents (ouvriers) ont été un soutien essentiel à mes jeunes années universitaires. Soutien, autant matériel que moral. Je n’ignore pas que mes grands-parents ont sans doute réalisé ici ce qu’ils n’ont pu faire avec ma mère.
Cependant, j’ai travaillé dès 1986, année de ma première inscription universitaire, en philosophie, je ne pouvais décemment être une charge financière pour mes grands-parents qui vivaient de leurs retraites respectives, modestement. J’occupais un poste de surveillante d’externat à mi-temps, dans un collège rural, à 80 kms de mon domicile estudiantin. Mes années à l’université ne furent pas brillantes et restèrent longtemps inachevées, sans l’obtention d’un moindre DEUG ! Ce n’est qu’approchant la quarantaine que je réparais cette blessure narcissique avec l’obtention d’une licence en sciences sanitaires et sociales avec mention, moi qui ne l’avais pas eu au baccalauréat avec un 10 de moyenne générale… Aujourd’hui, j’en suis à un master 1 en sociologie et sciences de l’ethnographie. J’ai longtemps été quelqu’un de moyen, se pensant médiocre parce que perçue comme telle par le milieu scolaire et familial du côté paternel, paradoxalement au souhait de me voir poursuivre des études supérieures.
Terrible identité
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… qui longtemps a conditionné ma relation complexée à la connaissance, que je nommais « savoirs »… Les autres savaient, moi… je ne pigeais rien, certaine de cette infirmité qu’est la médiocrité que l’on vous assène, doublée d’une timidité terrifiante. Cette identité, qui au fil de mes rencontres et mes expériences sociales, dont j’ai pu m’affranchir avec le concours de personnes valorisantes croisées dès le lycée, a néanmoins souvent repris le dessus, et continue encore aujourd’hui parfois à me marquer du sceau de la nullité.
Oscillant entre une opinion satisfaite de ma personne et une idée médiocre de mes compétences, j’ai néanmoins réussi à me hisser jusqu’à un statut de cadre, au sein de cette école en formation aux métiers éducatifs, que j’ai tant aimée.
1986, fut aussi l’année de ma première rencontre avec ce lieu de l’éducation. Pour la première fois, je rencontrais des éducateurs, des gars à cheveux longs, des filles en salopettes qui se racontaient les histoires des « enfants abimés par la vie » déjà… C’était à la fois violent et fascinant pour ma petite personne qui ne savait pas bien ce qu’elle allait faire de sa vie, ayant dû renoncer à être « prof de philo », ma première année de fac ayant été consacrée au mouvement contre « la loi Dewaquet » et à ma quête militante au parti socialiste (plus tard, je rejoignais le parti communiste pour aujourd’hui ne défendre aucune cause politicienne, mais demeurant éminemment « politique »). C’était une école sans portail, ni clôtures, ouverte à toutes les rencontres et à tous les moments festifs.
Neuf ans plus tard, je devenais élève « éducatrice spécialisée », de ce lieu qui gardait son caractère inventif et ouvert. J’y ai rencontré des formateurs généreux et humbles, respectueux de l’identité de chacun, cultivés, versés à la maïeutique. Cette identité de « ratée » qui continuait à me persécuter, en entrant dans cette école, je venais de vivre deux ans et demis de chômage et de « no future », lâchait progressivement du lest pour m’autoriser l’entrée dans la dynamique transcendantale du travail, celle où je me dépassais ou autrement dit, je dépassais celle qui se croyait dépassée. Ce travail de recherche intellectuel est devenu un travail réflexif sur ma capacité à mettre en question et non plus à me remettre en question, j’acceptais doucement mon incomplétude sans savoir encore la nommer mais je pressentais quelque chose du côté d’une éthique qui demeure à faire vivre.
L’entrée dans l’éducation spécialisée en tant que professionnelle titulaire du diplôme d’Etat a contribué à me faire entendre, au fil des années, ce que voulait dire cette assertion que me répétait souvent un de mes formateurs, «
la formation commence après le diplôme
et ne cesse
jamais
». Ce que je suis devenue en tant qu’éducatrice mais aussi en tant que femme, citoyenne engagée, je le dois à tous ces êtres humains échoués au bord du précipice de la misère, de la maladie, du handicap à mille lieux de l’agora… on décidait pour eux. Eux qui vivaient de peu, habitants des campagnes abandonnées et des cités oubliées. C’était donc ça l’humilité, écouter au plus près, la demande du « sujet » et non pas n’entendre que la commande sociale et ses propres bonnes intentions. L’humilité ne se décrétait pas, elle se nourrissait tous les jours de la rencontre avec l’autre, deux incomplétudes vivantes qui donnaient sens au dialogue et à la rencontre. Toutes ces expériences qui ont jalonné une petite dizaine d’années, ont été nourries de ma rencontre avec cette école et ses formateurs et de la relation éducative toujours à inventer au fil des missions institutionnelles et de la singularité de chacun des sujets en difficultés que j’ai fréquentés.
Mon parcours professionnel s’est inscrit pour la plus grande part dans le cadre de l’autogestion. L’association pour laquelle je travaillais, fonctionnait sur une coordination tournante. Tous les ans, lors de l’assemblée générale, chaque service nommait le nouveau coordinateur, selon le principe de l’ancienneté. Chaque salarié du secteur éducatif savait qu’il serait un jour, pendant un an, responsable de ces fonctions de coordination. En aucun cas cela ne lui accordait un quelconque pouvoir de décisions, celles-ci étaient prises et validées par les équipes et ne dédouanait pas non plus, les autres éducateurs de la question de la responsabilité dont je dirai quelques mots plus loin. Outre le fait de coordonner le fonctionnement et les missions des services avec le bureau de l’association, le coordinateur était également à l’interface entre l’association (son président et autres membres du bureau) et les décideurs et financeurs.
Cette expérience singulière, dans une époque où l’autogestion n’avait plus cours, a permis que je prenne pleinement la mesure de la question de la responsabilité en éducation spécialisée. Cette singulière posture qui me conduisait de la relation à la personne à la relation avec les instances décisionnelles ouvrait largement le champ de l’éducation qui ne saurait se réduire qu’à la simple relation d’aide. Il s’agissait et il s’agit toujours pour moi, d’une dimension éminemment politique. A la fois en lien étroit avec les familles et en lien étroit avec les décisions en politiques sociales, nous étions cette voie (on pourrait aussi dire voix) de transmission en nous appuyant à la fois sur des connaissances empiriques et théoriques, je me suis souvent identifiée à une « porte-parole » non pas au sens militant mais porteuse de la parole de chacun pour que se créée un espace de négociations entre la singulière situation des familles accompagnées et le cadre légal et sociétal dans lequel nous étions tous invités à agir, quelques soient les places occupées. Il me fallait donc de cette place, celle d’éducatrice spécialisée dans le cadre de l’accompagnement social des allocataires du RMI, « répondre de » et « répondre à ». Répondre des missions confiées par les pouvoirs publics
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mais également de l’association et de ses valeurs pour laquelle nous travaillions. Répondre au sujet en souffrance sociale, existentielle et demeurer attentifs au maniement du transfert
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, ne pas faire de l’histoire de l’autre, sa propre histoire au sens de ce que nous dit Joseph Rouzel, «
L’écoutant doit fondamentalement faire silence en soi et laisser la parole déployer la perte de l’objet et lui faire un bord de langage
.
Il doit répondre de sa position dans ce lieu de silence dont l’écoute exige qu’il tenu et entretenu. Non pas répondre à la parole mais de la parole.
»
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. Réinscrire l’histoire de la rencontre dans une dimension heuristique, questionner en soi et avec l’autre, le tiers (l’équipe, les partenaires, les instances institutionnelles, les activités éducatives…). C’est donc dans ce cadre, l’autogestion que se sont forgées mon identité professionnelle, mon éthique, et mon expérience de la responsabilité à partager.
Puis, vint le retour aux études supérieures, triangulaire nécessité pour rompre avec le sens commun mais moyen aussi, pour pouvoir postuler auprès de cette école en tant que formatrice permanente, et non plus seulement vacataire
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. Durant deux années j’ai cumulé mes études, mon métier d’éducatrice et les vacations. J’acceptais volontiers de renoncer à tous mes congés pour pouvoir me donner les moyens qualifiants pour pouvoir proposer ma candidature à l’école.
La suite de 2007 à 2016, on la connaît, j’ai résisté par l’écriture, la praxis et puis… j’ai quitté un métier, celui de la pédagogie, avec un grand regret mais il n’avait plus lieu d’exister déjà, ce beau métier de la pédagogie (transformé en emploi)
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, depuis plusieurs années, au cœur de cette école mue en entreprise…
Laurence Lutton, formatrice indépendante
1 - «
Quand travailler est… résister
», Psychasoc,
vendredi 01 juillet 2011
2 - Que je saisis aujourd’hui à l’aune de mes réflexions et de mes lectures, notamment celle du philosophe Alain Deneault,
Gouvernance, le management totalitaire, éd. Lux, 2013 et son dernier ouvrage, La Médiocratie, éd. Lux, 2015, en effet, nombre d’entre nous l’observent et le dénoncent, « management » « gouvernance » le second incluant l’autre, on comprend les directions à la petite semaine et sans envergure, sinon celle d’imposer un conformisme qui défend l’accès à la pensée conceptuelle et efface l’Histoire… mais promeut le médiocre et l’expert, les deux ne faisant qu’un. Le médiocre est donc celui, selon Alain Deneault, qui incarne la moyenne, le système engendre la promotion d’acteurs moyens en terme de compétences au détriment des très compétents. De ceux qui doutent, pensent autrement, qui pourraient mettre à mal par la critique le système managérial, il n’est plus question d’y faire appel, soit il rentre dans la danse au prix d’un renoncement très coûteux soit ils partent !
3 - Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »,
éd. La Découverte, 2001, p.35
4 - Je t’écris…
», Psychasoc, vendredi 25 septembre 2015
5 - Dejours, C., Abdoucheli, E. Le concept de psychopathologie du travail (1990). Itinéraire théorique en psychopathologie du travail.
Prévenir,
no 20, 127-151.
6 - Didier Eribon, Principes d’une pensée critique, éd. Fayard, Paris 2016, «
Chacun de nous porte en lui ou en elle la marque du lieu où il est né, de la « place » qui est la sienne ou qui a été la sienne auparavant, mais qui reste toujours présente dans toutes les situations que l’on peut vivre p r la suite, malgré tous les les changements et toutes les expériences que l’on traverse. Le transfuge est peut-être, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un qui a fui, mais c’est aussi quelqu’un qui ne parvient jamais à s’échapper totalement, puisque le monde dans lequel il se trouve lui rappelle à chaque instant que le monde d’où il vient était différent. »
pp. 24-25
7 - Selon l’observatoire des inégalités (9 mai 2014), l’effectif des filles à l’université est passé de 42,8% dans les années 60-61 à 58,4% pour les années 2012-2013.
8 - Didier Eribon, Op.Cit, «
La désignation insultante, la nomination péjorative, la catégorisation dépréciative font partie de ces convocations que chacun de nous peut entendre ou recevoir (ou proférer) à tout moment et en tout lieu. Elles nous instituent comme ce que nous sommes pour les autres, comme ce que nous sommes dans le monde social, et, par conséquent, comme ce que nous sommes pour nous-mêmes.
» p. 97
9 - En l’occurrence ici au conseil général qui par conventionnement, nous confiait l’accompagnement social des allocataires du RMI qui se matérialisait par la signature d’un contrat d’insertion autour de cinq axes (logement, social, scolaire, emploi/formation et santé). Le contrat validé en commission locale d’insertion l’était pour 3,6 ou 12 mois selon la situation de la personne ou de la famille. Parfois ce contrat pouvait être invalidé et il nous fallait le réaménager avec les allocataires. Dans le cadre de cette commission y siégeaient des représentants de l’état, du département, les responsables territoriaux de l’action sociale, les offices HLM et nous, simples éducateurs, représentants de notre association et des personnes accompagnées par notre service.
10 - «
Ce qui se transfère dans une relation, ce sont avant tout des mots, des signifiants dira-t-on plus tard (…) Les mots échangés actualisent à l’endroit de celui qui supporte le transfert, un certain nombre d’affects et de représentations refoulées, qui n’ont pas directement à voir avec la relation actuelle, objectivement parlant.
» Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, éd. Dunod, 3ème édition, Paris 2014, p. 15
11 - Joseph Rouzel, Op. Cit, p. 103
12 - Dès 2001et jusqu’en 2007 (année de mon embauche comme cadre pédagogique), j’ai été régulièrement invitée par mon ancien formateur à venir donner des cours et animer des TD (travaux dirigés) auprès des élèves éducateurs spécialisés.
13 - «
La médiocratie vient d’abord de la division et de l’industrialisation du travail qui ont transformé les métiers en emplois. (…) En réduisant le travail à une force puis à un coût, le capitalisme l’a dévitalisé, le taylorisme en a poussé la standardisation jusqu’à ses dernières logiques. Les métiers se sont ainsi progressivement perdus, le travail est devenu une prestation moyenne désincarnée.
», Alain Deneault, « En politique comme dans les entreprises, « les médiocres ont pris le pouvoir » », Entretien avec Michel Abescat, http://www.telerama.fr, 7 décembre 2015