C’était un matin pluvieux où je me rendais dans un centre de formation pour y dispenser quelques enseignements à de futurs éducateurs. Rituel immuable me permettant de débuter une nouvelle séance de travail, je prends mon café. Accouder à un comptoir, dans un geste banal je prends le journal traînant là. En première page, l’événement de la veille y figure : Deux adolescentes se jettent du haut d’une falaise. Quoi de plus dramatique et à la fois de plus banal tant le suicide des adolescents est présent dans notre société. Mais ce qui rend plus extraordinaire ce geste de désespoir est le fait que ces deux adolescentes aient annoncé le geste suicidaire sur leurs blogs.
Ange de tendresse
se nommait l’un deux ! À partir de cette lecture, et dans la continuité de mon intérêt professionnel pour l’adolescence, j’ai besoin d’en savoir plus sur le nouveau phénomène que l’internet a créé : Le blog. Le soir même je me connecte sur la toile. Je découvre alors un univers jusqu’alors inconnu. Des centaines de milliers de blogs où les adolescents (es)
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- se mettent en scène jusqu’au plus profond de leur intimité psychique. Plusieurs soirs durant, j’investigue la toile. Dans un mouvement heuristique, je prends conscience d’une véritable mutation sur la question de la mise en scène de soi.
E.Goffman, à travers sa série d’ouvrages Stigmates, a problématisé, sur le plan sociologique, cette question. Toutefois, l’avènement de nouvelles technologies comme l’internet, nécessite de poser un nouveau regard sur cette question tant le phénomène des blogs était alors étranger à l’auteur. D’autre part, si la mise en scène de soi résonne de manière singulière à l’adolescence, il n’en reste pas moins qu’afficher (comme le disent les adolescents, « je m’affiche ») anonymement ou non, ses peurs, ses joies, ses colères, sa tristesse à la face du monde est tout à fait nouveau. Rien à voir avec le journal intime, qui, lui, est un rapport de soi à soi où le secret est de mise. D’autre part, autre nouveauté, les blogs sont constitués d’écrits et d’images. Ce n’est pas le cas pour le journal intime.
Le désir d’extimité,
L’émergence massive des blogs, questionne deux sujets. Tout d’abord l’intimité, ensuite la question de l’altérité. L’intimité peut se définir comme ce qui ne peut se donner à voir ou à dire sur la scène sociale, en dehors d’un groupe plus ou moins restreint de personnes. L’adolescence, dans notre société, est fortement marquée par le désir de se montrer à l’autre (souvent le groupe de pairs), et de se voir comme en témoignent l’attention portée au corps et les heures passées devant le miroir. Pour rendre compte de cette nouvelle mise en scène de soi, S. Tisseron crée le concept d’
extimité.
L’extimité est définie comme « le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant psychique et physique »
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. Le désir d’extimité, dans le cas des blogs à l’adolescence, est essentiellement une mise en scène physique, une mise en scène de la vie psychique. Narrations des émotions, du monde intérieur accompagné ou non de photos, de dessins, cette extimité témoigne de l’intensité du désir de faire parler de soi, de se faire voir par le public adolescent vers lequel est destiné le blog. Comme le note justement Tisseron, le désir de s’exposer -avec la photo par exemple- sur internet via le blog ne relève pas de l’exhibitionnisme comme, dans un premier temps, il serait facile de le penser. Au contraire, il s’agit de communiquer certains éléments de sa vie intime dont la valeur est incertaine et, ou, soumise à interrogations, pour les faire valider par le groupe et ainsi mieux se les approprier par les échanges provoqués
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. Qui je suis ? L’autre me le dira ! Cette dialectique a toujours été à l’œuvre dans la construction de l’identité (et à l’adolescence il y a exacerbation de la problématique de l’identité). Il n’en reste pas moins qu’avec l’émergence des blogs, et les retours sur soi qu’ils peuvent susciter ainsi que leurs prises en comptes éventuels sur la question de l’apparence, il y a fort à parier qu’au lieu d’être un facilitateur, le blog devient un outil complexifiant l’émergence d’une identité propre issue d’expériences élaborées éventuellement rattachées à une idéologie. Il n’est pas neutre qu’un même adolescent construise plusieurs blogs en fonction de la partie de l’intimité qu’il souhaite dévoiler. Ces mutiplications de la représentation de soi complexifient l’émergence d’une identité car « quand les représentations de soi se multiplient, l’identité ne s’attache plus à aucune »
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.
Le blog participe d’un élargissement de la scène privé. Auparavant, le soi intime ainsi exposé ne se donnait à voir que dans le cadre restreint de la famille ou de proches susceptibles de recevoir cette part d’intimité. La possibilité, sur les blogs, qu’un "retour" soit effectué via les commentaires laissés offre à l’adolescent une nouvelle forme de prise en compte sur son apparence, sur ses émotions. Mais la limite et l’illusion sont rapidement atteintes. Comme en témoigne le suicide réussit des deux adolescentes ayant annoncé leurs intentions, rien, ni personne ne s’alarmera des voeux mortifères pourtant écrits. Paradoxe extrême, des centaines de milliers de personnes pouvaient avoir connaissance des intentions suicidaires sans qu’aucun écho n’en soit donné ! C’est pourquoi, le blog est une illusion de communication pour beaucoup d’adolescents. Il participe d’un individualisme exacerbé où la mise en scène de soi se transforme en démonstration de soi bercée par l’illusion de la prise en compte de soi par l’autre. Or il n’en n’est rien. Le caractère totalement éphémère des blogs, l’anonymat pouvant l’accompagné, les multiples possibilités de falcifications de la réalité ne permettent pas la création d’un échange véritable où, par sa présence, l’autre atteste qu’une certaine prise en compte soit présente. Il y a là illusion de communication.
De même, comme le pointe S. Tisseron, ce n’est pas tant la qualité du retour qui est effectué par les commentaires, mais plutôt la rapidité de ce retour. « L’adolescent préfère un jugement acide sur l’apparence qu’il a choisi de mettre en ligne plutôt que le risque de retrouver les critères qui sont ceux de son entourage familier. La rapidité de réaction est un gage d’intérêt, et constitue un apport narcissique indépendamment de la nature de l’avis émis »
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. Dans le cas des deux adolescentes suicidaires, ce n’est pas la rapidité de la réaction qui est en cause, mais peut-être l’absence de réaction. Rien ne serait donc plus terrible, pour l’adolescent d’aujourd’hui, que de voir ignoré son intimité ainsi exposée.
Une bouteille à la mer,
On voudrait s'démarquer
On voudrait s'faire apprécier
On voudrait trouver sa place
On voudrait laisser sa trace
Mais on hait c'qu'on paraît
On déteste c'qu'on est
On s'plaint d'vivvre
Mais on a peur de mourrir
Un simple ange déchu...
Mes larmes ne cessent de cOuler
Car j'ai tOut gâché...J'ai échOué...
Jsuis sensée apporter le bOnheur
Et effacer tOutes traces de pleurs
Mais je n'ai pas réussit
Car peu à peu la tristesse de ce mOnde me détruit...
Je vais m'envOler
Vers le ciel étOilé
Et quitter cette terre
Qui ne cOnnais que la guerre...
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Autre forme d’extimité exprimée sur les blogs, l’écriture. La profusion, et parfois la qualité des écrits lus témoignent des capacités créatrices des adolescents(es). Toutefois, écrire sur un blog est s’adresser à l’autre. Autre connu ou inconnu, pour être lu et en attendre éventuellement un retour. Véritable
bouteille jetée à la mer,
les centaines de milliers de proses écrites sur les blogs restent souvent sans réponse, sans commentaire aucun.
S’adresser à tous est finalement ne s’adresser à personne. Dans l’extrait cité, la question essentielle est bien celle de savoir à qui s’adressent les désarrois ainsi exprimés ? Où est l’autre capable de réceptionner le message, capable d’en faire retour ? Partout et en même temps nul part ! Là est le problème. Cette nouvelle forme de mise en scène de soi interroge donc la question de l’altérité, ou tout du moins son absence dans le cadre des blogs. C’est pourquoi, une récente recherche universitaire
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menée en France et tirant les enseignements des résultats obtenus peut dire : « Dans ce que nomment certains la
blogsphère
, il y a surtout des autistes qui, pensant s’adresser à l’humanité à leur écoute, soliloquent devant leurs écrans. S’il ne s’agit pas de communication interpersonnelle ciblée, les messages exposés sur
Skyblog
n’ont pas de destinataires a priori, mais simplement des visiteurs accidentels, égarés, ou parfois attirés par un stratagème d’auteur
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».
Ce cours extrait qu’il serait possible de multiplier par mil montre à quel point, il peut y avoir contradiction entre solitude du monde intérieur et possibilité offerte par le blog de penser s’adresser à l’infini. Certes, pour en savoir plus il serait nécessaire d’interroger l’adolescente afin d’entendre ses motivations profondes. En attend elle un retour ? Annonce-t-elle un drame futur ? Rien de cela n’apparaît sur le blog. Mais il n’est pas impensable de dire qu’en écrivant ces lignes le sujet à un projet. Celui-ci ne peut se limiter au seul désir d’afficher à la face du monde son intimité. S’il est facile, dans le cas présent, de conjecturer une introspection du monde intérieur, il n’en reste pas moins que cette introspection est, via le blog, mise en scène. Là est la nouveauté. Là est la nouvelle problématique, notamment sur le plan psychique, que la démarche de recherche clinique aura à investiguer pour en savoir plus.
Pour conclure,
Nous ne mesurons sans doute encore pas la rupture que constitue l’avènement de l’internet. La possibilité de s’adresser à autrui sous des formes jusqu’alors inconnues questionne le rapport de soi à l’autre. L’autre est, me semble-t-il, le grand absent des blogs comme peut en témoigner ce second extrait.
A qui écris-je tous ces mots doux?
Je ne le sais, je vous l'avoue
Je n'ai jamais aimé quelqu'un
Personne ne me veux entre ses mains
Mon coeur est libre comme l'air
Et ma vie plus vide que le désert
Aujourd'hui c'est ainsi
Mais qui m'aimeras comme je suis?
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Aussi sec et rapide soit le regard que nous avons porté sur le phénomène des blogs à l’adolescence, il n’en reste pas moins que ceux-ci appartiennent à la culture de l’adolescent(e) d’aujourd’hui. Cette culture est toujours le reflet d’un état donné de la société dans laquelle les jeunes évoluent. C’est pourquoi parents et autres professionnels de l’éducation ont à prendre en compte la nouvelle donne créée par l’internet. Prendre en compte pour tenter de comprendre le sens de cette nouvelle mise en scène de soi
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Hervé COPITET
Formateur
-
TISSERON.S. 2001- L’intimité surexposée. Hachette Pluriel.
-
TISSERON.S. Les habits neufs du narcissisme. In Revue adolescence. N° 53
-
Tredan.O. Le phénomène des « blogs ». Etude Marsoin-Projet expert. I.E.P Université de Rennes 1. Décembre 2004. Site internet expert.infini.fr.
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Au moment de l’écriture de cet article, le site Skyblog rescencait plus de dix millions de blogs.
2
In l’intimité surexposé. p 53. Hachette. Pluriel.
3
S. Tisseron. Les habits neufs du narcissisme. In Revue adolescence. N° 53. p 607.
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Opus cit p 606.
5
Opus cit p 607.
6
Extrait du blog d’une adolescente âgé de 15 ans.
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Où environ 400 blogs ont été analysés.
8
Tredan.O. Le phénomène des « blogs ». Etude Marsoin-Projet expert. I.E.P Université de Rennes 1. Décembre 2004. p 100.
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Extrait d’un blog d’une adolescente âgée de seize ans. Cinq commentaires anonymes.
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Pour en savoir plus, nous renvoyons le lecteur sur le travail de recherche mené par O. TREDAN et disponible sur
expert.infini.fr.