La lecture des textes freudiens reste d’une actualité incomparable pour éclairer la pratique éducative. Tel est l’idée de départ que je propose. Parce que la psychanalyse ne saurait se réduire au seul cadre princept "fauteuil-divan", il convient de se saisir de la richesse de ses découvertes pour éclairer une pratique éducative spécialisée ou non. Pratique éducative que je nommerai
d’orientation psychanalytique
. En dépit de son caractère mythique, l’ouvrage « Totem et Tabou » éclaire sur le fonctionnement de la fratrie, et par extension, sur celui de la « communauté des frères ». Plus particulièrement, ces lignes permettent de penser les actions de regroupement et d’attaque, largement constatées dans le fonctionnement des fratries ou des groupes d’adolescents. Nous verrons tout d’abord quelle place accorder à ce texte dans l’œuvre de S.Freud. Je présenterai ensuite une réflexion en situant l’écrit comme récit mythique et non comme hypothèse fondée, vérifiable et vérifiée. Je tenterai enfin de montrer en quoi ce texte permet de penser une pratique éducative. Pratique éducative en internat éducatif d’une part, et dans le cadre d’interventions auprès de familles d’autre part.
« Totem et Tabou »
L’ouvrage paraît durant les années 1912 et 1913 en quatre étapes successives. Freud lui-même considérait ce texte comme majeur, dans la lignée de l’interprétation des rêves. Il y consacra deux années de sa vie n’hésitant pas à écrire dans une lettre à Ferenzi en 1911 : « Je suis tout entier Totem et Tabou ». Issu d’une recherche livresque - Freud ne se déplacera jamais dans les contrés lointaines où vivent ceux que l’on nommait « sauvages » à l’époque - le texte est intimement adossé aux travaux de C.Darwin. Ce livre s’inscrit donc dans une lignée intellectuelle et provoque une rupture épistémologique : l’Homme descend du singe. S.Freud n’a donc pas été le seul à tenter de percer le secret des origines de la formation de la première société humaine. Quelle hypothèse fondamentale délivre-t-il dans son travail ? En premier lieu, il reprend l’une des deux thèses
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darwiniennes, la seconde, celle proposant une explication des origines de la société. Les premiers Hommes vivaient en hordes soumises à l’autorité sans partage d’un père tout puissant. Père jouissant de toutes les femelles en expulsant les frères devenus adultes. Mais S.Freud y ajoute une suite… Un jour, les frères expulsés se regroupent, tue le père, le consomme dans le cadre d’un repas totémique. Voilà l’hypothèse fondamentale délivrée. Hypothèse novatrice, et ô combien osée !
« Totem et Tabou » fut mal reçu par la communauté scientifique, plus particulièrement par les anthropologues qui ne voient dans l’hypothèse freudienne « qu’une histoire, juste une histoire ». Depuis, bien des recherches ont mis à mal cette proposition
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- Lewis-Strauss lui-même sera très critique. Plus récemment, les travaux de M. Godelier
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reviennent sur le sujet pour mieux déconstruire l’hypothèse de la horde primitive.
En dépit du caractère mythique de la horde sauvage - à savoir l’idée que l’homme, en amont de la formation de la première société régit par l’interdit incestueux, vivait en horde -, il n’en reste pas moins que cette proposition permet de penser certains aspects de la clinique éducative liés à ce que j’appellerai la « communauté des frères ». En actant la dimension mythique, il convient dès lors de s’arrêter sur l’objet du mythe. Le propre du mythe est de tenter d’expliquer les origines. Récits oniriques issus des restes diurnes des rêves, le mythe tente d’expliquer la genèse d’un fait, d’une tradition. Faits où traditions se perdant dans la nuit des temps. Le mythe permet donc de « penser » à partir d’une création - fondée ou non -. Que l’histoire soit vraie ou non importe peu. C’est sa fonction qu’il convient de retenir et sa pertinence dans la rencontre avec la clinique.
De la fratrie à la communauté des frères…
Je propose maintenant de montrer en quoi, à partir du texte de Freud, il est possible d’éclairer la clinique éducative. Que ce soit dans le cadre familial avec la fratrie - au sens entier du terme - ou dans le cadre de la « communauté de frères » - comme dans les internats éducatifs accueillant des adolescents -, l’hypothèse de « Totem et Tabou » permet d’éclairer le fonctionnement de ces groupes.
J’exerce depuis plusieurs années en qualité de chef de service dans un établissement où vivent tout au long de l’année des adolescents. Mon expérience d’éducateur spécialisé m’a également amené, durant dix ans, à mener des actions éducatives auprès de familles en difficultés avec leurs enfants. C’est à partir de cette pratique qu’il est possible de tirer quelques enseignements. Force est de constater que si un groupe est une somme d’individualités, il n’en reste pas moins que son fonctionnement peut rapidement basculer dans une union des frères. Union capable de faire vaciller l’autorité d’une institution. Les adolescents accueillis en internat éducatif en sont un bon exemple. Dans ce type d’institution, la question de l’autorité est et restera toujours très sensible. À maintes reprises, et à des moments précis dès lors que l’on se donne la peine d’analyser dans « l’après-coup » la scène passée, j’ai constaté que les périodes les plus difficiles pour tenir le cadre éducatif était justement ces moments où les adolescents se regroupaient et attaquaient l’institution.
La pratique éducative en internat éducatif auprès d’adolescents se doit de prendre en compte cette soudaine capacité des individus à se réunir pour attaquer et mettre à mal l’institution dans son ensemble. Je n’étonnerai donc aucun professionnel de l’éducation spécialisée ayant à faire avec des adolescents. Le constat est là ; clair et sans ambiguïté : maintenir un cadre éducatif, et par extension l’autorité de l’institution, c’est être en permanence vigilant au mouvement de réunion des adolescents. Réunion précédent très généralement l’attaque. Attaque en direction de l’institution - les murs -, attaque en direction des personnes - les éducateurs et le directeur symbolisant la fonction paternelle. Les « chaudes soirées » que les éducateurs
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connaissent en internat éducatif ont, de façon majoritaire, à voir avec le mécanisme du regroupement et de l’attaque. Il est toujours difficile dès lors de tenter de trouver une ou des responsabilités individuelles. Peine perdue. La question centrale n’est pas là. Soudainement, à partir d’une somme d’individus se créée ce qu’il est possible de nommer une « communauté de frères » ayant, à un moment donné, un intérêt commun. Dès l’attaque terminée, le singulier reprend le pas, les adolescents sont alors capables de s’entredéchirer. La communauté des frères n’aura vécu que quelques heures, en attendant la prochaine fois.
À partir de ces observations maintes fois constatée, le texte freudien permet d’éclairer ce puissant mécanisme. Sans en appeler à la phylogenèse pour expliquer ces comportements, il n’en reste pas moins que ce constat fait largement écho au mythe de la horde sauvage. Nous devons donc en tirer quelques enseignements.
La fratrie
Je ne prétends pas être spécialiste de la fratrie, il n’en reste pas moins qu’une oreille attentive prêtée auprès de parents permet d’entendre qu’une fratrie connaît, elle aussi, ces moments de regroupements et d’attaques.
Plus près de nous, il suffit parfois d’écouter attentivement parents et autres amis parlant de leurs enfants. Ils décrivent alors cette redoutable capacité qu’ont les frères et sœurs à se regrouper pour en faire voir « de toutes les couleurs » au père, à la mère, ou au deux en même temps. Dans le cadre de ma pratique professionnelle je suis particulièrement attentif aux discours de certaines familles en proie à des difficultés avec leur progéniture. Cette immersion quotidienne atteste de la capacité des fratries à s’unir soudainement pour attaquer, tels les frères de la horde se regroupant pour fomenter le meurtre du père tyrannique. Les parents le constatent eux-mêmes et le disent. Une fois encore l’hypothèse, même mythique, de la horde trouve une certaine intensité. Les situations éducatives viennet faire là jonction avec la proposition freudienne. Il est possible que d’autres propositions soient effectuées pour expliquer les ressorts conscients et inconscients de la fratrie. Toutefois, la conjecture de Freud me paraît ici pleine de sens.
Dès lors, quel sens donné à ces réunions et aux attaques qui s’en suivent ? Je ne me prononcerai pas concernant la fratrie - bien qu’il soit possible d’envisager l’union de frères contre le père, en lien avec la problématique oedipienne visant à éliminer le rival gênant l’accès à la mère. Avec plus d’assurance j’avance l’idée que dans le cadre d’une pratique éducative auprès d’adolescents, l’attaque est toujours une attaque de l’autorité, du cadre, de son représentant, afin de prendre momentanément sa place. C’est souvent ce que m’ont dit les adolescents dans « l’après-coup » de l’action comme l’illustrent les propos de l'un d’entre eux :
« Tu comprends, y’en a marre de ce directeur et de ses règles, à nous tous on met le feu au foyer
».
Conclusion
« Totem et tabou » a ouvert des pistes de réflexions fécondes aux travailleurs sociaux, pas seulement aux psychanalystes. Au-delà de la dispute concernant le bien-fondé de l’hypothèse de la horde, il est possible d’utiliser le texte de Freud pour comprendre le fonctionnement d’une fratrie ou d’un groupe d’adolescents. Quand l’éducation sait se saisir d’un mythe pour explorer les situations éducatives et en tirer quelques enseignements sur la pratique, les résultats peuvent être assez surprenants. Je ne suis pas psychanalyste. Pour autant, force est de constater qu’une lecture attentive du texte de S.Freud vient donner du sens à la pratique éducative, dès lors que celle-ci accepte l’irréductible avancée freudienne dans l’histoire des sciences humaines : l’inconscient.
Hervé Copitet
Chef de service éducatif
Formateur
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Il lui a été fortement reproché d’avoir privilégié une thèse plutôt qu’une autre. D’autant plus que Darwin, lui-même, avait fait de sa première hypothèse la plus vraisemblable, à savoir que l’Homme vivait en petite communauté, chacun vivant avec une femme, ou, s’il en avait le pouvoir, plusieurs. Femmes qu’il défendait jalousement, mais sans aller jusqu’à tuer.
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Cf. « L’anthropologie psychanalytique depuis Totem et Tabou », Payot, 1976.
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Cf. M. Godelier, « Métamorphoses de la parenté », Fayard, 2004.
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Au sens générique du terme sans distinction de sexe.