Je vais m’appuyer sur un certain nombre de travaux réalisés l’an dernier par le groupe Le Petit Chose de Montpellier qui fait partie du CEREDA (centre d’étude et de recherche sur l’enfant dans le discours analytique) qui rejoignent le thème de cette soirée. Nous avons travaillé sur la place de l’enfant confronté aux nouveaux paris de la famille tels qu’ils se présentent aujourd’hui au regard de l’évolution de la société. La famille traditionnelle que nous connaissions jusque là, a fait place à de nouvelles configurations où apparaissent des nomination nouvelles : famille mono, homo, hétéro, etc. qui montrent que si la famille connait de profonds remaniements, il n’en reste pas moins un noyau, disons résiduel, qui témoigne que constituer une famille selon des modes certes originaux reste pour un sujet un idéal irréductible et se trouve au cœur de l’expérience subjective.
L’apport de la psychanalyse dans ce domaine me parait particulièrement utile pour éclairer un certain nombre de concepts, et éviter des confusions qui peuvent parfois entraîner dans nos pratiques cliniques des conséquences néfastes. (Confusion par exemple entre la place du père de la réalité et sa fonction.)
Je vais reprendre dans ce sens l’analyse historique de la structure familiale dans ses grandes lignes et l’évolution de la théorie analytique qui l’a accompagné.
La découverte freudienne a pris appui sur ce fait de structure que Freud a articulé sous le nom du complexe d’Oedipe, en donnant une large part au père placé en position d’exception et qui avait pour fonction principale de procéder à une régularisation du rapport du sujet à sa jouissance et ceci dans le cadre de la famille triangulaire classique. Ce que Lacan a repris plus tard en disant que le père ou plus précisément la fonction paternelle servait à accorder la loi et le désir.
Lacan, dans les complexes familiaux, opère une révision du complexe d Œdipe et invite à aller au-delà, au delà de l’Oedipe dans sa radicalité, passant de la triangulation familiale à un autre type de nouage structural qui intègre déjà à l’époque (1938) une destitution de la figure du paterfamilias. Lacan va passer du mythe de l’Oedipe à une structure tripartite qu’il développera plus tard sous la forme de nœuds et notamment le fameux noeud borroméen composé de 3 cercles réel, symbolique et imaginaire (aujourd’hui en clinique on observe notamment des « précarités symboliques » de structure, pour parler des nouveaux symptômes qui font le quotidien des consultations). Son au-là de l’Oedipe consistera à se déplacer depuis la métaphore paternelle vers le NDP. A réaliser, en ceci fidèle à l’éthique de la psychanalyse une subversion du père, et donc à proposer une nouvelle version du père, père-version, en pluralisant le NDP. Il dégage ainsi le père de sa transcendance symbolique en en faisant un semblant.
Comment ce nouage aujourd'hui s’accommode des nouvelles configurations de la famille et comment ces nouvelles configurations nous amènent à déplacer notre curseur pour appréhender ce que nous pouvons dès lors appeler de nouvelles fictions ?
Cela relève d’un pari comme le disait notre titre. D’ores et déjà plusieurs conséquences en découlent :
-La pluralisation des nouages conduit à la variabilité des modes de nouages propres à chacun ouvrant sur des nouveau x symptômes et nous pouvons compter sur la virtuosité de la structure pour réorganiser les circuits pulsionnels face à un nouveau réel en créant de nouveaux symptômes.
-Parier pour nous soignants signifie prendre le risque du choix de la détermination singulière du sujet qui implique un reste. Freud souligne que le rapport à la jouissance pour chaque sujet, au fond ne tombe jamais juste, il y a toujours un reste inaliénable qui échappe au signifiant. Cela implique que ce reste échappe toujours et ne peut ni s’évaluer, ni se codifier.
Ces nouages donc à mettre au pluriel, vont donner les constructions singulières de chaque sujet, qui confronté à une situation familiale donnée, va produire le compromis constitué par le symptôme, que l’on écrit aussi sinthome (incluant ce réel de la jouissance qui échappe) pour chaque sujet.
Après le déclin du père qui réglementait l’accès à la jouissance, le sujet va avoir à se débrouiller seul ou en groupe avec ce reste de jouissance qui se présente aussi comme un excès. C’est ainsi que nous voyons apparaître les flambées communautaristes, et les revendications associatives qui revendiquent le droit à jouir. La chute des idéaux a pour pendant la multiplication des objets de jouissance. Nous avons affaire à une pluie d’objets. (Expression de Jacques Alain Miller). D’où les expressions symptomatiques qu’on retrouve sur le mode du « trop » (boulimie, toxicomanies, hyperactivité) avec une mise en jeu du corps qui prend le devant de la scène.
Pour résumer si nous savions avec Freud que la famille symbolique ne recouvrait pas la famille biologique, (et nous permets de ne pas confondre par exemple le père géniteur du père symbolique, et pose le père et la mère comme des fonctions à distinguer des personnages de la réalité, des parents géniteurs mais aussi de ceux qui font fonction de père et mère)) avec Lacan, se dévoile la nature de semblant du père et sa valeur d’illusion. De fait il n’y a rien de naturel dans la famille. Au pouvoir du père sacré, assimilé à Dieu le père, à ce pouvoir transcendant conforté par le mariage chrétien (qui n’est qu’un tentative de donner une forme symbolique à une relation entre les sexes pas si évidente que ça) se substitue cette nature de semblant du père qui contient en puissance celle du père mort et donc celle de son déclin. (Qu’est venue conforter l’histoire de la civilisation et l’étude anthropologique de la place du père Cf. la révolution française et l’ère de la société industrielle). Au sacro saint système patriarcal s’est substitué une organisation sociale où ce sont les pratiques sociales et les nouveaux usages de faire famille qui induisent de nouvelles formes juridiques basées sur le contrat.
Si on a pu dire que la mère était certaine, le père est devenu de plus en plus incertain (cf. l’expression : de mère on en a qu’une, de père plusieurs). Aujourd’hui cela est en train de bouger et parfois s’inverse (si on se réfère aux demandes de confirmation du géniteur), et au-delà de fait la mère est devenue elle aussi a de plus en plus incertaine. (On entends dire mère un, mère deux, chez les femmes homo qui se font inséminer à l’étranger)
On ne s’étonnera pas que de nouveaux signifiants viennent entériner les remaniements en cours, on parle de « père carent » (passible d’être déchu de ses droits) et de plus en plus le terme de parents, de famille, cède le pas au terme de « parentalité » (différent du terme de parenté qui suppose une hiérarchisation des liens). Pour ce qui concerne l’autorité nous sommes passées de l’autorité paternelle à l’autorité parentale attribuée au père ou à la mère, puis à l’autorité parentale partagée et puis à la parentalité.
La promotion de ce terme de parentalité comme référence unifiée est un effet de cette mutation de civilisation qui tend à atténuer la différence des fonctions paternelle et maternelle comme dissymétrie structurante ou comme ce qui pouvait apparaître comme une complémentarité des fonctions. Elle suppose une interchangeabilité des parents dans leur spécificité de père ou mère. Des positions jusque là différenciées se trouvent confondues. Ce qui produit de fait une sorte d’égalisation des positions sexuées. (Il s’agit ici de positions subjectives et non de détermination anatomique). Et ce point de théorie peut nous servir de boussole éthique de façon très efficace. Lacan a formalisé sur le tableau de la sexuation sous la forme de mathèmes (voir dans le séminaire Encore p 73), le côté homme et le côté femme de la sexuation en les inscrivant dans des colonnes radicalement séparées. Cette mise en place, il l’a capitonné dans des énoncés devenus célèbres tel que « La femme n’existe pas »et surtout le fameux « Il n’y a pas de rapport sexuel » pour qualifier ce point de non rapport entres les sexes. Il y un impossible à dire ce rapport (C’est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, catégorie de l’impossible) et le fantasme est ce qui tente d’y suppléer.
Les nouvelles lois de la famille semblent aller vers cette atténuation de la différence homme-femme.
Ex/loi de janvier 2005 qui donne la possibilité que l’enfant porte soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit les deux. (À la référence unique, s’offre maintenant un ordre de combinaison de possibles)
A l’ordre hiérarchique sous l’égide de l’autorité unique se substitue un nouvel ordre de voisinage horizontal, que l’on pourrait comparer à l’ordre des frères que Freud a décrit dans Totem et Tabou (moment où les frères sont marqués du trait de l’alliance après le meurtre du père). L’appartenance alors passe par un partage de jouissance, avec des regroupements de type ségrégatif. Le père c’est ce qui fait sortir du registre des frères , de l’imaginaire alliance de frères, il fonde le particulier , il instaure un rapport à l’autre de la fonction, Lacan fera du père un nom, le NDP , opérateur de la plus grande importance, le père de la sublimation, de l’idéal sera promu à une autre fonction non moins structurante, il servira à faire tenir ensemble, il sera question de s’en passer , à condition de s’en servir, c’est le versant utile du père. Le versant outil, pièce irremplaçable pour le bricolage à réaliser. Nous allons y revenir.
Parallèlement on a assisté aussi à un déplacement de la place de l’enfant. Dans ce nouveau couple parent- enfant, l’enfant devient en quelque sorte le partenaire des parents, avec les distorsions que l’on sait. De « l’enfant est un personne » à « l’enfant est un grande personne », il n’y a eu qu’un pas, des publicités récentes montrait sur un mode humoristique la mise au pas de l’adulte lui-même par l’enfant ou l’ado devenu tyrannique.
Autre aspect de ce déplacement, à l’idéal de l’enfant parfait a succédé la déception de l’enfant raté, avec la mise en place de toutes les mesures visant sa restauration.
Le paradoxe est qu’on n’a jamais autant parlé de l’enfant mais en réalité l’enfant nié en tant que sujet a pris un statut d’objet, et n’est reconnu sujet qu’en tant que sujet de droits .L’enfant dans notre société est entré dans la plénitude de ses droits (Cf. Intervention conclusive de Lacan au congres de l’EFP en 1968 paru dans la lettre de L’EFP numéro 7, mars 1970, p163)
« C’est la montée au zénith social de l’objet a » qui caractérise la société hypermoderne avec toutes sortes d’objets sensés apporter de solutions à tout. (Cf. essor actuel des traitements par ritaline)
Le nivellement des positions parentales s’est accompagné d’un déresponsabiliser généralisé. On cherche des solutions pour tous, des codes éducatifs, des systèmes pour re—éduquer, au fond on essaye de redonner du père généralisé en se coulant dans l’air du temps, c’est en fait confondre une fois de plus le père de la réalité et sa fonction.
Nous assistons donc à la perte de l’illusion de la famille normative, basée sur l’assise biologique, et à l’émergence de nouvelles façon de faire famille, de faire avec l’énigme qu’à représenté pour chacun le couple parental (De quoi jouissent-ils ?) (cf. Note pour l’enfant « le symptôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de plus symptomatique dans la structure familiale. » Enfant=vérité du couple familial.)
La famille est au cœur du sujet dans son rapport à l’impossible du non rapport, elle est le lieu où va se traiter la jouissance. JAM n’a pas mâché ses mots lors du dernier colloque pour dire « l’envers des familles » (22 et le 26 oct. 2006) : « La famille à son origine dans la non rencontre, la déception, dans l’abus sexuel et dans le crime. »
« La famille contemporaine est apparue moins comme le lieu où se vérifie l’incidence du déclin du père (soit l’incidence de la solution paternelle pour venir à bout du hors sens de la jouissance) que comme celui où s’interroge l’incidence de la revendication contemporaine à se passer du père » .Christiane Alberti Lettre mensuelle n° 255 Compte rendu des journées. Ce qui pose la question de notre place, face à ce qui se présente comme des dérégulations de jouissance.
Loin d’un constat au fond pessimiste ou nostalgique, l’enjeu sera pour ceux qui auront à traiter de ces nouveaux symptômes, au delà de la question père-mère, au delà de la question homme -femme, au delà même d’un calibrage de l’autorité , de nous repérer sur la façon dont chaque sujet se passe du père , de comment il se sert du NDP, « Comment se sert-il de cette nomination , lequel des protagonistes assure dans le cas de brouillages extrêmes de la fonction , cette fonction de nomination, comment celle-ci se fait le support d’un désir vivant ? Quelle position laisse sa chance au nouage de l’amour, du désir et de la jouissance ? Jusqu’où les substituts imaginaires sont-ils suffisants contre la férocité de ce que Lacan nommait « L’ordre de fer de nommer à »en référence à l’emprise de la jouissance de « la mère toute seule » (dans le cas de ces mères modernes où la mère se suffit d’elle-même pour exercer la fonction du nommer) »citation C. Alberti.
Il y a au fond une sorte d’habitation sensible de la famille (la famille subjective) orientée par les choix et les rencontres affectives qui trament le destin de chacun où le petit homme procède à l’élection (on peut parler d’adoption) de tel ou tel comme support symbolique structurant pour lui et qui ne recouvre pas non plus la famille de la réalité.
Il y a donc bien une adoption du parent par l’enfant qui existe de fait et qui peut en retour être entériné par le législateur. (Cas d’une fillette dont le père est décédé, il est question quelle soit adoptée par le nouveau mari de la mère, encore faut-il que l’enfant l’adopte comme tel)
Nous savons que le versant du vivant se soutient d’un dire et même d’un bien dire chez des sujets en rupture de lien. Alors comment se servir de ce NDP du côté du vivant, en s’appuyant sur cette définition d’Eric Laurent « C’est un nom qui ne se définit pas par une fonction. Le Nom du père définit un impossible. C’est la forme logique qui traverse le cas par cas de l’impuissance du père à être à la hauteur de sa fonction »
Question qui pourrait se poser aussi sous la forme « Qu’est devenu la part d’impossible dans le fait d’éduquer ? » Pour nous en clinique la difficulté sera de faire valoir cette catégorie de l’impossible « de l’enfant impossible à l’impossible de l’enfant » et de montrer comment pour chaque cas, à partir de bouts de réel, un nom du père est venu nommer l’impossible, par un éthique du bien dire.
Si l’éthique de la psychanalyse nous conduit à analyser le malaise de notre temps, et nous éloigne d’une quelconque nostalgie de l’autorité du maître, il serait illusoire de vouloir revenir à un modèle familial de type traditionnel. L’autorité trouve peut être droit de cité dans les nouvelles configurations avec ce que l’on pourrait nommer l’autorité authentique, où l’amour du père qui dit oui serait un des noms freudiens du consentement à la castration. (Un père qui dit oui au pas- tout de la mère)(Toujours la face Janus du signifiant)(C’est aussi un père qui dit non au pourtoutisme ambiant, au tous pareil)
Le père interdicteur de L’Œdipe, c’est le père qui dit non, au tout de la mère. (Nous sommes encore du côté des fonctions)
Le père de l’autorité n’est pas l’autorité du père.
La famille reste présente comme organisateur de la société. L’appel au père toujours présent. Il y a une paternité toujours à réinventer. Il s’agit de repositionner le père comme opérateur symbolique support du vivant. (Se déplace dans le langage)
La psychanalyse se fait garante d’un sinthome à inventer, et pas à hériter (se faire acteur (auteur) de sa destinée au lieu du destin déjà écrit).
C’est le symptôme propre à chacun qui tient de nouage , et de compromis ,c’est par lui que nous sommes appelés (le symptôme clinique )et c’est à partir de lui que nous aidons chaque sujet à se trouver une solution en construisant le symptôme analytique . Une solution qui passe souvent par un bien dire, par une invention langagière propre à chacun. Le père (réel) (celui qui indique une place, qui donne de l’air, du jeu) est cet effet de langage qui permet au sujet de réaliser sa subversion créatrice. Le métier du père revient à articuler les signifiants de la langue de manière à ce qu’il serve à la communication, (Se passer du père à condition de s’en servir), c-ad à se séparer de la jouissance qui y est incluse. C’est ce que signifie construire le symptôme analytique, faire en sorte que le sujet active la face vivante du symptôme, le sujet se fait alors responsable de la part prise par la jouissance dans le langage. Au fond c’est pour le sujet arriver à surmonter l’angoisse en prenant la parole pour faire entendre sa voix (cf. article Lettre Mensuelle n°256 mars 2007 « L’angoisse surmontée » Laure Naveau) (là où le névrosé se retrouve sidéré devant l’Autre de la mauvaise foi). C’est ainsi qu’il pourra articuler ses signifiants avec ceux de l’Autre, qu’il pourra parler la langue de l’Autre, rentrer dans l’échange et la transmission, s’insérer dans le lien et en créer, faire lien social.
Josiane VIDAL, psychanalyste