J’étais à Paris l’autre jour. J’en ai profité pour aller au ciné. J’ai vu en suivant deux films. L’enchaînement des deux, quoique aléatoire, m’a inspiré cependant un fil qui court entre eux.
D’abord
Meurtrières
de Patrick Grandperret, d’après un scénario imaginé par Maurice Pialat. Ça se passe à l’île de Ré. Deux jeunes filles se rencontrent à l’hôpital psychiatrique. Les malades y sont charmants, artistes, très créatifs, mais passablement ensuqués par les médocs. L’une n’a pas encaissé la mort de son père, l’autre vient d’essayer d’attenter à ses jours. C’est une rencontre très forte entre deux âmes et deux femmes perdues. Elles font le mur pour aller à une soirée. Elles ne rentreront plus à l’hôpital. Elles se lancent dans une longue errance parsemée de rencontres plutôt mauvaises, d’alcool, de dérive, de petits délits. Elles n’ont plus rien à quoi s’accrocher. Désarrimées. Du père pour l’une ; de l’homme pour l’autre. Rien ne tient. Rien ne les soutient, sauf de s’engrainer et de s’embrouiller mutuellement. Confrontées à la terrible solitude de l’homme (et de la femme !) moderne, elles dérivent, happées par des échappées de passages à l’acte pour trouver de l’argent ou satisfaire leurs besoins: elles rentrent au hasard dans une maison pour prendre une douche et déclenchent l’alarme; veulent braquer un forain avec des couteaux qu’elles ont volé au marché, après avoir été larguées en pleine nature par un paysan en 4x4 qui leur a proposé la botte… Bref, comme disent les enfants : n’importe quoi… etc Elles basculent dans un sorte de sauvagerie : « qu’est-ce qu’on pue ! ». On le sait dès le départ, ça finira dans le drame, le meurtre, le sordide, le sang qui gicle : « faut qu’on se casse !» Justement rien ne vient faire cassure dans ce déferlement de jouissance débridée. Sorcières modernes, elles cherchent à qui parler. Elles ne rencontrent que des employeurs qui veulent les exploiter, sous le pieux prétexte de leur venir en aide, des hommes, qui les prennent comme objets sexuels, des médecins qui les prennent comme objets de soins etc Devenues objets elles se rabattent sur la consommation des objets. C’est l’avènement d’un monde dans lequel les échanges humains n’adviendraient plus que dans la circulation des marchandises. Alors seule compte cette circulation sans fin des objets: aboutissement logique du néolibéralisme. Tout est marchandise, tout s’achète et se vend, ou se vole.
Le deuxième film c’est
Le voyage en Arménie
de Robert Guediguian. Ariane Ascaride y joue magnifiquement le rôle d’une cardiologue. Son père est gravement malade du cœur. Il risque gros ; une opération s’avère nécessaire. Elle veut le faire hospitaliser. Il disparaît. Il est parti pour l’Arménie, son pays natal. Quand elle s’en aperçoit, quelques jours plus tard, elle s’inquiète et décide d’aller le chercher. C’est un véritable voyage initiatique. Là où la dérive - la dérive, c’est étymologiquement quitter la rive, donc les repères, les limites, les références - emporte dans son torrent hors sens les deux jeunes meurtrières, le personnage incarné par Ariane Ascaride va remonter le fil de son histoire, d’une langue, remonter aux sources. Elle renoue au fil des jours – elle a pris une semaine - avec ses racines. Voyage orienté par et vers le père. Mais au-delà du père, c’est un pays, sa langue, ses coutumes, son combat pour l’indépendance, … qu’elle découvre. Et au-delà du pays cette merveille évanescente, ce pur symbole embué et fantomatique, qui flotte sur la ville comme dans un paysage peint par Hokusaï : le Mont Ararat. Là où dit la légende Noé planta son arche, lors du Déluge. « Un jour, dit le chauffeur qui l’accompagne, les turcs nous le rendront. Et ils se sentiront bien. Ararat, c’est notre rêve. Que seraient un pays et un peuple sans rêve ? »
Deux films, deux opposés, deux voies. L’une sans issue, qui éclate dans l’immonde ; l’autre qui fraie un chemin en remontant à l’origine, au berceau, à l’ombilic du rêve, qui fonde l’axe du monde. Deux femmes désorientées et une orientée. Ce qui fait orientation,- polarisation comme on le dit de la limaille de fer « aimantée » par une force magnétique - c’est au-delà du père qui n’en est, si j’ose dire que le facteur, la fonction symbolique qui profile au point de nouage de d’origine, un signifiant maître : le Mont Ararat... Les hommes ne sauraient vivre sans rêves, sans dieux, sans mots puissants, ces fictions nécessaires qui les tiennent ensemble. On peut voir ici une preuve athée de l’existence de Dieu. Aujourd’hui où les dieux, Dieu, l’Homme sont morts ou tombés sur la tête, saurons-nous inventer d’autres totems, un peu moins aliénants, un peu plus drôles, pour faire ancrage au sens de la vie, tel le Mont Ararat pour les Arméniens ?