Canoniquement, en fin de cure, l’analyste doit être identifié à l’objet
a
. C’est d’avoir effectué cette opération pour lui-même qu’un sujet peut s’autoriser analyste. Ça ne veut pas dire que c’est fait une fois pour toute. Car le sujet ne se laisse pas si facilement que ça réduire à la position d’objet : c’est ce qu’on appelle les résistances de l’analyste.
Sans la pratique de la psychanalyse, il n’y aurait pas de psychanalyse. Que serait une pratique dont on ne parle jamais qu’en théorie ? Donc il faut discourir sur la pratique de la psychanalyse, et pas seulement de la théorie, et pas seulement de la topologie.
Se contenter de faire de simples récits cliniques ne suffit pas non plus. Discourir sur la pratique, c’est tenter de la théoriser. C’est remettre en question la théorie comme savoir par le savoir inconscient qui s’actualise dans la pratique.
La théorie analytique, telle que Freud et Lacan l’ont établie, nous fournit un moyen d’en parler. Elle nous fournit le point fixe autour de quoi tourner, à condition de se donner aussi les moyens de renvoyer ce point fixe dans le mouvement de la parole en se donnant un nouveau point fixe. La topologie, peut-être l’aspect le plus abstrait de la théorie analytique ou discipline extérieure à l’analyse, nous fournit cet autre point fixe. Il n’a d’intérêt que s’il nous permet d’avancer une parole clinique qui nous permette de progresser dans l’articulation de la théorie.
parole écriture parole
en rouge : théorie analytique
en vert : topologie
en bleu : clinique
rouge et vert constitue un axe fixe autour duquel tourne bleu, puis…
rouge et bleu constitue un axe fixe autour duquel tourne vert, puis…
vert et bleu constitue un axe fixe autour duquel tourne rouge, etc…
si on veut , on peut établir les correspondances :
I
: en rouge : théorie analytique
S
: en vert : topologie
R
: en bleu : clinique
Sachant qu’aucune de ces consistances R, S, I ne peut apparaître isolément. Pas d’R sans I ni S…
Le point où j’en suis de cette articulation me permet de poser qu’il n’est pas possible de parler à coté de ses pompes, c'est-à-dire de parler de l’analysant comme s’il s’agissait d’un objet… un objet d’études. Le seul analysant, c’est celui qui parle, produisant du sujet. L’analyste est celui qui écoute,
et
celui qui se donne les moyens d’analyser ce rapport de transfert qu’il entretient avec son analysant. Ces moyens, ce sont ceux de tout analysant, ceux que fournit la parole, produisant du sujet, en l’occurrence, du sujet psychanalyste, capable en fin de compte de se laisser réduire, par la dit-solution où il analyse son transfert, à l’objet
a
.
Freud a montré la voie, dans la
Traumdeutung
, en analysant essentiellement ses propres rêves. C’est donc cette voie que je vais emprunter.
J’ai fait le rêve suivant :
La robe de communion de Nathalie doit être verte et blanche, c’est le vœu de son père qui est anglais. Ça fait conflit. Le conflit se développe dans la maison d’Espaly. Enfin elle obtient sa robe translucide et blanche, mais avec un écusson à carré verts et blancs sur le cœur. C’est une grand pièce de tissu ronde avec un rabat asymétrique (c'est-à-dire plus court) dans le dos, et un trou pour la tête ; elle est heureuse, elle tourne avec sa robe dans le jardin. Elle en fait un paquet avec des ronces du jardin (comme Chloé déchirée par les ronces, mais « Nathalie » n’est pas déchirée). « Elle a tissé sa robe avec les ronces du jardin ». Elle rencontre l’évêque qui passe par là dans sa robe violette. C’est un petit homme rondouillard et souriant. Elle lui montre sa robe. Il lui sourit, c’est très bien.
Le bassin du prince, dans le jardin impérial. On vient de lui offrir une otarie. Celle-ci, paraît-il, se promène dans tout le jardin, ne revenant que de temps en temps au bassin. Elle y est très heureuse, elle rit, et frappe ses nageoires entre elles.
J’avais vu la veille au soir au cinéma « Les diables » de Christophe Ruggia. « Nathalie » est visiblement inspirée du personnage de l’autiste Chloé. Elle en a l’aspect. Mais je resitue le personnage du film dans une banlieue du Puy, ville de mon enfance. La piscine du Puy était à Espaly, mais je n’ai jamais habité là. Chloé, dans ce film, se débattait dans un rideau de voile blanc qu’elle avait arraché d’une fenêtre. Ce n’était pas heureux, elle en était prisonnière. A l’inverse, dans mon rêve, elle est heureuse de trouver un voile qui lui convient.
Mais pourquoi « communion » ? Que vient faire ce père anglais ?
Le vert me fait penser à la couleur d’un rideau vert dont ma collègue Hélène Petitpierre m’a parlé au téléphone, en rapport à son analysante psychotique. Dans le cadre d’un récent groupe de travail, Hélène m’avait raconté ses difficultés avec cette analysante. Après nous en avoir parlé dans le groupe, elle m’avait téléphoné pour me faire savoir qu’elle en avait rêvé… et la seule chose dont elle se souvienne c’est qu’il ne s’agissait que de ratages et enfin, d’une couleur verte. Cette couleur, elle ne peut la rattacher qu’à une chose, la couleur verte des carrés de tissus qui, sur ses rideaux, lui permettent de repérer à quelle fenêtre ils appartiennent, car elle vient de les décrocher pour en faire la
lessive
.
La question qu’elle nous avait apportée concernait le fait de croire ou de ne pas croire son analysante. Celle-ci voulait qu’Hélène vérifie chez le pharmacien que ce qu’elle avait fait
analyser
d’un liquide noir issu de la
lessive
d’un vêtement blanc, c’était bien du poison. Preuve serait ainsi faite des persécutions dont elle se dit la victime. Hélène nous rapportait aussi qu’elle disait cracher des substances noires ou blanches, ou noires et blanches, qu’elle pensait qu’on lui avait coupé le nez pendant son sommeil, et qu’on lui avait mis un nouveau nez à sa place. Elle lui demande de
vérifier
l’analyse du pharmacien, alors qu’elle est en
analyse
chez Hélène. Elle lui demande un Autre de l’Autre. C’est en cela que cette demande est, pour nous, ambiguë : nous aimerions la prendre pour une demande de vérification – elle demande à ce qu’on lui dise qu’elle dit vrai – alors qu’elle le présente plutôt (à ce que disait Hélène) comme l’assertion d’un fait Réel. René Lew dirait qu’il s’agit de la confrontation d’une vérité d’énonciation à une vérité d’adéquation aux choses.
Voilà qui rejoint la métaphore que Lacan proposait dans « L’Etourdit » : « je métaphoriserai de l’inceste les rapports que la vérité entretient avec le Réel ». Qu’elle en demande une
vérification
, voilà qui est néanmoins de bon augure, malgré cette affirmation d’un
Réel
qui semble bloquer l’analyse en ce point d’objectivité. S’il y a à la fois assertion d’un fait comme Réel et en même temps demande de vérification c’est qu’en fin de compte il y a bien un doute.
Hélène nous avait dit, lors de notre réunion, qu’elle faisait l’association entre son impuissance face cette analysante, et son impuissance face à sa propre mère, qu’elle n’avait pas pu soulager avant sa mort, de même que je n’avais pu soulager les souffrances de la mienne dans les même circonstances.
Les carrés verts servent à l’orientation de ses rideaux, tandis que « Nathalie-Chloé », dans le film, se perd en se roulant dans un rideau qu’elle a arraché d’une fenêtre ; un rideau, c’est à lire comme la surface de voile qui obture un trou. C’est comme si « Nathalie-Chloé » était l’autisme de son analysante, et du coup, l’«autisme » d’Hélène, désorientée par le désarroi de son analysante. Hélène m’avait dit aussi que son cabinet était tendu d’un tissu violet, qu’on retrouve dans la robe de l’évêque.
Quant à «Nathalie », c’est une collègue psychomotricienne, qui m’a beaucoup parlé de la désorientation dont souffrent les patients dont elle s’occupe, atteints de la maladie d’Alzheimer. J’avais été frappé, en l’entendant , de retrouver des descriptions correspondant à ce que je pouvais moi-même observer auprès des dits-autistes.
L’écusson à carrés verts me rappelle l’écusson à carrés bleus-blancs-rouges de la Croatie. « Tu croasses ?», mot d’esprit que je tentais pour « tu crois ? », était la dernière chose que j’avais dite à mon amie Anna la veille au soir, quand elle me conseillait d’aller au cinéma plutôt qu’à un séminaire. Ceci explique en partie l’écusson, qui donne une forme à la problématique de la vérité (la croyance) condensée avec celle de l’orientation, les carrés verts d’Hélène venant paver la robe blanche de son analysante. En partie seulement car la condensation accueille une autre partie du récit de ma collègue, difficilement audible. Elle nous racontait que son analysante trouvait fréquemment ses droits (lapsus ordinatorius calami que je viens de commettre pour «draps ») souillés au matin, indice certains, pour elle, de ce qu’on trafiquait dans son ventre la nuit. Bref : « les-culs-sont pas propres » !
Bref, j’étais désorienté moi-même non seulement quant à l’usage de ma soirée, mais encore quant à l’évacuation de toute cette merde. Une trace en reste au niveau du conflit évoqué au début de mon rêve avec ce père anglais, comme l’est le père de mon amie Anna, laquelle, au téléphone, me suggérait une orientation. Mais le rêve propose très vite un bonheur à la place d’une difficulté, et une orientation parfaite là où le film présentait une désorientation maximum, là où Chloé se roulait par terre dans son rideau comme un papillon pris au piège d’une toile d’araignée.
Le rêve a joué sur l’identification, la « communion » au niveau de ces trois personnes :
- ma collègue Hélène Petitpierre, désorientée dans la cure de son analysante psychotique, et de ce que cela lui rappelait de désorientation par rapport à sa propre mère.
- Chloé désorientée dans le film dans le rapport à son corps et à l’espace, au trou et à ce qui le voile,
- Moi-même ne sachant trop la veille au soir si j’allais me détendre au cinéma ou aller encore entendre parler de psychanalyse dans un séminaire. Et ne sachant pas - sans le savoir- comment évacuer le Réel de ce que les paroles de ma collègue avait réveillé en moi.
Cette désorientation a pour base la négation forclusive qui frappe le discours de l’analysante : un vêtement
blanc
ne
peut
pas
engendrer un liquide
noir
. Ce noir est une représentation incompatible (pour parler freudien) avec le blanc : c’est ou noir, ou blanc, exclusivement. Autrement dit, c’est aussi la question de l’engendrement qui se trouve bloquée dans cette incompatibilité. L’engendrement du noir par le blanc est donc appréhendé comme un Réel, impossible à saisir comme tel. Ce passage d’une couleur à l’autre peut bien se métaphoriser d’une torsion : celle qu’on fait parfois subir au linge qu’on essore au sortir de la lessive. Mais c’est, du coup, tout aussi bien la torsion sur une Bande de Mœbius : passage d’une face à l’autre l’une de couleur blanche, l’autre de couleur noire.
C’est par ce biais qu’une identification se produit avec la problématique d’impuissance d’Hélène avec sa mère, la mienne avec ma propre mère (impossible), ce que je traduis en termes phalliques voilés sous les deux robes en présence.
Mais ce n’est plus en termes de forclusion, bien au contraire : sous une robe, il peut y en avoir
et
ne pas y en avoir. Il y a échange entre les deux : Chloé offre sa robe à l’évêque. On passe du forclusif au discordentiel. Cet échange peut bien, lui aussi, se métaphoriser d’une torsion : ça passe d’une personne à l’autre comme d’une face à l’autre. Mais ce n’est pas le même sens de torsion que la première, celle que j’ai attribuée à la lessive. Celle-ci était de l’ordre de l’impossible tandis que celle-là, don d’une robe tissée de ronces, se range dans l’ordre des possibles.
Le rêve propose une écriture de la réorientation de ce sens des torsions, par une mise en scène de la coupure, qui, bien que voilée, remet en route l’engendrement, d’abord des signifiés (les représentations de choses du rêve, spécialement le mouvement de l’échange), puis des signifiants dans la mesure où j’en parle :
- Hélène trouve une orientation par l’organisation en damier des carrés verts-et-blancs (un jeu de dames ?), en rapport à l’évêque, dans une harmonieuse structure d’échange des robes. Le blanc reste, le vert de l’orientation des rideaux se substitue au noir du poison. Ce qui était incroyable, ce pourquoi l’analysante lui demandait de le prendre pour un Réel, devient le blason de la question humoristique : « tu croasses ? »
- Chloé-Nathalie trouve dans le voile une réassurance d’elle-même : c’était son désir d’avoir une telle robe, elle l’obtient, et pourtant, elle s’en sépare sans drame.
- Je trouve une orientation voilée au niveau de la sexuation, puisque cet échange, mettant en valeur deux robes, celle de Chloé et celle de l’évêque, ne peut pas empêcher la comparaison de ce qui se trouve sous la robe : en avoir ou pas, là est la question. Je ne suis pas sans savoir que la robe de l’abbé de Choisy voile le fait que, dessous il ne saurait n’y avoir pas de phallus. Comme la bande de Mœbius, qui a deux faces, mais c’est le même, il y a une robe, et dessous, il y a deux possibilités.
Dans le film, j’ai été très ému de voir Chloé toute nue. Elle doit avoir 14 ou 16 ans, pas plus. C’est à la fois très beau et très gênant. Elle est encore une enfant. La communion est peut-être ce qui reste chez nous des rites de passage à l’adolescence ou à l’âge adulte, donc d’un statut d’enfant censé asexué, ou sans usage du sexe, à un statut d’adulte sexué. C’est l’un des thèmes du film, pendant lequel les deux enfants vont se découvrir comme sexués, amoureux l’un de l’autre (avec une suspicion d’inceste frère-sœur, qui restera dans l’ambiguïté) et retrouvant une orientation, au moins corporelle, dans la réalisation d’un acte sexuel.
En m’interrogant sur la gêne que j’avais éprouvée, il m’est venu de dire que le sexe de Chloé n’était
enrobé
d’aucun érotisme. La jeune actrice, fort bien dirigée, montrait qu’elle ne savait pas qu’elle montrait. Du coup, ce sexe représente la castration sans le voile habituel de l’érotisme : c’est de la castration à l’état brut.
Donc, le bonheur exprimé par Chloé-Nathalie, c’est le voile mis sur la douleur infinie dont m’avait fait part Hélène..
La douleur de son analysante, la douleur d’Hélène, celle de Chloé, et la mienne sont les mêmes.
Au-delà de la question des torsions de passage d’une face à l’autre, nous rencontrons l
’identification
par la torsion comme telle c'est-à-dire, par l’affect. Il y a deux faces, mais c’est la même, écrit la Bande de Mœbius. Il y en a ici au moins 4 mais c’est la même, car la douleur n’est pas un objet, la douleur n’a pas de couleur. La douleur est une trouure.
Le Violet de la robe de l’évêque ne peut m’empêcher de me faire penser à violer. J’y avais pensé consciemment quand Hélène nous avait parlé. Dans le film de C. Ruggia il y a une scène dans laquelle Chloé, s’enfuyant, s’enfonce dans un buisson de ronces. Elle est égratignée de partout, du sang coule, mais elle n’a pas l’air de souffrir le moins du monde. Dans mon rêve « Nathalie » arrange tranquillement un petit paquet dans lequel les ronces viennent se tisser à l’étoffe même de la robe : comme dans le film, cela vient démentir qu’elle puisse être blessée ; le voile de la robe protège contre la blessure des ronces. La castration ne l’atteint pas.
Les exigences du père « anglais » de la « Nathalie » de mon rêve me font penser aussi au film de Ken Loach sur cet anglais chômeur qui, obligés de vivre d’expédients, notamment voler un mouton, se ruine malgré tout pour payer la robe de communion de sa fille.. Pour réunir la somme nécessaire, il choisit de se laisser entraîner fort loin dans des actes illégaux… pour respecter la normalité de la tradition. Un retour de cette association s’est produit de manière anticipée plus haut, dans mon lapsus sur « droit » au lieu de « drap ». Ceci dit, ce faisant, il remplit sa fonction de père, qui est, dans l’évaluation qu’il en fait, de payer une robe à sa fille.
C’est le début de mon rêve, et on peut comprendre ici qu’il s’ouvre comme un appel à la fonction du Nom-du-Père : le père fait savoir son désir quant à la couleur de la robe.
Le bassin dans le jardin me fait penser à la cité
interdite
, à Pékin, que j’ai visitée au printemps. L’otarie, j’en avais vu une comme ça en amenant ma fille voir le spectacle des dauphins et des otaries au Marineland d’Antibes, quand elle était petite. Dans ce morceau de rêve curieusement, je ne vois personne, pas même l’otarie. J’ai l’impression de tout voir presque à ras de terre : bref, c’est le point de vue d’un tout petit garçon. Donc ça me renvoie au jardin du Puy, à Chadrac, où mes parents ont habité en 1952, quand j’avais deux ans. Ce que je dis de l’otarie est comme un discours que j’entends de grandes personnes qui parlent entre elles. « A ces mots, l’autre a rit » est un des jeux de mots coutumiers de mon père. La cité interdite est bien sûr le sexe maternel, dans lequel il y a quoi ? un jeu de mots de mon père. C’est son bassin. Ça lui est réservé. C’est ça, la castration. C’est lui qui en jouit, comme en témoigne la gaieté affirmée de l’otarie. L’Autre, c’est lui. Et il n’y a pas d’Autre de l’Autre.
A partir de cette analyse de mon rêve, que je peux me permettre puisque c’est le mien, puis-je m’autoriser à affirmer que ce que demande l’analysante d’Hélène, c’est l’impossible : elle lui demande un père qui fasse fonction de père. Un père qui vérifie la castration de la mère. (« l’analyse du pharmacien »).
Puis-je dire, à partir de cette négation forclusive qui grève son discours, qu’il s’agit d’une forclusion du Nom-du-Père, dans la mesure où c’est ce que la transmission de ce discours engendre de représentation de chose chez moi ?
Comment théoriser cette expérience clinique, qui est exemplaire de ce que j’appelle la clinique de l’analyste ? – c’est la seule qui puisse se tenir, car c’est là où l’analyste devient analysant de son rapport à son analysant – ce que fait Hélène en en parlant à ses collègues, qui se font, à leur tour, analysants de leur rapport à Hélène parlant de son analysante. C’est là que peuvent s’analyser les résistances de l’analyste, ce sur quoi Lacan a assez insisté :
RSI
11/6/74: « il y a une personne…(…) c’est que tout est centré autour de ceci qu’il voit se reproduire dans un de ses rêves une note, à proprement parler une note sémantique – à savoir que ça n’est que vraiment là comme noté, articulé, écrit – il voit se reproduire dans un de ses rêves une note sémantique du rêve d’un de ses patients. Il a bien raison de foutre « connaissance » dans son titre. Cette espèce de mise en covibration, covibration sémiotique, en fin de compte, c’est pas étonnant qu’on appelle ça comme ça, pudiquement, le transfert. Et on a bien raison de ne l’appeler que comme ça. Ça, je suis pour. »
Le moment de conclure
:15/11/77 : « …on ne demande jamais que parce qu’on désire, et ce qu’on désire, on ne le sait pas, c’est bien pour ça que j’ai mis l’accent sur le désir de l’analyste ; le sujet supposé savoir, d’où j’ai supporté, défini, le transfert, supposé savoir quoi ? comment opérer ; mais ce serait tout à fait excessif de dire que l’analyste sait comment opérer. »
Comment nouer trois écritures : l’écriture du rêve des analystes, l’écriture théorique de Freud et celle de Lacan –les concepts de la psychanalyse – et l’écriture topologique ?
Je vais essayer de lire ce que j’ai entendu du discours d’Hélène Petitpierre en le nouant à l’écriture de la bande de Mœbius. Nous avons déjà repéré dans cette histoire de noir et blanc une question grammaticale, celle de la négation forclusive. Il s’agit d’un vêtement blanc, dont la lessive a engendré un liquide noir. Prenons le vêtement pour ce qu’il est une surface chargée de voiler le corps.
Sur une surface de Moebius homogène (aux trois torsions de même sens), inscrivons ces prédicats : « blanc » et « noir ». Mais comment les inscrire ? la lessive a opéré une coupure entre le vêtement et ce qu’il a engendré : le liquide noir . Ce qui nous fait deux faces. Nous pourrions les écrire sur une rondelle, avec une face noire et une face blanche : c’est tout à fait possible. Mais cela ne traduirait pas le sentiment qui s’est transmis à moi depuis cette analysante, à travers Hélène Petitpierre : le sentiment d’impuissance devant l’impossible… cela ne traduirait pas non plus le doute que nous avons pu repérer dans le fait même qu’elle demande une vérification : cette demande vient démentir le caractère totalitaire du forclusif. Ça ne peut pas être à la fois noir et blanc, et pourtant, c’est bien du blanc que ce noir a été engendré (tordu).
La Bande de Mœbius à trois torsions homogènes rend compte de cet impossible. Elle est bien unilatère : il n’y a globalement qu’une face, et donc le noir, c’est le blanc, puisque le dessus, c’est le dessous. Cependant, du point de vue d’un lecteur qui ne se préoccupe que de ce qu’il lit et non de ce qui est censé se cacher sous la page, son écriture distingue trois localités dans laquelle chacune des zones ainsi engendrées est à la fois
sous
celle qui précède, et
sur
celle qui suit.
Dans l’écriture de gauche, j’ai tenté de figurer ce qui se passerait si les deux demandes de confirmation « se recoupaient » : la bande a été transformée en une rondelle a deux faces, une noire, une blanche, conformément au caractère forclusif de la négation : si c’est blanc ça
ne
peut
pas
engendrer autre chose que du noir. Noir et blanc sont clairement séparés par deux torsions, tandis que la troisième, entre noir et noir, semble perdre sa fonction. Le bord de la bande, figuré par une ligne noire, se confond avec la surface, et la torsion n’est plus lisible. L’unilatère se lit comme un bilatère.
Nous avons donc une bonne écriture du « prendre les mots (les bords) pour des choses (les surfaces) » que Freud mettait au principe de la schizophrénie. La surface tend dès lors à se réduire à sa plus simple expression, celle menaçante d’une coupure omniprésente et Réelle : si sur chaque zone d’écriture on se trouve à la fois dessus et dessous,
c’est qu’on est partout sur le bord
, ce qui fait
coupure
entre le dessus et le dessous, sans avoir la possibilité de protection de cet imaginaire, ce voile qu’est une surface. Tout est finalement vu en noir, et ce noir n’est même plus en
robé
, il n’a plus de support autre que celui du bord, de la représentation de mot ramenée à une consistance de chose.
Le bord n’a pas de dimension. Tout n’est donc que torsion ; il n’y a pas cette ambiguïté que représente la Bande de Mœbius hétérogène (à une torsion de sens inverse des deux autres), de l’effectué au non-effectué de l’équation :
x - x
(non-effectué )
= 0
(effectué).
L’opposition brutale – forclusive- entre noir et blanc n’engendre pas de bord. Tout n’est que bord, sans surface. Ou encore : toute la surface n’est qu’un bord, puisqu’elle ne se confronte pas à une autre face. L’unilatère, comme bord fonctionnel, fonction de passage entre une face et une autre, se trouve réduit à l’état d’objet une seule face, bilatère en tant qu’il a deux dimensions, unilatère en tant que cette face n’a pas d’envers.
En se plaçant dans le champ grammatical, l’autre façon de le dire consiste en ceci : si chaque zone se présente comme une négation discordentielle (ce
n
’est
qu
’un bord, puisque je crains que le dessus
ne
soit aussi le dessous), aucune zone de négation forclusive (le dessus
n
’est
pas
le dessous) ne vient donner sa valeur de discordentiel à cet ensemble. Une totalité discordentielle se présente alors comme le totalitarisme de la forclusion.
Cependant, l’angoisse dont il est fait état demeure écrite par deux contradictions, deux représentations incompatibles, subsistant après cette opération :
- la face noire se situe à la fois au-dessus
et
au-dessous de la blanche… ce qui laisserait supposer que le noir était là
avant
la lessive, pas seulement
après
: un poison déposé par des mains malveillantes. Il se trouve que l’analysante d’Hélène raconte qu’elle est persécutée par ses voisins du
dessus
comme par ceux du
dessous
. Elle n’a de place que dans le café
d’en face,
délogée de sa position de sujet.
Elle est l’objet
des persécutions
- si deux torsions font passer du noir au blanc, c’est qu’il y a deux faces distinctes ; comment expliquer, alors, que le troisième torsion fasse passer du noir au noir ? c’est ce qui engendre tout de même le questionnement à l’analyste, par où elle réintègre a minima une position de sujet.
Bref, nous sommes à nouveau devant un impossible, et ce dernier se trouve confirmé comme Réel. Mais cet impossible n’est pas absolu ; il montre des possibilités de dialectisation.
La prise en compte de l’énonciation change les modalités de l’écriture : c’est l’écriture de droite. Au lieu de prendre les faces et leur couleur pour l’impossible du Réel, on inscrit qu’il s’agit de la contingence des paroles, puisque ce n’est connu de moi que par les paroles d’Hélène, qui ne sait ce dont il s’agit que par les paroles de son analysante, donc par des représentations de mots. Cette façon d’écrire laisse subsister un doute sur la troisième face, ce qui introduit la coupure d’une torsion supplémentaire. Plus exactement, ça réintroduit la 3ème torsion dans sa fonctionnalité. Tout se passe comme si une
hétérogénéité
avait été introduite
dans le sens
des torsions .
Bien entendu, Hélène Petitpierre n’a rien confirmé du tout. Elle n’a pas appelé le pharmacien ainsi que son analysante le lui demandait. Mais l’insistance de celle-ci la laisse dans une profonde insatisfaction devant son impuissance. Ce qui l’amène à nous en parler, donc à remettre l’accent sur la parole et non sur le Réel des choses.
Ma première réaction à son récit a été de lui répondre : « Mais pourquoi ne pas lui avoir dit : je vous crois ? je crois, non pas à la noirceur du liquide, mais à ce que vous me dites. Ce que vous m’avez dit, il est vrai que vous me l’avez dit et – facultativement – j’en suis touchée. » Autrement dit : une parole, la votre, peut avoir de l’effet, plus d’effet que n’importe quel Réel.
« Avoir de l’effet » : l’effet d’une coupure avec changement de sens de la torsion comme cela commence à s’inscrire dans l’écriture de gauche, ci-dessous :
….puis se poursuit avec l’écriture de droite, dans laquelle mon écoute d’Hélène, en tierce personne, produit l’équivalent d’un deuxième tour sur la Bande de Mœbius .
Ici, l’écriture de gauche rend compte de cette parole : elle n’est déjà plus le noir absolu du « vécu » telle que l’analysante raconte qu’elle le vit, elle dissocie les représentations de choses (le noir de la surface) d’avec les représentations de mots (inscrites en blanc, comme sonorités signifiantes encadrant la surface). Par l’écoute d’Hélène, l’accent est mis non pas sur la chose, mais sur le « vérifier », autrement dit, sur la vérité. Il lui faut une parole et c’est ce qu’elle réclame. Aux objections du réel qui la confinent dans l’abjection, elle demande à l’Autre une
subjection
, une parole qui lui confirmerait la vérité de
sa
parole… pas de l’objet dans l’éprouvette.
Si chacune des torsions peut être lue comme le moment d’une parole :
· parole de l’analysante auprès d’Hélène, concernant la lessive (flèche tordue), puis, en suivant…
· parole du pharmacien rapportée par l’analysante, transmise par Hélène, puis…
· demande l’analysante pour qu’Hélène aille chercher une parole de confirmation chez le pharmacien
… alors, ma réaction au récit d’Hélène renforce cet accent mis sur la question de la croyance. Elle va dans le sens d’une coupure supplémentaire, d’une torsion supplémentaire, qui commencerait d’engendrer un deuxième tour (soit : une coupure à deux tours : deuxième flèche tordue) mais apparemment, ça ne me suffit pas. J’ai été touché plus que je ne le pensais par son récit, et quelque chose est resté pour moi aussi dans le Réel.
C’est pourquoi j’en rêve. Je m’étais bien rendu compte, au moment du récit, que je me m’étais identifié à Hélène au niveau du rapport à nos mères respectives : impuissance commune. Hélène, elle, se trouve identifiée à son analysante qu’elle identifie à sa mère. A son analysante parce qu’elle est écrasée aussi par la demande de l’Autre, qui lui demande de vérifier, et qui, se faisant, lui demande un bord qu’elle n’arrive pas à donner ; ça m’a ramené à cette identification qui est l’identification oedipienne : on est toujours impuissant face à la mère, d’où le fort-da. On la jette au loin réellement pour en ramener, en manière de consolation, d’une part une écriture, l’opposition de jeter et du ramener, d’autre part une parole, la différence phonématique « O-A ».
Ça m’a fait remonter mon impuissance face aux dits-autistes que j’ai pu côtoyer. Face à cette impuissance Chloé n’a que la force de l’écriture, premier encodage des signes de perception. La passion pour les objets durs, qui est la sienne, vient de ce qu’ils ont des bords, qui coupent. C’est ça qui est demandé par l’analysante d’Hélène : une parole qui trancherait, en confirmant que « noir c’est noir », et donc que l’impossible est possible, laissant copuler le Réel et la vérité.
Sous cette condensation d’impuissances couve l’angoisse de castration : voilà le Réel auquel j’ai été renvoyé par le récit d’Hélène Petitpierre. Chloé trimballe en permanence un sac plastique contenant son trésor : des bouts de verres cassés jaunes et bleus, puzzle de la maison de ses rêves, jaune aux volets bleus, qu’elle reconstitue avec une rapidité surprenante.
Ce n’est pourtant pas en se servant de ces couleurs que mon rêve me renvoie, moi aussi, à la maison de mon enfance. Celle-ci n’a rien à voir avec celle de mes souvenirs conscients ; c’est une reconstruction qui tient en un mot : Espaly. Pourquoi cette banlieue du Puy ? je ne vois qu’une réponse : parce que c’est le lieu où est édifié une statue monumentale de St Joseph qui, de son bras levé, salue l’autre statue monumentale installée au centre même de la ville, représentant la vierge à l’enfant.
C’est lors d’un pèlerinage dans la ville de mon enfance que j’avais pu noter, ce qui m’avait échappé autrefois, le serpent sortant sous la robe de la madone. Elle est censée, cette bonne mère, écraser le démon sous son pied. Ce n’est pas sans lui conférer ce caractère phallique d’aiguillon du désir que l’évêque commanditaire de l’ouvrage adore à genoux, statufié à ses pieds .
Le dialogue des robes de bronze dénie doublement la castration.
C’est cette confrontation que mon rêve duplique, mettant une jeune fille à la place de la mère.
Espaly s’avère donc le lieu du père. Non pas le père Réel, pas plus qu’il ne s’agit de ma maison réelle, mais le père symbolique, celui auquel on ne peut que
croire (« tu croasses ? »)
. En y installant l’Autre scène, mon rêve demande une autre écriture, qui, au lieu de l’éloignement conféré par les autorités religieuses, redonne au Nom-du-Père toute sa place, ici, la place de surface sur laquelle de nouvelles lettres peuvent trouver inscription.
Dans le film de Christophe Ruggia, le « frère » de Chloé s’appelle : Joseph !
Au dénouement, c’est son nom que prononce la jeune fille en guise de première parole, s’envolant sur une balançoire au moment où il meurt.
Comme tout rêve, mon rêve écrit ce que je ne pouvais dire. Il se pro-pose à la parole. Cette question des couleurs, noir et blancs, j’en rêve en termes de verts et blancs, puis de blanc et violet, empruntant les couleurs qu’Hélène m’a fournie pour parler de son lieu, laissant de côté les jaunes et bleus qui appartiennent à Chloé.
Mon rêve se propose comme coupure qui va changer le sens d’une torsion. Ca se passe à Espaly, c'est-à-dire dans la ville de St Joseph, la ville de celui qui a fonction de Nom-du-Père. Ce n’est pas imagé, c’est signifié dans le rêve par le nom « Espaly ». C’est la trace de la fonction d’encodage, imaginarisation de la fonction paternelle. Le nom ne retentit pas, pas plus que le lieu n’est figuré. « Je le sais », c’est tout. C’est un savoir inconscient, mais ce n’est pas un objet de connaissance : c’est un opérateur, une fonction puisqu’il permet l’écriture de ce qui permettra de s’énoncer en termes de vérité.
Les ronces qui viennent se tisser à la robe figurent cette encore hypothétique énonciation. Elles ont les épines de la castration, susceptibles de faire couler le sang, mais une fois symbolisées, celles-ci s’avèrent figurer la linéarité que Saussure mettait au principe du signifiant. La trame de ses fils d’écriture forme le voile permettant d’apaiser le rapport visuel au sexe désérotisé de la jeune fille.
Alors s’impose une hypothèse. Voilà se qui se cacherait dans l’angoisse de l’analysante d’Hélène : un sexe vidé de son érotisme, une pure coupure revenant dans le Réel du nez qu’on lui aurait coupé nuitamment pour l’engrosser d’un nouveau-nez. Le poison noir dans la robe blanche serait le signe de l’impuissance du tissu à voiler la violence mortelle de la coupure (in)signifiante. La trame des mots n’enrobe plus le corps de son image protectrice. L’articulation de l’énonciation, articulation d’un signifiant à un autre signifiant, fondée sur la castration qui articule le masculin et le féminin (d’où son appellation par Lacan de fonction phallique), n’est plus que surface pure, liquide, couleur ; et le paradoxe de cette surface absolue qu’aucun trou ne dialectise, c’est qu’elle se présente, comme la Bande de Mœbius homogène, sous l’aspect menaçant de la coupure réelle. Le tissu au contraire, dont la Bande de Mœbius hétérogène donnerait les trois fils initiaux, articule bords et trous, comme structure de base se donnant sous la forme du nœud borroméen. Ce dernier n’est qu’articulation de fils se nouant autour du vide.
La coupure, « Joseph », Nom-du-Père, espace vide venant entamer la surface devient nouvelle surface d’inscription : comme si on tournait la page, ce qui est effectivement passer d’une face à une autre face. Le signifiant Joseph est effectivement absent de la scène (et je n’en ai pas fourni de photos). Mais il constitue la scène comme telle. Sur celle-ci vient s’inscrire :
· La face blanche, à la fois
sous
celle qui précède et
sur
celle qui suit : la robe blanche.
· La face violette : la robe de l’évêque ; la torsion entre blanc et violet indique le mouvement du don de la robe tissée de ronces entre « Nathalie–Chloé » et l’évêque.
· La face à carreaux verts et blancs : l’écusson de la robe. Elle est à la fois
sur
la robe blanche et
sur
la robe violette. Il faut rajouter imaginairement sur une femme ce qui s’affiche clairement du sexe de l’évêque : le phallus. Cette face imaginarise ce qui est difficile à dire : les culs sont … pas propres. Il y faut donc la lessive, torsion (entre carreaux et blanc) qui ramène la robe au blanc lui permettant d’inscrire, torsion suivante (entre blanc et violet), une écriture du rapport sexuel, sous la forme du don de la robe.
· Cette face inscrit aussi, en condensation, une imaginarisation du « tu croasses », dans l’à-peu-près du « Croatie » (tu crois si…). Elle est donc encadrée de deux courtes flèches obliques représentant le mouvement même des deux torsions du bas : « l’écusson (1) de la Croatie (2)» = « tu croasses si les culs sont (pas propres )? ». Le « pas propre » n’y est pas plus que le « Nom-du-Père », mais comme lui, il est suggéré sous une forme négative : la robe blanche sert de support à l’écriture d’un écusson, comme les draps servent de support à la souillure, comme « Espaly » sert de scène à l’écriture du rêve.
La flèche horizontale du bas représente le mouvement global du propos qui combine ces deux signifiants (écusson/Croatie). La double interprétation du seul signifiant (flèche horizontale du haut qui vient dédoubler, en sens contraire, celle du bas), ce qui s’entend, est écrite par l’ambiguité même de la Bande de Mœbius : c’est une surface, elle a deux faces, mais la présence de la troisième rappelle qu’il y a un bord qui fait rapport entre les deux, ce qui la rend globalement unilatère, à une seule face. Cette face unique, c’est le bord lui-même, le signifiant, qui, n’étant pas prononcé dans le rêve, devient surface de couleur (x . y = S, le produit de deux dimensions uniques, c'est une surface); les représentations de mots se sont transférées sur des représentations de choses.
Attention au double dédoublement : il y a forcément toujours au moins deux signifiants (écusson/Croatie). On fait un abus de langage en disant « le signifiant », sauf si on suppose par le contexte qu’on parle bien dans le cadre de la définition de Lacan « un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ». Et, 2ème dédoublement, cette articulation signifiante de deux signifiants s’ouvre sur au minimum deux interprétations que j’ai appelées le signifié (« l’écusson de la Croatie ») et la signification (« (tu) crois si les culs sont… »). D’où l’écriture de la Bande de Mœbius : deux signifiants, c'est-à-dire deux énonciations qui s’inscrivent sous forme linéaire, les deux flèches obliques du bas, c'est-à-dire les deux torsions en acte : c’est ce qui se dit. Cette division s’inscrit aussi de manière globale, dans le clivage entre les deux flèches horizontales, qui vont en sens contraire : c’est ce qui s’entend.
« Le » signifiant lui-même, tel qu’il peut réduire sa surface à un simple fil, se présente sous la forme des ronces. Qui s’y frotte s’y pique : au jeu de la parole, on risque de perdre une dimension (castration imaginaire), et c’est ce qui se passe déjà avec l’écriture qui oblige à laisser tomber la troisième dimension. L’écriture de la merde sur les draps signe ce passage d’une perte de matière, dont le moins qu’on puisse dire, ici, c’est qu’elle fait cale.
Et, perte d’une dimension supplémentaire, la parole sur le rêve oblige à laisser tomber pas mal de dignité.
Finalement la torsion supérieure représente la globalité des deux torsions inférieures. « tu y croasses, toi, en la parole ? faut-il en revenir aux trois dimensions de l’objet ? ». Quel objet ? Celui qui va-et-vient entre un homme et une femme, ici, une robe tissée de ronces : ce qui fait bord, rapport, troisième terme, imaginarisation de la parole encore non-dite (« Joseph ! ») : le phallus symbolique, qui s’image de « l’écusson de la Croatie » par la combinaison des deux torsions inférieures, blason de protection contre la castration.
Mais il se dissout aussitôt dans son tissage signifiant (les ronces) pour devenir mouvement de rapport à l’autre sexe. De la même façon, la Bande de Mœbius, dans son écriture triple, peut être lue non comme surface, mais comme le fil qui en fait le bord unique, fil de la parole qui ne saurait être d’aucune couleur.
L’appel au père qui débute le rêve coupe la surface de la Bande de Mœbius homogène. La surface vide ainsi créée permet l’inversion du sens de la torsion inefficiente, et devient surface d’inscription.
La Bande de Mœbius hétérogène qui en résulte resitue la structure dans une opposition dialectique du discordentiel et du forclusif : c’est une surface, mais ce
n
’est
qu
’un bord. Et pourtant, son écriture fait apparaître cette opposition. On peut y lire, d’un côté, l’opérativité de la négation forclusive : ce qui est violet
n
’est
pas
à damier vert et blanc, s’articulant à l’efficience de la négation discordentielle : une robe
n’
est
qu’
une robe, mais dessous il y a
et
il n’y a pas de phallus. Toutes les robes sont tissées de ronces, c'est-à-dire du fil signifiant, qui suppose la castration symbolique. La robe blanche, comme la page blanche, permet dès lors toutes les écritures, car ce blanc négative tous les attributs colorés, toutes les teintures empoisonnées qui rendent le prochain menaçant. Il ouvre un espace d’échange. Non-rapport, il n’en permet pas moins l’écriture de ce qui peut s’écrire dès lors comme rapport.
Ni « Espaly », ni « Joseph » ne sont explicitement présent dans le rêve. Mais c’est en ce lieu que ça s’inscrit : c’est comme si le rêve tournait la page, ce qui est l’équivalent d’une torsion (passer du recto au verso, d’une face à l’autre), offrant à l’inscription le trou d’une page vierge. La zone jaune le permettait, puisqu’elle s’inscrivait à la fois sous la précédente et sur la suivante, témoignant d’une réintroduction du discordentiel dans le forclusif de l’opposition précédente du noir et du blanc.
Le noir a été « analysé » c'est-à-dire encodé en robe d’évêque
et
robe de communion, cette dernière étant elle-même dialectisée d’un écusson. Il cesse d’être poison, il devient encre à donner une écriture au réel. La question de la castration, qui n’est pas posée, forclose (perte d’une dimension du fait de l’écriture), l’est au moins par ceux qui l’écoutent, ne serait-ce que dans leur impuissance à soulager ce qui s’énonce de souffrance. Ayant reconnu l’identification, ils peuvent dès lors faire la différence, la coupure à deux tours, là où il n’y avait que coupure à un tour. Le corps déchet (« les culs sont pas propres ») peu reprendre une part érotique dans la position de la question de la castration.
Ce rêve, je l’ai raconté à une séance suivante de notre groupe de travail.
Hélène me dit, en retour du dire de mon rêve : « ça alors ! figures-toi que, quand j’ai fait ma confirmation, je suis passé devant l’évêque vite fait, et il a du me rappeler de sa voix de stentor –
Helena, retro
… ! ». Quelque part,
elle refusait de confirmer
cette parole qui avait été dite
pour elle
à sa naissance.
Hélène nous dit, dans une séance ultérieure de notre groupe, qu’elle ne ressent plus la même souffrance devant son impuissance. Elle reçoit son analysante de manière plus sereine. Et du coup, sans que rien de tout cela n’ait été retransmis à l’analysante (?), celle-ci dit qu’elle trouve un peu de réconfort à présent, la nuit, en se blottissant contre son mari, en faisant en sorte qu’il y ait, entre elle et lui, le plus de
surface
possible commune… une quête d’érotisme semble se mettre en place. Là, dans cet endroit commun, pour un petit temps très court, les persécutions cessent. Ça cesse de s’écrire, puisque ça a été dit.
Ce n’est pas que le travail d’analyse en tierce personne aurait dit quelque chose de cette analysante à sa place : c’est, au contraire, que chacun des sujets convoqués dans l’écoute d’un autre a répondu
de sa place
, à partir de l’endroit où il a été touché. Ainsi, l’analysante garde toute sa place. Personne n’interprète pour elle. Au contraire, l’interprétation porte sur
les résistances de celui qui a entendu son analyste
. Il n’a pas été question ici, ni d’Hélène Petitpierre, ni de son analysante. Je n’ai fait que transmettre, dans cet écrit, ce que j’ai pu élaborer de ce que j’ai cru entendre du récit de la seule Hélène Petitpierre. Ce que j’ai cru entendre, je l’ai inscrit dans ma mémoire dans les structures préparées par le matériel déjà présent, et que mon analyse m’avait permis de débrouiller. Ce matériel n’est évidemment pas un stock inerte, mais, ainsi que Freud nous l’a enseigné, et tel que je ne cesse pas de m’en rendre compte pour mon propre compte, un flux dynamique constamment remanié par les apports nouveaux. D’où la nécessité de l’infini de l’analyse, spécialement si on s’autorise à la position de l’analyste.
« Ce que j’ai cru entendre d’un récit » : il ne s’agissait pas d’un liquide noir, ni d’un poison, ni d’un délire, ni même du récit de cette analysante, et toujours pas du récit d’Hélène Petitpierre. C’est ce que les structures de l’inconscient, telles qu’elles s’actualisent chez moi, m’ont permis d’entendre, sachant que ce que je n’ai pas pu entendre, mon rêve l’a écrit. Il me revenait donc d’en parler, et d’en faire retour à la personne de qui j’avais cru l’entendre, en lui faisant part de l’analyse que je faisais de mes propres résistances à cette écoute.
Comme on a pu s’en apercevoir, mes résistances m’avait empêché d’entendre bien des choses, qui pourtant avaient trouvé inscription dans les frayages des écritures de mon propre livre inconscient. Il en est de même dans chaque séance, pour chacun des analysants que je reçois.
Par les contraintes d’écriture qu’elle impose, la topologie m’a permis de relancer l’écriture de ce rêve. Il fallait trouver comment formaliser les différents éléments de la situation, du rêve et de ses associations. Dans la mesure où j’en ai parlé en de nombreuses occasions (dans le groupe sur les rêves, dans mon séminaire, au colloque de « Dimensions de la psychanalyse »), ce que j’en disais se remaniait peu à peu en fonction du remaniement que ces dires imposaient au maniement de la topologie, de la linguistique, et de la théorie analytique. En aucun cas les écritures auxquelles je suis parvenu ici ne sauraient faire interprétation définitive. L’interprétation est un processus qui ne cesse pas de poursuivre ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.
2 février 2003
Citations annexes :
Lacan
L’objet de la psychanalyse
8/6/66 :
[un mathématicien] : « dans la mathématique, on ne dit pas de quoi on parle ». S’il ne dit pas de quoi il parle, c’est qu’il y a de l’inconscient, de l’inconscient irréductible, de
l’ürverdrängung.
(…) est-ce qu’il est vraiment nécessaire d’apprendre la topologie pour être psychanalyste ? (…) la topologie c’est pas quelque chose qu’il doit apprendre en plus, en quelque sorte, comme si la formation du psychanalyste à savoir de quel pot de couleur on allait se peindre ; (…) la topologie, c’est l’étoffe même dans laquelle il taille, qu’il le sache ou qu’il ne le sache pas, peu m’importe qu’il ouvre ou non un bouquin de topologie, du moment qu’il fait de la psychanalyse, c’est l’étoffe dans laquelle il taille dans laquelle il taille le sujet de l’opération analytique, patron, robe, modèle, et que ce qui peut être en cause, dans ce qu’il a à découdre et à recoudre si sa topologie est faite en se trompant, c’est au dépend de son patient (…) cette topologie, si je n’en avais pas eu un petit quelque chose déjà, comme un petit vent, mais les malades me l’auraient fait réinventer.
XXI Les non-dupes errent