«
Le support se fit monde et la vie, existence, en proportion de ce que le corps humain devient corps conscient, capable de capter, d'apprendre, de transformer, de créer de la beauté, et non un espace vide destiné à être rempli par des contenus
» Paulo Freire, Pédagogie de l'autonomie, 1995
C’est difficile d’écrire et ça l’est d’autant plus quand il s’agit de parler de soi et son métier… Constat qui me rassure lorsque j’accompagne ces jeunes gens vers ce drôle de métier, éducateur spécialisé, dont ils ne savent pas s’ils l’ont choisi ou si c’est lui qui les a choisis. Un jour, peut-être pourront-ils en dire quelque chose, en attendant, ils ont à se raconter à travers des dossiers de certification qui seront sanctionnés par leurs pairs en fin de parcours, la reconnaissance par une communauté de métier !
Oui, ça me rassure de les voir hésitants, pudiques, interrogeant la légitimité à en écrire quelque chose de ce qui leur arrive dans la rencontre avec l’éducation spéciale, avec sa culture et cette singulière surprise de la subjectivité de « l’autre ».
Paradoxale frilosité, au sein d’une époque qui se veut inscrite du côté de la transparence, tout voir, tout savoir, ne rien laisser au mystère, tout exposer à la lumière du voyeurisme… De la « télé réalité » à Facebook, il s’agirait de ne rien manquer et de ne manquer de rien… L’absence, l’incertitude, tout cela doit disparaître au profit d’une prétendue science exacte de la réalité, l’ici et le maintenant font force de loi.
Et pourtant cette génération connectée, je la rencontre tous les jours, complètement décontenancée par l’incertitude de « l’humain ».
C’est à cet endroit que j’engage ma responsabilité de pédagogue, à partir de cette question à l’adresse de mes futurs collègues éducateurs, «
que vous apprend cette incertitude ?
», « pierre angulaire » à mon humble avis pour qu’advienne la parole de celui qui se trouve étonné par la rencontre avec cet « impossible », éduquer… Je me dois d’être responsable à maintenir ouvert cet espace, la place laissée au « sujet » inscrit dans un processus de formation.
Responsabilité… que retenir de ce « gros » mot dont on aurait tendance à le convoquer trop souvent du côté de la justice pénale et civile? Ne faudrait-il pas parler davantage de justesse ? « Répondre de », « répondre à »…, le terme ouvre un vaste espace de possibles… Du « répondre de », il ne s’agirait pas seulement de remplir les missions qui nous sont confiées, mais de s’interroger de comment et dans quelle dimension il s’agit d’accompagner le sujet en formation vers une identité professionnelle ?
« Comment »… nous pourrions rejoindre la posture éminemment scolaire, du côté de la docilité, au sens que rappelait Pierre Bourdieu soit la posture qui consiste «
à se laisser instruire
»
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, où il s’agirait d’étalonner un programme de formation en se conformant à la lettre aux exigences des compétences attendues et prescrites à travers des indicateurs de compétences, au nombre de 80, qui les équipent dans le texte
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et qui a réformé la formation des éducateurs spécialisés en 2007. Nous supposerions alors que les compétences exigées sont des visées dont on atteindrait, à coup sûr… la cible ! Finalement une automaticité, il s’agirait de se conformer à des « savoirs », vous savez ces savoirs que l’on accole trop facilement à des auxiliaires ou des verbes, citons pour exemple « être » et « faire ».
« savoir-être » quelle prétention… si tant est que l’on sache ce que veut dire « être »… du moins le sens que l’on souhaite en retenir. Dans la philosophie grecque, « être » renvoie à l’immuabilité et l’unique, définition qui oppose l’être au devenir, c’est-à-dire au « non-être ». Par extension, cela nous renvoie aux questions que nous posait Sartre dans
L’être et le néant
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, entre « l’être en soi » et « l’être pour soi ». «
L’être en soi
» est indépendant de la conscience, il ne réfère ni à soi ni aux autres, il « est » ! Alors que «
l’être pour soi
» invite l’homme à se déterminer par sa conscience. Ce qui l’inscrit du côté de la mise en question de lui-même en ce qu’il est lui-même sa propre interrogation, « pourquoi ? »…, l’homme est un « pourquoi » et porte en lui sa propre néantisation de «
l’en soi
», ce qui lui permet alors de lier son « être » au devenir et au « choisir », l’homme comme projet nous dit Sartre
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. Donc à moins que l’on exige qu’il s’agirait de savoir incarner une forme de réification de soi, acceptons de ne pas savoir et ouvrons la possibilité au sujet de devenir, de changer, de se transformer, d’interroger et finalement de ne pas savoir « être » !
« Savoir-faire » est moins pompeux, j’en conviens en ce que l’expression peut en appeler à des techniques, le « savoir-faire » du maçon, du menuisier… de l’éducateur spécialisé, aussi ! Mais peut-on convenir définitivement que le « savoir-faire » de l’éducateur spécialisé est une technique acquise une fois pour toute ? J’en doute… J’en doute parce que les champs d’intervention de l’éducateur sont variés et parce que l’histoire nous apprend que les formes de prises en charge ont également connu des adaptations diverses, de l’internat comme réponse à l’action éducative en milieu ouvert, en passant par la prévention spécialisée, il est évident que le métier a du se construire avec ses époques et ses réponses… toujours à interroger. Ce que certains ont pensé être la solution, tel que « éloigner l’enfant de son milieu naturel » s’est avéré improductif à d’autres époques
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, préférant une approche systémique de la famille à une approche psychanalytique de la personne… le métier a fait des choix théoriques… aujourd’hui nous observons le mouvement comportementaliste s’emparer de la question de l’individu, niant le « sujet », au passage (mais c’est là un autre débat que je n’élude pas mais que je reporte pour d’autres controverses). Il y a donc l’environnement historique, sociologique, économique et les courants de pensées qui nous invitent à toujours transformer notre « savoir faire », aucune recette, aucune technicité mais de la fabrique à partir de ce que Michel Lemay ne manque pas de souligner, «
Il faut, en effet, dénoncer ce mythe de l’intervenant éducatif qui, par le jeu de la parole, pourrait redonner vie à l’autre. C’est dans le partage, dans « le faire avec » que réside la spécificité de l’éducateur
»
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. Et ce « faire avec » c’est faire avec l’inattendu, l’imprévu, la surprenante rencontre avec un sujet qui nous en fait rabattre sur nos prétentions à éduquer… l’impossible métier qui nous inscrit toujours, quand le «
burn-out
» nous a épargnés, du côté du désir à poursuivre la fabrique de notre métier.
Alors « comment ? » posais-je comme préalable à ma pratique plus haut dans mon propos, et bien l’adverbe interrogatif m’invite non pas à la docilité vis-à-vis des programmes mais à faire avec chaque sujet qui vient au métier. Et avec mon « savoir faire » et l’expérience que je me dois d’offrir en héritage, et non dans un déni de l’histoire au profit de nouvelles et bonnes pratiques inscrites du côté managérial. Sinon et là aussi, le risque est grand et j’en fais de nouveau l’expérience douloureuse, je suis au service d’un système et non plus disponible à la rencontre avec « l’autre », mon alter égo qui me fait exister… mais les injonctions d’aujourd’hui nous permettent-elles de laisser la place à la rencontre intersubjective ?
Le 10 février dernier, je me trouvais à l’université Lille 3, à l’invitation de l’Association des Etudiants en Développement Social, à discuter, en compagnie de Michel Chauvière, dans le cadre d’une conférence intitulée, «
Le travail social à l’épreuve de la gestion : comment repenser nos pratiques ?
» avec des assistantes de service social, des éducateurs spécialisés, de l’intenable position qui est la leur aujourd’hui. Soumis à la réification de leurs pratiques. Il n’est que d’avoir entendu le témoignage de cette jeune assistante sociale d’une CPAM en charge de questionnaires de satisfaction à gérer et son obligation de pointage qui ne lui permet pas d’être disponible dans l’accompagnement des personnes, cette éducatrice spécialisée en AEMO qui attendait de l’évaluation externe qu’elle rende compte du travail réel et non du travail prescrit et comptabilisé, de cet éducateur spécialisé dont les missions sont d’accompagner les allocataires du RSA et qui est soumis à l’injonction de comptabiliser les visites à domiciles, les rencontres et de rentrer toutes ces informations dans un système informatique macrophage de temps ! Le constat fût réellement amer et pourrait se résumer en ces mots (on pourrait dire maux), usure professionnelle précoce en lien avec un système bureaucratique écrasant et sentiment de perte de sens et d’identité singulière et professionnelle.
Et pourtant, certains sont encore là pour nous asséner des vérités péremptoires à force d’enquêtes qualité, d’évaluations quantitatives, à force d’employabilité, de management, de ressources humaines,…
A force d’exigences du côté du formatage, il y a un risque incommensurable, et qui se veut de plus en plus menaçant, celui de la disparition des identités, des cultures, des singularités qui permettent la rencontre et le projet collectif. Nous pourrions devenir, pour emprunter à la pensée de Robert Castel, une « collection » d’employables et non plus un collectif de métiers !
Pourquoi cette vive inquiétude ?
A deux reprises, j’ai entendu à l’occasion de temps institutionnels, ces décideurs et détenteurs d’un monopole légitimé (on ne sait comment) et dont je tairais le nom ici, j’ai entendu les propos de leur directrice générale, s’agissant de l’évolution des centres de formation, j’ai entendu un ton péremptoire entre « il va falloir » et « il faut que », une expertise qui ne dit pas ses sources, j’ai reçu une injonction sans que soient convoquées nos paroles de praticiens, à la source des décisions,… une sémantique managériale en vue d’un projet de hautes écoles en pratiques d’action sociale qui ne souffre a priori rien du côté du débat et de la controverse. Oublions les éducateurs d’il y a cinquante ans, a-t-elle dit, soyons sur les fonctions, les niveaux et non les métiers, un document de travail préoccupant qui évoque des auxiliaires en travail social (niveau V), des techniciens en travail social (niveau IV), des travailleurs sociaux (niveau II) des dirigeants/experts en travail social, des niveaux qui, lors du cursus se spécialiseraient. Mais que tente-t-on de nous imposer au seul prétexte que la France serait le seul pays européen à disposer encore d’un trop grand nombre de métiers dans le secteur du travail social et dont l’une des conséquences serait de nuire à la lisibilité des compétences tarissant ainsi l’attractivité des jeunes adultes vers le secteur médico social
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. Rien du côté de ce que nous avons à dire nous, de nos métiers, de nos spécificités, de nos complémentarités, de nos pédagogies…
L’heure est grave… je le dis avec gravité !
Que va-t-il advenir de notre métier d’éducateur spécialisé que l’on a déjà équipé de la compétence et non plus de la parole professionnelle et singulière qui est la notre dans notre rapport avec le sujet en souffrance, au cœur d’une société de plus en plus rationnalisée et sans raison (au sens de la pensée) !
Le propos de ces gens a ceci d’inquiétant qu’il s’agirait de laisser croire que rien n’a été accompli depuis toutes ces années passées (c’est insultant !) mais il est vrai que pour eux, il semblerait que l’Histoire n’ait rien à nous apprendre… Heureusement qu’ils sont là pour penser un système auquel nous nous devons de répondre… sinon comment existeraient-ils ? Décalant ainsi la raison politique première qui se doit d’être la nôtre, soutenir notre présence auprès des plus fragiles, et ceci Messieurs, Mesdames,… c’est un métier !
Vous édifiez des systèmes sans que l’on puisse comprendre à qui ils s’adressent in fine… Enfin si…, nous comprenons trop bien, vous vous adressez à la technocratie et non pas aux publics dont nous avons tous la responsabilité. Du moins nous, les éducateurs spécialisés, les assistants de service social, les techniciennes en intervention sociale et familiale, les aides médico psychologiques, les éducateurs techniques spécialisés… enfin tous ces métiers qui sont de trop, pour vous ! Alors, il nous faut écrire pour ne pas nous taire sur la colonisation du management qui étouffe le possible devenir de l’humain. Ecrire c’est mettre en pensée nous disait un vieil éducateur, un vieux pédagogue, ceux-là dont vous déniez l’héritage, ce vieux d’il ya cinquante ans, c’était Monsieur Deligny, il savait de quoi il parlait parce qu’il pensait nos métiers, ce à quoi il nous a invités et ce à quoi j’invite à mon tour, héritière des vieilles pensées, les éducateurs que je rencontre, écrivez… c’est dérangeant, c’est violent, c’est bousculant mais de grâce ne leur laissez pas le loisir d’ériger une société impensée, à ces technocrates qui ne savent pas ce que c’est que d’être nés du côté du malheur humain, être nés « usagers » de l’aide sociale…
Laurence Lutton, Cadre pédagogique
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Pierre Carles,
La sociologie est un sport de combat
, film documentaire, CP-Production set VF films, 2001
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Arrêté du 20 juin 2007
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Jean-Paul Sartre,
L’être et le néant
,
essai d’ontologie phénoménologique
, éd. Gallimard, 1943
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Jean-Paul Sartre,
L’existentialisme est un humanisme,
1946, Collection
Folio essais
(n° 284), Gallimard,éd.1996
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Michel Lemay, Ma définition de l’éducateur in
Lien social
n°486-487, 20 mai 1999, p.1
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Op. Cit., p.2
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Commission Professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale, Evolution de l’architecture des diplômes de travail social, Premières pistes de réflexions CPC du 23 septembre 2013