ENTRE FICTION ET REALITE
Aujourd’hui, c’est jour de grand voyage. Nous faisons 400kms pour que Mowgli puisse rencontrer son ancien Psy, afin de clore une histoire thérapeutique entamée il y a 3 ans. Après 4 heures de voyage, trois arrêts nous arrivons et nous nous voyons rapidement 3 mille en arrivant au port….
Des centaines d’enfants courent partout, dans une excitation communicative, ils sont dans un mystérieux bâtiment. Il est immense et d’une architecture sombre et froide. Les plafonds sont perchés comme des junkies, à des hauteurs, dépassant l’entendement. Il y a des plaques commémoratives contre les murs pour célébrer ceux qui sont morts pour la France. Cela fait froid dans le dos, toutes ces dates, ces noms à consonance allemande ! Et tous ces enfants des temps modernes faisant commerce avec le monde du placement administratif ou judiciaire, dans des bâtiments anciens résonnant de l’écho de l’innommable !
Je suis là depuis quelques instants et j’en ai déjà le sang presque glacé….. Comme emporté, par un vent d’hiver. En fait, pas si divers que cela, pour ma mémoire, car je suis embarqué dans des souvenirs qui ne sont pas les miens et qui sont plutôt ceux de mes parents, ceux de la guerre de 39-45 et de ce qu’ils m’en ont transmis et cela n’est pas peu dire, les juifs, les enfants, les camps….
Mais en réalité, ce que je vois, ressemble plus à un tableau de Bruegel, c’est-à-dire à une intense agitation, peut-être organisée, avec des centaines de personnage, tous animés d’un désir singulier et indépendant des autres, mais venant faire toile. Un peu plus loin, c’est une compression de César, le groupe est plus compact, il y a bagarre et un bras tend vers le ciel comme une statue de Giacometti !
Tout ce petit monde est dans une agitation extrême, ici, un début d’embrouille, là un enfant se tape la tête contre un mur, un autre vomi, il y a du Munch dans cette fresque contemporaine ! Je ferme les yeux, pour voir si je ne rêve pas, et je tiens d’une main ferme, qui se voudrait rassurante, la main du jeune que j’accompagne pour une visite, chez son ancien psy. C’est quoi, le sens de cette visite ? Si j’avais su, j’aurais évité d’une manière polie cette idée de rencontre en invoquant un sombre prétexte.
J’essaie de distinguer un éducateur ou une éducatrice, pour voir, comment ils se situent dans cet exercice périlleux de gardiennage, j’ai toujours eu envie d’apprendre, et ce que je vois, me donne plutôt envie d’aller les soutenir. Je n’en discerne pas et je n’ose demander à l’hôte qui m’accompagne plus de précisions. Je ne veux pas le mettre plus dans l’embarras, il semble regarder, comme moi la scène avec effroi et sidération mais je ne suis même pas sûr, que ce soit pour les mêmes raisons !
Mowgli semble plus à l’aise que nous, dans ce milieu dont il connait tous les codes, il connait le langage de la tribu. Il me demande de le laisser aller saluer Gregory, un enfant qu’il a reconnu au milieu des autres, il le connait soi-disant depuis les bébés nageurs ! Mowgli est dans son ancien foyer, il y a passé 4 ans de sa vie.
Il fend la foule, évitant comme par miracle toute implication dans une percussion fortuite, je suis étonné par sa dextérité que la calme ruralité semblait avoir atténué. Gregory le salue, semble faire mine de le reconnaitre et disparait dans ce magma humain.
J’observe à distance Mowgli mais avec difficulté car le courant de cette foule humaine, l’entraine dans un flux agité et il s’abandonne avec plaisir et doucement à ce fatras pulsionnel. Il se laisse porter avec légèreté dans cette onde malicieuse. Je dois alors me mettre sur la pointe des pieds pour voir s’il ne boit la tasse et pouvoir lui porter le secours d’un regard, en envoyant le signal de ma bouée absence-présence bienveillante.
Si jamais Paul fustier venait à me lire, il me dirait ce qu’il m’a dit tout à l’heure au téléphone « il est sans doute question d’un pré-transfert de base, si j’ose dire, autour de la question de l’échec de la réparation. C’est extrêmement parlant de la pratique constante en LDV, car vous êtes sans arrêt sur la brèche et que vous voulez réparer. Vous vivez à toute allure, on le voit dans votre écrit sur le lever, vous êtes hyper actifs dans cette impossible tentative de réparer et c’est là, tout l’enjeu de ce travail sur la carence… Dans un grand établissement, de telles situations auraient sans doute entrainé de la violence en retour…. »
Revenons à ce petit ! Je l’aperçois enfin, il a ses yeux de fous noirs comme l’ébène que j’ai eu l’occasion de voir quand j’ai été directement confronté à une de ses crises au lieu de vie. Là, pourtant, malgré la noirceur de ses yeux, il ne semble avoir aucune violence qui l’anime. Je suis surpris, il semble comme un poisson dans l’eau et montre ce visage qui nous fait habituellement peur et nous laisse parfois présager du pire et là, en apparence, il ne se passe rien de plus !
Quel est l’étrange langage de cette étrange tribu ? Il faut que j’appelle tout de suite avec mon portable, Levy Strauss ou non je vais plutôt appeler Hemingway, cela sera l’occasion, de se voir et de boire quelques canons en refaisant le monde !
A-t-il retrouvé les siens au point qu’il fasse corps avec eux à flux symptomatiques tendus et résiliant, et que cela dépasse l’entendement de mon cerveau asservi par mes propres présupposés ?
C’est pas possible, à un certain moment, il ne va pas supporter qu’on le bouscule, il va peter les plombs, j’en crois pas mes yeux et il va se déchainer dans une crise… Et puis rien, rien de plus que la folie des autres, ma sidération est maintenant à son comble.
Il n’y a pas de lois dans l’éducation spéciale, si ce n’est la singularité de chaque moment, de chaque situation, et de chaque aller- retour à des situations anciennes qui reviennent en effets boomerang percuter le réel d’une relation dont l’un des protagonistes n’a pas toutes les dimensions de la situation. J’en perds mes repères de normopathe, malade de ma propre norme, de ma propre éducation. J’erre comme clinique en peine, dans tous les couloirs de mon corpus idéologique.
Je devrais pourtant dans un sursaut de réalisme, me rappeler, Manu, un pote qui se fait appeler Kant et qui me disait, un soir de doute, qu’il existait quelque chose, en dehors de notre conscience, que notre conscience n’a pas créé et qui doit nous aider à repenser l’autre, Dieu et notre notion de finitude…. Des fois Manu, il a des côtés chiants, mais il a parfois des éclairs qui me paraissent lumineux et il fait partie de ma constellation, et pour cela, je ne lui ai même pas demandé son avis et il n’a jamais porté plainte !
Mon hôte me rappelle à notre mission, c’est-à-dire, à l’autre réalité ! « On y va, on a pris du retard ? » dit-il avec un semblant d’assurance !
Je reviens sur terre !
Ok, j’envoie une bouée imaginative pour récupérer le moussaillon égaré dans le fluide d’une partie de son histoire. Tel l’inspecteur Gadget, je sors de mon imperméable une inespérée barre chocolatée un peu fondue que je tends, sans espoir, au-dessus de ma tête ! Avant même d’avoir pu attendre le garnement, je dois déjà lui demander de pouvoir récupérer mon bras !
Mon hôte me regarde d’un air inquiet. Quel est donc cette technique pas très professionnelle, qu’il m’est permis de voir ? Dans son regard, je vois bien qu’il doit se dire quelque choses comme cela ! Il a l’air encore plus sidéré que tout à l’heure…
Mon hôte et moi, on vient de deux mondes qui se méconnaissent et s’ignorent dans le plus grand silence des cathédrales cliniques. La clinique des uns n’est pas la clinique des autres et apparemment le linge sale clinique se lave en famille, avec les mots de la tribu.
Ce collègue d’un jour, parlera sans doute de nous en fin d’une prochaine réunion pluridisciplinaire pour détendre l’atmosphère et chacun abondera sur la spécificité des lieux de vie, de notre incapacité à penser nos pratiques, englués que nous sommes dans les manifestations affectives qui viennent atténuer la qualité de notre analyse.
Je connais le mécanisme de la toute-puissance de la bien-pensée dogmatique, il faut d’abord écraser la différence, pour exister ! Il ne faut pas essayer d’aller à sa rencontre et confronter les méthodes. Il faut d’abord en rire, puisqu’on a la légitimité de le faire, et la détruire dans un cynisme frôlant l’idéologie totalitaire sous les regards distants des conseils généraux qui nous ont agrée.
C’est tout à fait bizarre comme mode de pensée, et cela semble étrange qu’il puisse avoir son agora dans l’espace social, il y a pour moi comme une antinomie dans ce discours que je ne combats même pas et que je fuis plutôt « courage, fuyons » disait François H, devant Valérie T, un soir de tweet un peu déplacé.
J’ai d’autres combats, bien plus important que celui-là, et à cet instant, il me reste à emmener le soldat Rayan-Mowgli chez son ancien Psy.
C’est le jour le plus long de ma carrière clinique, mais je ne regrette pas d’avoir débarqué dans un tel endroit, sur une telle plage ; l’aventure débute à Sainte Mère l’église, à côté de chez les Cartry !
Merci à mes collègues de cet établissement… Grâce à eux, je vais continuer le combat…. La libération est proche, le débarquement a déjà commencé !
Et comme je ne suis pas encore un mort clinique, ils ne seront pas obligés de passer devant ma plaque commémorative tous les jours en baissant la tête !
Et Alors me dit mon ami Sliman en relisant ce texte !
Eric Jacquot 7 septembre 2012