"Même il n’arrive pas à tous
d’entrer une vie dans les pierres
l’écriture ne commence pas
dans ce qu’on écrit dessus
elle est dans la pierre debout
qui se prolonge en nous."
Henri Meschonnic
Combien de noms
Lors de notre stage de 2ème année de la formation d’éducateur spécialisé, il nous est demandé de produire un écrit à partir d’une expérience éducative dans laquelle nous sommes impliqués. A partir de la description de cette expérience, nous choisissons un aspect conceptuel qui nous permet de questionner la situation éducative retenue. Pour ma part, je me suis intéressée à l’autorité et plus particulièrement à ce qui la différencie de l’autoritarisme.
Il s’agit de « voir, comprendre, conclure » ; trois temps qui caractérisent selon Jacques Lacan la logique de l’acte éducatif.
La première partie de cet écrit présente mon lieu de stage, le contexte et la description de la situation éducative.
La seconde partie s’attache à analyser la situation : voir et comprendre à l’aide d’apports théoriques.
La dernière partie est le temps pour conclure et permet de dégager mon positionnement éducatif.
1ère partie
Contexte et description de la situation
I - Présentation du lieu de stage
J’effectue mon stage de 2ème année de formation d’éducateur spécialisé dans un Institut Médico Educatif (IME) dans le Jura.
L’IME a ouvert ses portes en 1994. Il accueille des enfants âgés de 6 à 20 ans sur orientation de la Commission Départementale de l’Education Spéciale (CDES).
L’APEI (Association de Parents et Amis de personnes handicapées mentales), organisme gestionnaire, a un agrément de « proximité », c’est-à-dire permettant de recevoir des enfants atteints de déficience légère, moyenne et sévère.
L’IME dispose aujourd’hui de 30 places (14 à l’ouverture) réparties entre l’internat et le semi-internat (accueil de journée avec repas du midi).
L’IME est organisé ainsi :
- une Section d’Education et d’Enseignement Spécialisés (SEES) : pour les enfants âgés de 6 à 14 ans
- une Section d’Initiation et de Première Formation Professionnelle (SIPFP) : pour les adolescents de 14 à 20 ans
La prise en charge a un caractère global. Elle vise à favoriser l’épanouissement, la réalisation de toutes les potentialités intellectuelles affectives et corporelles, l’autonomie maximale quotidienne sociale et professionnelle et à assurer l’intégration dans les différents domaines de la vie, la formation générale et professionnelle.
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Elle s’organise autour d’une équipe pluridisciplinaire : éducateurs, rééducateurs, personnel médical et paramédical.
J’effectue mon stage sur la SEES : accueil d’enfants du lundi au vendredi de 8h30 à 16h30, sauf le mercredi de 8h30 à 13h30. Le travail éducatif vise à assurer une éducation générale et pratique, adaptée aux possibilités intellectuelles de chaque enfant. Pour se faire, la méthode retenue est le travail en petit groupe.
La matinée commence par un temps d’accueil et s’articule ensuite en fonction des priorités suivantes : intégrations scolaires ou apprentissages scolaires travaillés en petits groupes selon les projets individualisés. La matinée est aussi un moment fort pour les rééducations individuelles (orthophonie, psychomotricité) et pour les entretiens avec la psychologue.
L’après-midi, des ateliers sont organisés le plus souvent en binôme (un éducateur et un rééducateur ou psychologue) : sorties culturelles, sportives, groupes de parole, langage symbolique, piscine, socialisation…
II - Contexte de la situation
Dès mon arrivée, je remarque que les éducateurs interviennent fréquemment dans un rôle de « gendarme ». Il me semble que les enfants sont souvent punis. Je ressens les relations comme étant très autoritaires. Tout me paraît très cadré. Par exemple, au moment du repas, ce sont les éducateurs qui décident systématiquement de la composition des tables. Selon moi, la règle pourrait être : un éducateur par table, et les enfants choisissent leur place. L’éducateur intervient seulement si besoin. Des tours de nettoyage et de débarrassage sont institués de manière fixe par les éducateurs. Ce qui semble justifié pour une bonne répartition des tâches mais ne laisse pas la place à des initiatives, ni envies personnelles des enfants.
Ces pratiques viennent questionner ma conception de l’éducation et ma représentation négative de la sanction.
Après quelques semaines de stage, je prends conscience que l’autorité peut revêtir différentes formes et ne pas être uniquement de l’autoritarisme, comme je l’ai ressenti à mon arrivée en stage. Mon expérience me montre aussi que tenter de raisonner les enfants par la parole est parfois insuffisant. Par exemple, lors d’un repas, une jeune fille de 14 ans, Funda, répète systématiquement ce que son voisin de table dit. Ce dernier commence à ne plus la supporter. J’explique alors à Funda que ce n’est pas agréable pour une personne d’avoir en face d’elle quelqu’un qui répète tous ses propos. J’interviens en vain à plusieurs reprises. L’ambiance à table est de plus en plus tendue. Je prends alors conscience qu’elle ne comprend pas ou ne veut pas comprendre ce que je lui dis. Je lui demande alors de sortir de table et d’aller s’asseoir seule dans le couloir pour le bien-être de tous. Ma volonté est de la protéger, elle et les autres, de ses flots de parole qui débordent.
Cet exemple montre qu’il m’a fallu trouver un autre moyen que l’explication pour faire respecter ma demande. Un moyen que j’aurais certainement jugé autoritaire au début de mon stage et que je considère alors comme nécessaire à ce moment là.
Cette amorce de réflexion entre autorité et autoritarisme me permet d’évoquer avec les éducateurs mes ressentis concernant leur « rôle de gendarme ». Ces derniers m’expliquent que cette année, ils ont «
de la peine à poser le groupe
». Depuis 2 ou 3 ans, c’est plus difficile pour les raisons suivantes :
- l’institution accueille de plus en plus d’enfants (5 enfants à l’ouverture en 1994, aujourd’hui 18 sur la SEES)
- il y a de plus en plus d’enfants atteints d’une déficience plus lourde, de maladie mentale (la moitié des enfants ont des troubles mentaux)
- l’IME a un agrément de « proximité », ce qui signifie qu’il faut faire «
le grand écart
» entre des enfants déficients légers et sévères.
Ils reconnaissent qu’ils sont beaucoup dans un rôle de « gendarme » mais que les enfants doivent «
être cadrés
», qu’il est nécessaire de «
poser des limites, les enfants en ont besoin»
. Il arrive que la seule solution pour se faire obéir soit la punition.
Partant de ces constats, il est donc intéressant de se questionner sur les
« limites
», le cadre.
De quels moyens dispose l’éducateur pour faire respecter ce cadre ?
L’analyse de la situation présentée ci-dessous devrait éclairer ce questionnement.
III - Description de la situation
Les enfants arrivent à partir de 8h30 à l’IME. Ils sont accueillis par un éducateur dans le hall d’entrée. Ils se déshabillent puis vont en salle d’accueil.
Ils ont à leur disposition différents jeux (jeux de société, legos, balles, baby-foot…). Un peu avant 9H30, horaire de début des activités, les éducateurs demandent aux enfants de ranger puis de venir s’asseoir sur les banquettes de la salle.
Pendant ce temps d’accueil, Stéphanie
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, une petite fille de 7 ans arrivée à l’IME depuis début septembre, vient souvent me chercher pour que je lui lise une histoire.
Ce mercredi matin, Stéphanie est venue spontanément me dire «
Bonjour Cathy
». Puis elle est partie jouer. Quand le moment d’aller en activité arrive, je m’approche d’un groupe d’enfants où Stéphanie est présente et demande aux enfants de ranger leurs jeux. La consigne donnée, je m’éloigne un peu. J’attends quelques minutes, et je répète aux enfants qui jouent toujours : «
Allez il faut ranger, c’est l’heure !
». Deux enfants se lèvent et vont ranger leurs jouets. Stéphanie reste assise le jeu de Uno dans les mains et dit : «
Non, j’veux pas
». Je lui répète : «
Stéphanie, il faut ranger le jeu de Uno où tu l’as pris
.
Tu le sais. Quand on prend un jeu après on le range
.» Elle ne dit rien. Je m’éloigne. Après quelques minutes, je reviens vers elle. Elle n’a pas bougé. J’insiste en lui expliquant qu’elle doit ranger le jeu, que cette règle est la même pour tous.
Une éducatrice a remarqué ce qui se passait et me demande : «
Je te laisse gérer
?». Je lui fais signe que oui. Stéphanie refuse toujours et me dit que d’habitude c’est Nassima qui a toujours ce jeu et qu’elle ne peut jamais l’avoir. Je la rassure en lui disant que la prochaine fois, j’irai avec elle demander à Nassima qu’elle lui prête le jeu de Uno. Je réitère ma demande. Stéphanie refuse toujours. Je lui dis plus fermement : «
Allez Stéphanie maintenant tu arrêtes et tu ranges le jeu
! ». Elle se lève, va en direction des étagères. A ce moment, je pense qu’elle va ranger le jeu. Mais d’un coup, elle bifurque et part en courant dans l’autre sens. Je la rappelle mais elle repart en courant de plus belle.
Face au refus répété de Stéphanie, je pense «
Comment faire ? Je ne vais quand même pas la punir…
». Je me demande ce que je dois faire. Je sais que je ne peux pas ne rien faire. Je prends Stéphanie par le bras, je me mets en face d’elle : «
Stéphanie, tu ranges ou sinon je me fâche !
». Stéphanie va vers les étagères, s’immobilise et me regarde. J’attends en la regardant droit dans les yeux. Stéphanie lance les cartes par terre. Je hausse le ton et lui demande de ramasser les cartes. Stéphanie les ramasse, les remet dans la boîte et range le tout à sa place sur l’étagère. Je la regarde avec un sourire et lui dit : «
Voilà, nous y sommes arrivées ! Allez, va rejoindre les autres maintenant !
». Stéphanie va s’asseoir sur la banquette.
A la récréation de 10h30, nous n’allons pas dans la cour à cause du mauvais temps. En salle d’accueil, Stéphanie vient vers moi en souriant, me tend un livre et me demande de lui lire une histoire. A la fin de la récréation, elle va spontanément ranger le livre sur les étagères.
2ème partie
Analyse de la situation
J’ai vécu cette situation comme un combat à mener. Il m’a été difficile de soutenir ce rapport de force et à un moment je me suis même demandée si j’allais trouver une solution pour m’en sortir.
J’ai eu la sensation d’être emmenée là où je ne voulais pas, que la situation m’avait complètement échappée, que mes actes étaient commandés par l’extérieur.
C’est pourquoi je me suis attachée à comprendre ce qui m’a fait basculer dans l’autoritarisme alors que ce n’était pas mon intention. J’ai amorcé une réflexion autour de l’autorité et de sa différence avec l’autoritarisme.
J’ai tout d’abord cherché à comprendre en quoi l’attitude de Stéphanie m’avait poussée dans mes derniers retranchements. J’ai alors découpé cette situation en séquences « détachées » les unes des autres : « J’ai fait cela », « Stéphanie a fait cela ». J’ai essayé d’analyser ainsi chaque petit bout de la situation en me servant de lectures théoriques pour essayer de comprendre ce qui avait influencé ma conduite vers l’autoritarisme. Mais il s’est avéré que mon analyse reposait sur une observation partielle de la situation.
D’une part, j’avais considéré chaque séquence indépendamment les unes des autres. En oubliant qu’il existe un lien entre les séquences : « J’ai fait cela » alors « Stéphanie a fait cela ». La réaction de Stéphanie ne peut se comprendre qu’en fonction de la proposition précédente. Chaque intervention induit un certain type de réponse.
D’autre part, il est apparu que nous n’étions pas uniquement deux dans la situation décrite mais trois. Cette troisième personne, l’éducatrice référente de Stéphanie, avait aussi joué un rôle dans le déroulement de cette scène.
Ces premiers constats m’ont fait changer de regard et j’ai abordé l’analyse sous un angle nouveau.
Tout d’abord, je vais préciser quelques éléments permettant la compréhension : ma place à l’IME, ma relation avec Stéphanie, ce que je connais de son histoire (au travers de son dossier et de ce que les professionnels disent).
Ensuite, je m’attacherai à analyser la scène choisie : en précisant les enjeux et ce qui a déterminé mon intervention.
Enfin, je la resituerai plus globalement dans ma conception de l’autorité dans la relation éducative.
I - Avant la scène : des éléments pour permettre la compréhension
Ce qui se joue dans la scène choisie doit être éclairé par ce qui préexiste. C’est pourquoi, je vais resituer cette situation dans un contexte plus large.
-
L’histoire singulière de Stéphanie
Stéphanie a 7 ans, elle est née le 13 octobre 1998. Ses parents, d’origine portugaise, sont arrivés en France quand la mère était enceinte de 3 mois. Elle a un frère de 5 ans et une petite sœur de 14 mois.
A 2 ans, Stéphanie est scolarisée en petite section de maternelle mais selon les dires de son institutrice, elle n’est pas prête : «
Elle n’est pas propre, elle est au début de la marche, elle ne parle pas et n’a pas d’expression au niveau des yeux et du visage
»
3
.
La maîtresse propose un signalement afin de mettre en place un suivi. Cette proposition apparaît prématurée au directeur de l’école.
Ensuite, Stéphanie change à plusieurs reprises d’école car sa mère reprend le travail et a des difficultés pour trouver une nourrice.
A 4 ans, Stéphanie est suivie par le RASED (Réseau d’aides spécialisées pour les élèves en difficulté). L’école opère un signalement consécutivement à des «
troubles relatifs à un retard psychomoteur global dans un contexte familial peu stimulant »
.
4
Suite à la décision de la CDES, Stéphanie est prise en charge par le SESSAD (Service d’Education Spécialisée et de Soins à Domicile) en août 2003.
Les objectifs de cette prise en charge sont définis comme suit :
- mieux connaître Stéphanie pour cerner ses besoins
- à l’école : observer et soutenir Stéphanie dans ses acquisitions scolaires
- effectuer une prise en charge à domicile pour créer un lien avec la famille
L’éducatrice qui suit Stéphanie remarque les difficultés de la famille au niveau économique (surendettement), éducatif (Stéphanie fait ce qu’elle veut à la maison), culturel (les parents parlent le français avec des difficultés). Elle alerte les services sociaux car elle est aussi inquiète pour son frère, qui «
ressemble à un autiste
»
Depuis, une assistante sociale et deux travailleuses familiales interviennent à domicile.
En août 2005, constatant les carences éducatives de la famille, la CDES considère que le SESSAD n’est pas suffisant et décide d’une orientation en IME en internat (3 soirs par semaine car Stéphanie n’a que 7 ans).
Stéphanie entre donc à l’IME en septembre 2005. Elle est intégrée en CLIS (Classe d’Intégration Scolaire) 4 matins par semaine.
-
La perception des professionnels concernant Stéphanie
Lors de sa synthèse (8/11/2005), l’institutrice décrit Stéphanie comme ayant de réelles capacités d’apprentissage. Toutefois, elle note un comportement contrasté : «
de
amorphe, absente, à très vive, agréable
». L’institutrice et l’équipe éducative n’ont pas l’impression que Stéphanie soit aussi déficiente que le montre son QI.
Le test WISC 4 fait apparaître une déficience moyenne.
La psychologue évoque «
une grande pauvreté affective familiale, une angoisse abandonnique ».
Elle précise que Stéphanie se situe souvent dans une relation ambivalente don/refus manifestée au travers de «
Je veux, je veux pas
».
Pour le psychiatre, la déficience de Stéphanie a très probablement pour origine un «
manque d’affectivité et d’éducation
» bien qu’il faille quand même vérifier la piste neurologique. Selon lui, il s’agit d’une
« famille pathogène
» car les trois enfants présentent des troubles. En effet, lors de sa visite à domicile, en septembre, l’éducatrice référente de Stéphanie a noté que la petite sœur avait «
le regard vide
».
Lors de cette synthèse, plusieurs éducateurs s’expriment en précisant que Stéphanie est «
dans la toute puissance
», elle va sans cesse «
chercher les limites
». Ce qui explique «
qu’il faut la cadrer
». L’éducatrice référente note que «
chez elle, ses parents ne lui disent rien, qu’elle fait ce qu’elle veut
». Elle répète que la mère est peu présente au niveau éducatif et qu’elle «
laisse faire
». Le psychiatre de l’institution prend alors la parole pour demander aux éducateurs de «
résister au cadre
». Il estime que
« n’importe quel gamin aurait du mal à supporter autant de cadre
».
-
Ma relation avec Stéphanie
Stéphanie est une petite fille coquine. Elle aime jouer et rire. Elle a très souvent le sourire aux lèvres. Elle est curieuse. Par exemple, quand elle me demande de lui lire une histoire, elle intervient souvent pour poser une question ou faire une remarque.
Stéphanie a des yeux malicieux. Elle recherche souvent le regard de l’autre. Elle est très vivante. Pendant la récréation, elle peut être le moteur d’un jeu comme, par exemple, organiser une course avec d’autres enfants.
Stéphanie est attachante et j’ai établi une relation de confiance avec elle. Quand elle « fait du cinéma » pour se laver les dents après le repas, je laisse faire quelques minutes. Ensuite d’elle-même, elle se lave les dents car elle veut aller rejoindre les autres en récréation.
Certaines fois, elle peut raconter des petits mensonges pour jouer. Par exemple, un jour de grand froid, pendant la récréation, je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas son écharpe autour du cou. Elle m’a répondu avec un large sourire qu’elle l’avait perdue. Je l’ai alors regardée, le sourire aux coins des lèvres et les sourcils un peu froncés. J’ai senti qu’elle jouait avec moi, je lui ai alors dit : «
Ca c’est vraiment dommage ! Les petites filles sans écharpe attirent les loups garous...
». Stéphanie m’a alors dit en rigolant : «
C’est pas vrai, je dis des mensonges ! ».
Elle est allée chercher son écharpe pendue au portemanteau.
Jusqu’au moment de la scène décrite ci-dessus, je n’ai jamais été confrontée à des situations de rapport de force avec Stéphanie.
A la fin de ma première semaine de stage, j’ai pensé que je n’allais peut-être pas pouvoir continuer plus longtemps. Le travail éducatif m’apparaissait comme étant basé sur du comportementalisme : être poli, savoir s’habiller tout seul, manger proprement à table, obéir à l’éducateur… J’avais l’impression qu’il s’agissait plutôt de dressage que d’éducation.
Je suis tout de même restée. Je voulais comprendre pourquoi je ressentais cette violence, ce rapport de domination dans la relation éducative. Etait-ce seulement une impression de ma part ? Après plusieurs semaines, j’ai commencé à porter un regard différent ainsi que je l’explique dans la première partie de cet écrit. Ce regard différent me semble être le résultat de plusieurs facteurs.
Il est en partie lié à la réflexion que j’ai engagée suite à des lectures sur l’autorité, sur la place de la sanction. J’ai ainsi relativisé ma position concernant la sanction.
J’ai aussi découvert la particularité du travail avec les enfants. Les apprentissages peuvent se révéler contraignants. L’autorité soulève la question de l’équilibre à trouver entre les apprentissages et la relation.
A posteriori, il me semble qu’un autre facteur doit être pris en considération.
Roger Mucchielli
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, dans une approche psychosociale, montre que l’autorité est un fait de relation. Il n’y a pas d’autorité « en soi ». Elle n’existe que parce qu’elle s’exerce à un autre et par le pouvoir d’influencer son comportement, son action dans le sens fixé par le détenteur de l’autorité. Le fait qu’un groupe se structure donne naissance à l’autorité. Les hommes ne sont alors plus libres de faire ce qu’ils souhaitent, ils doivent se conformer aux valeurs du groupe.
La situation choisie s’est déroulée environ deux mois après le début de mon stage. Il me semble que, suite à une période de refus des valeurs de l’institution, a suivi une période où j’ai été imprégnée par ces mêmes valeurs.
Roger Mucchielli souligne que l’autorité est un droit d’exiger une conformité par rapport aux valeurs du groupe. Ce qui signifie que dans la scène choisie, le groupe m’aurait contraint à agir d’une façon conforme à ses valeurs, valeurs révélatrices d’une certaine conception de l’éducation. C’est ce que nous allons maintenant tenter de mettre en lumière.
II - Pendant la scène : ce qui se joue
Au début de la scène, je vais vers les enfants pour leur demander de ranger leurs jeux.
Ensuite, je m’efface un moment pour laisser du temps aux enfants. Ma volonté est de ne pas me situer dans un rapport action/réaction que je considère être du dressage. Elle est de leur faire respecter une règle posée par l’institution. Cette règle s’impose à tous les enfants et je suis mandatée par l’institution pour la faire respecter.
Lorsque je reviens, les autres enfants vont ranger leur jeu sauf Stéphanie qui dit «
Je veux pas
».
A ce moment précis, différentes positions sont envisageables :
- Position A : Je fais semblant de rien
- Position B : Je considère qu’il faut s’y arrêter
- Position C : Je sanctionne
« Je fais semblant de rien » est une attitude que j’ai déjà adoptée avec Stéphanie. Par exemple, quand elle fait du cinéma pour se laver les dents après le repas.
Alors pourquoi n’ai-je pas agi comme j’ai déjà pu le faire dans d’autres situations ?
Et ce d’autant plus que je sais que Stéphanie est coquine et qu’elle aime jouer.
La scène se déroule dans la salle d’accueil. Les éducateurs présents voient et entendent ce qui se passe. Même si je n’ai pas conscience de ce regard à ce moment-là, il semble qu’il influence mon attitude. Je me fonds au groupe et à ses valeurs : Stéphanie doit m’obéir.
Et ce d’autant plus que Stéphanie, selon l’équipe, va chercher les limites. Il faut la recadrer. Les éducateurs notent d’ailleurs qu’à la maison, elle est dans la toute puissance.
J’insiste donc auprès d’elle.
Selon Eirick Prairat
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, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Nancy 2, il existe différentes façons de se faire obéir.
Ces formes d’autorité se situent dans différents espaces et impliquent différentes relations entre l’émetteur et le récepteur :
- l’espace de force, du latin «
potestas
». L’autorité est la puissance légale de contraindre. Ce pouvoir est fondé sur le grade, la fonction ou le statut. L’éducateur est investi d’une « potestas », c’est-à-dire d’un pouvoir légalement reconnu pour exercer sa fonction. La « potestas » est le pouvoir de prendre des décisions, de commander, d’exiger l’obéissance dans un domaine donné. Dans cet espace, le rapport entre les personnes est inégalitaire. La nature du commandement est la contrainte. La nature de l’obéissance est la soumission.
- l’espace de l’autorité, du latin «
autorictas
». L’autorité est fondée sur le prestige de la personne. Elle émane de la personne et ne dépend d’aucune instance. Ce qui est confirmé par l’étymologie puisque le terme est dérivé d’«
auctor
», celui qui est l’auteur de la chose. C’est l’art d’obtenir l’obéissance sans recours à la menace ou la contrainte. Elle produit les effets de la force tout en étant le contraire même de la force. Dans cet espace, le rapport entre les personnes est inégalitaire. La nature du commandement est l’influence. La nature de l’obéissance est le consentement.
- l’espace de la raison. Si l’autorité, dans le sens d’«
autorictas
», ne contraint pas, peut-on dire qu’elle persuade ? L’autorité est incompatible avec la persuasion qui présuppose des rapports égalitaires. La nature du commandement est la persuasion. La nature de l’obéissance est l’acceptation donc la libre obéissance.
Il me semble que cette scène présente deux niveaux de relations d’autorité. Un premier niveau où l’équipe éducative, de par sa présence, exerce une influence sur ma façon de faire.
Un deuxième niveau, directement lié au premier, où je tente d’influencer Stéphanie dans sa conduite.
Dans une première phase, ces deux relations se situent dans l’espace de l’
autorictas
tel que défini par E.Prairat. L’enjeu est important pour moi, car même si sur le moment je n’en ai pas conscience, je suis stagiaire. L’équipe éducative observe mes capacités à occuper ma place d’éducatrice donc à faire respecter le cadre fixé par l’institution.
L’influence ne me permettant pas d’arriver à mes fins, j’essaie même de persuader Stéphanie de la justesse de ma demande. Je tente de me situer dans l’espace de la raison. Avec le recul, il me semble que, inconsciemment, je refuse d’aller dans l’espace de la force, j’essaie toutes les solutions pour ne pas me retrouver dans un rapport contraignant.
La tentative de persuasion ne fait toujours pas obéir Stéphanie… Au contraire, il semble que Stéphanie s’entête à refuser. Au début de la scène, elle jouait dans le registre de la coquinerie. A ce moment là, elle ressent mon insistance, et du coup, elle se met elle aussi à jouer dans un registre sérieux.
-
La détermination de mon intervention
Alors que je suis dans une posture délicate, une éducatrice intervient et me demande : «
Je te laisse gérer ?
».
Cette question présuppose que peut-être je ne peux pas gérer. Faut-il l’entendre comme un défi de voir si je ne vais pas être obligée à mon tour de jouer un rôle de « gendarme » ? Faut-il l’entendre comme un rappel de ma place de stagiaire ?
J’ai auparavant parlé avec cette éducatrice de mes ressentis concernant certaines pratiques que je considère comme autoritaires. Pour autant, je ne pense pas qu’elle m’ait volontairement mise en difficulté car nous avons plutôt de bonnes relations.
En tout état de cause, je peux difficilement répondre que je ne souhaite pas gérer la situation car cela revient à dire que je ne me place en position d’éducatrice.
Je ne peux que dire oui, ce qui sous-tend que Stéphanie doit ranger son jeu.
L’intervention de l’éducatrice est une injonction à réussir et change l’espace de relation. Cet espace n’est plus celui de l’influence caractérisée, selon E.Prairat
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, par une action indirecte qui vise à susciter en l’autre une activité. Le nouvel espace de la scène est celui de la contrainte. L’action directe de l’éducatrice m’oblige à réussir.
Du même coup, cela transforme l’espace de relation établi avec Stéphanie. Je dois parvenir à ce que Stéphanie obéisse. Là aussi, il y a un glissement vers l’espace de la contrainte.
Cette petite phrase va déterminer l’intervention à venir.
J’ai le poids de la réussite sur les épaules et Stéphanie le ressent. Elle semble avoir compris l’enjeu de la situation. Elle invoque alors le prétexte qu’elle n’a jamais ce jeu pour ne pas le ranger. A ce moment précis, Stéphanie poursuit l’échange dans l’espace de la raison.
Jean-Jacques Rousseau
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postule qu’on ne peut pas éduquer dans l’espace de la raison car le problème de l’éducation serait résolu. L’éducation est une relation d’autorité de l’adulte vers l’enfant. Cette relation est nécessaire car les enfants ont besoin des adultes. L’homme ne naît pas raisonnable mais capable de raison. Toute l’ambiguïté réside dans le fait que l’éducateur est à la fois celui qui commande et celui qui est au service du bien de l’enfant. Le danger est de n’être que maître et d’oublier le bien de l’enfant, ou au contraire de ne vouloir que le bien de l’enfant. Dans ce cas, l’enfant réussit à commander celui dont il dépend.
Stéphanie tente de me persuader de son bon droit. Comme, je me refuse toujours à la contraindre purement et simplement, je continue de négocier avec elle. Je tente aussi de la persuader du bien fondé de ma demande. Nos échanges se situent dans un rapport égalitaire qui présuppose que Stéphanie puisse obéir librement ainsi que le précise E.Prairat.
A ce moment, je réalise que ma tentative de persuader Stéphanie ne sert à rien et qu’il faut que j’agisse différemment. Mais devant les refus répétés de Stéphanie, je suis déstabilisée et j’arrive seulement à hausser le ton. Je sais qu’il faut que j’insiste, je ne peux pas laisser faire. Je ne peux pas laisser Stéphanie me commander comme l’explique J.J. Rousseau. Cette règle posée n’aurait plus valeur de règle mais d’un caprice de l’éducateur. L’inconstance de l’exigence donnerait alors à la règle un caractère arbitraire, qui dépendrait du bon vouloir de l’éducateur.
L’éducatrice par son intervention m’oblige à m’arrêter sur cette situation (position B
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) et à ne pas laisser passer. Pour autant, je n’arrive pas à me situer en position de sanctionner (position C) : «
Je ne vais quand même pas la punir
». Je suis « coincée » entre ces deux positions.
Eirick Prairat écrit que la sanction est
« un acte par lequel un éducateur ou une instance répond à un comportement qui porte atteinte aux normes, aux valeurs ou aux personnes d’un groupe constitué ».
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Je n’arrive pas à sanctionner car il me semble que la situation de départ ne justifie pas qu’on en arrive là. Cette position de ne pas vouloir sanctionner peut paraître paradoxale. En effet, la loi est ce qui relie les membres d’un groupe. Si l’on se réfère à la définition de Montesquieu : «
La liberté, c’est le droit de faire tout ce que les lois permettent
»
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, être libre, c’est respecter le cadre fixé pour vivre ensemble.
Je pense que Stéphanie n’a pas choisi délibérément de transgresser une règle. Son action a davantage été déterminée par des enjeux de relations entre les personnes en présence.
Avec le recul, j’ai le sentiment que nous sommes embarquées dans une machine qui s’emballe jusqu’au moment où je n’en peux vraiment plus.
J’attrape alors Stéphanie par le bras et la menace de me fâcher. Là, je suis très nettement entrée dans l’espace de la force, ainsi que le décrit E.Prairat. Je contrains physiquement Stéphanie à s’arrêter.
Elle se dirige vers les étagères. Je crois la partie gagnée. Le fait que je croie avoir gagné a, il me semble, induit chez Stéphanie une nouvelle réaction d’opposition qui lui permet de ne pas être assujettie à moi.
Stéphanie tente bel et bien de me fâcher et jette les cartes par terre. Du coup, je me fâche pour de bon, je n’en peux plus. Stéphanie range le jeu.
A ce moment précis, je me sens soulagée car Stéphanie a fini par obéir. C’est certainement ce qui explique en partie la formule «
nous y sommes arrivées
». Stéphanie a rangé les cartes. Je suis parvenue à occuper ma place d’éducatrice aux yeux de l’équipe. Dans la situation, mon idéal, même conditionné par le regard de l’autre, est qu’elle range les cartes.
L’idéal de Stéphanie est de me fâcher. Elle aussi « y est arrivée ».
Ces deux réalités présentes dans la scène montrent qu’il existe un intervalle où Stéphanie peut exister en tant que sujet. C’est peut-être ce qui explique qu’elle accepte à ce moment précis de ranger les jeux.
En conclure…
Aujourd’hui, j’émets l’hypothèse que si je n’avais pas été sous le regard de l’équipe éducative, j’aurais agi différemment. Si je n’avais pas insisté comme je l’ai fait, Stéphanie aurait probablement rangé le jeu d’elle-même.
A partir du moment où l’éducatrice est intervenue, j’ai basculé dans l’autoritarisme car ce qui est le plus important n’est plus que Stéphanie obéisse à une règle mais qu’elle m’obéisse. Il y a substitution de la volonté d’un bien commun par une volonté personnelle. Il y a glissement dans la finalité de l’action : je n’agis plus directement dans l’intérêt de Stéphanie mais dans le mien.
La définition de l’autoritarisme dans le Dictionnaire encyclopédique de psychologie
12
vient confirmer cette hypothèse : «
attitude de celui qui veut imposer sa volonté à autrui. L’autoritarisme étouffe la spontanéité, l’initiative et la créativité. Il interdit la communication interpersonnelle et, par la frustration qu’il provoque, suscite des résistances et des conflits ».
Celle de l’autorité est : «
influence exercée sur les autres pour obtenir d’eux une certaine conduite
». Ces définitions montrent bien qu’autorité et autoritarisme s’envisagent dans des espaces de relation différents. L’autoritaire est celui qui abuse de sa
potestas
(avoir l’autorité) pour combler son déficit d’
auctoritas
(avoir de l’autorité).
Annah Arendt, philosophe, écrit : «
L’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments…
»
13
. L’autorité n’est ni contrainte, ni persuasion, elle est influence.
Je pense qu’exercer son autorité n’est pas vouloir maîtriser l’autre. Si je cherche à maîtriser l’autre, comme dans la situation décrite, il y a écrasement du sujet. Le sujet est transformé en objet. L’éducation vise alors à façonner des personnalités en les vidant de leur potentiel créateur pour en faire des éléments obéissants.
«
Eduquer c’est viser à l’émergence de quelqu’un qui nous échappe et que nous renonçons à contrôler »
14
.
Philippe Meyrieu souligne que l’éducation est une relation dissymétrique qui implique un rapport d’autorité puisque l’éduqué n’est pas capable de penser ses propres fins.
Il me semble que l’autorité éducative est une autorité de référence au même titre qu’un ouvrage de référence dans lequel « l’éduqué » va puiser des idées. Elle permet à ce dernier de s’orienter et de se situer. Pour autant elle n’est pas un modèle ou une copie car elle ne lui évite pas de penser par lui-même. C’est aussi en cela qu’autorité et autoritarisme se différencient.
Cette réflexion fait écho au débat de positions opposées concernant l’autorité. D’un côté, il y a ceux pour qui l’autorité est synonyme d’emprise par la force. Celui qui exerce son autorité est toujours un
dominus
, c’est-à-dire un maître au sens de celui qui entend maîtriser. L’autorité est contraignante et dépossède l’individu du droit de faire ce qui lui plaît.
De l’autre côté, il y a ceux qui pensent que l’autorité libère
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, qu’elle est une influence positive. L’autorité est créatrice d’un espace dans la relation. Elle permet d’installer des frontières pour que chacun soit à sa place. Ces positions semblent refléter la différence entre autoritarisme et autorité telle qu’évoquée ci-dessus. Exercer son autorité n’implique pas nécessairement être autoritaire, contrairement à mes premières représentations de l’autorité.
Enfin, cette réflexion amène aussi à se questionner sur la détermination symbolique des relations. Selon Joseph Rouzel repérer la place que chacun occupe pour un autre dans une situation donnée permet de comprendre ce qui est en jeu et en quoi cette place détermine l’action. Autrement dit, la place que l’autre me fait prendre et celle à laquelle je l’assigne dans la relation ; les actions et réactions qui en découlent. Ce repérage permet d’occuper la position éducative et s’acquiert dans le travail de la parole et de l’écriture.
Dans la situation présentée, l’échange avec d’autres personnes m’a aidé à voir que nous étions trois dans cette scène. Cette étape est indispensable à la compréhension de la situation car cette tierce personne a déterminé mon intervention. Ainsi que l’écrit J.Rouzel, «
le sens de l’acte éducatif n’est pas donné. L’acte n’est pas l’action, ni l’agir. Il apparaît dans l’après-coup
».
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D’ailleurs, cette réflexion pourrait être poursuivie en s’interrogeant sur la place occupée par l’éducatrice. Son intervention n’a-t-elle pas été induite par le poids de l’institution elle-même?
Ne sommes-nous pas tous déterminés dans nos actes (de façon extérieure ou intra subjective) par un grand Autre, dans le sens défini par Jacques Lacan, c’est-à-dire par un lieu symbolique qui nous échappe ?
1
Ainsi qu’il est précisé dans les Annexes XXIV
2
Prénom d’emprunt
3
Extrait de la synthèse réalisée par l’éducatrice référente de Stéphanie au SESSAD le 24/11/ 2003
4
Ibid
5
Psychologie de la relation d’autorité, Séminaires de Roger MUCCHIELLI, ESF, 3ème édition 1982
6
Eirick PRAIRAT, La sanction – Petites méditations à l’usage des éducateurs, Editions l’Harmattan, 1997
7
Eirick PRAIRAT, La sanction – Petites méditations à l’usage des éducateurs, Editions l’Harmattan, 1997
8
L’Emile ou de l’éducation, Jean-Jacques ROUSSEAU, Editions Flammarion, 1966
9
Voir les trois positions différentes énoncées au début du chapitre II : ce qui se joue
10
Eirick PRAIRAT, Penser la sanction, Editions l’Harmattan, 1999
11
MONTESQUIEU, De l’esprit des Lois, 1748
12
Dictionnaire encyclopédique de psychologie, Bordas, 1980
13
Hannah ARENDT, La crise de la culture, Gallimard/Folio, 1995, p.123
14
Philippe MEYRIEU, in Revue française de pédagogie, n°120 – juillet, août, septembre 1999
15
Danièle GUILBERT, Et si l’autorité, c’était la liberté ? Collection de l’Ecole des Parents – EdLM 2001
16
Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, Editions Dunod, 1997 – page 163