Textes > fiche texte

Entre l'affaire Dutroux et l'affaire d'Outreau : des affaires de trous ; des affaires de trop.

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Bernard Montaclair

mardi 20 juin 2006

« ENTRE »…

A l’impératif, ce peut être une cordiale invite à pénétrer dans un logis, à franchir un seuil. Comme adverbe, le mot désigne un vide, un manque, une démarcation, une membrane, une peau, une frontière, un espace à franchir, une interface.

ENTRE, n’est pas ici ni là. Mais ce vide n’est pas rien. Comme la peinture chinoise, il occupe une place parfois prépondérante dans le signifiant. Le blanc a un sens parce qu’une trace permet d’en structurer l’espace.

Freud dans son essai sur « le sens opposé des mots originaires » 2 reprenant les hypothèses du linguiste Abel, souligne l’importance des deux versants opposés de certains mots, et rappelle le caractère équivoque du langage du rêve, dans lequel la négation est absente.. Certains mots égyptiens désignaient une chose et son contraire. Un signe précisait « dans quel sens » il fallait le lire. Le mot « autorité » présente une polysémie de ce type. Le verlan et la casquette à l’envers véhiculent peut-être ainsi des doubles messages de ce genre. Nous ne savons pas bien les lire. Les entendre, nous entre-tenir avec eux.

Parfois, l’ENTRE est ajustement, accord, contact, harmonie.

Il ne peut pas être fusion car dans ce cas, il n’y a plus rien entre.

Parfois, il est abîme, fossé, muraille.

L’ENTRE est entrailles, et souvent l’antre dans lequel se tapit la contradiction, la perversion, le mal entendu, la méprise et le mépris. Mais c’est aussi l’antichambre du désir.

Les mathématiciens, les électroniciens utilisent le terme de « gap », d’origine anglo-saxonne, pour désigner ce qui est écart, faille, espace intermédiaire. La pancarte « Mind the gap » dans le métro londonien invite à faire attention à la marche. Le gap, dans le Robert et dans le Larousse, est utilisé dans le jargon boursier, (écarts entre le cours de clôture et le cours d’ouverture du lendemain, dans la physique des surfaces et dans les semi-conducteurs.

Les spécialistes des systèmes d’information ou des audits font quotidiennement du « Gap analysis », c’est-à-dire l’analyse des écarts entre le projet et la réalisation. L’analyse de pratique telle que le soutien au soutien de Jacques Lévine (Balint pour enseignants et travailleurs sociaux) n’est pas autre chose. Pas d’a-priori sur les causes. Seulement un regard, une écoute sans jugement sur les écarts. Et une parole. On s’entretient sur l’émotionnel qui sous-tend se qui se dit. Et c’est opérant, soutenant pour le travailleur social et pour celui qui lui est confié. En marketing, le concept de gap est utilisé pour la stratégie managériale.

Les travailleurs sociaux, parents pauvres de la méthodologie, ne sont pas formés à l’analyse des gaps, et souhaitons qu’un moderne manager ne s’empare pas de ce concept pour développer une stratégie de la rééducation des jeunes en difficulté comme certains cabinets conseils développent avec succès un processus de changement dans les conduites d’achat des ménagères de plus de quarante ans.

Les débats récents autour de l’affaire d’Outreau 3 ont voulu débusquer les gaps de la machines judiciaire. Mais ils ont chercher les manques dans chacun des acteurs, et non entre ceux-ci, dans les communications défectueuses, les relations à sens unique. Ils ont soulevé des questions de culpabilité, de responsabilité, mis en évidence les lacunes de la machine judiciaire et la souffrance de ses usagers. Mais l’injustice de la Justice ne repose pas seulement sur des erreurs de jugement.

La parole qui manque trop souvent, comme elle manque chaque fois que des crimes ou des délits sexuels sont commis, c’est dans ces affaires une parole sur la sexualité, phénomène humain universel que des commandements, des lois, des règles religieuses ou laïques ont tenté de canaliser, mais qui nous agite tous, enfants, parents, policiers, journalistes, magistrats, dirigeants politiques, autorités religieuses. Certes la paillardise ne manque pas dans les émissions de radio, ni l’érotisme lorsqu’il s’agit de promouvoir un nouveau dentirice. Mais comment la sexualité est-elle parlée dans les institutions, en premier lieu dans l’institution scolaire, en dehors des précautions suggérées aux ados pour se préserver du sida ? 4 Comment parle-t-on de l’amour, de la tendresse , de la relation à son corps et au corps de l’autre ?

Ce qui manque, c’est bien la prise en compte d’un troisième terme qui régit toutes les décisions humaines: La dimension de l’inconscient.

Un siècle après Freud, peut-être sommes-nous encore au seuil, sans oser le franchir, d’un grand pas de l’humanité. Celui qui nous ferait tous enfin choisir, mieux que la découverte de nouveaux mondes cosmiques, celui de l’exploration de notre monde intérieur dont l’activité volcanique échappe à la plupart de nos imparfaits sismographes, et dont les éruptions sont souvent ravageuses.

Cette dimension de l’inconscient, adjectif substantivé, est un phénomène négligé, dénié, refoulé. Vouloir le démontrer dans ces lignes est même une démarche bien présomptueuse ou peut-être perverse, elle-même à lire entre les lignes. En même temps que nous cherchons tous à échapper à ce qui échappe à notre conscience, il ne nous reste qu’une vague mauvaise conscience et une vaine recherche d’explications, de causes, de coupables, pour tenter de contrôler ce qui nous agite. Même la psychanalyse est comprise dans le grand public, et malheureusement par certains psychanalystes, comme un moyen de gagner une plus-value de savoir et de pouvoir sur les autres et sur l’adversité. Le mythe de la toute puissance nous hante tous depuis notre enfance. Il est source de violence.

Devant les dysfonctionnements, la recherche des causes et des coupables est souvent vaine.

Quand par exemple un enfant fugue d’un établissement, ou de sa famille, nous avons le réflexe lorsqu’il revient au bercail, de lui demander où il est allé, ce qu’il a fait, qui il a rencontré, et pourquoi il a fugué comme s’il était capable de le savoir lui-même. Il serait plus productif de nous interroger sur le sens de cette fugue, ce qui était insupportable pour lui à ce moment et qu’il a voulu fuir. De nous interroger sur ce qui est insupportable pour nous dans ce défi que l’enfant nous oppose comme pour nous dire durement que nous ne comptons pas pour lui.

Dans une réflexion approfondie en équipe, on trouverait non une cause, ou un prétexte, mais peut-être des éléments à mettre en corrélation. Par exemple, dans une situation qui m’a été rapportée, que le fugueur devait subir prochainement une intervention sur une ectopie testiculaire. La représentation qu’il avait de ce geste chirurgical banal peut s’apparenter à une castration. D’autant plus que personne n’a peut-être pris le temps de l’informer sur ce qu’on allait faire à son sexe, et surtout d’écouter son angoisse à ce sujet. D’écouter ce que les autres enfants du groupe avaient à en dire. Ce non-dit là produit une effervescence groupale, potentialise un discours sexualisé et provoque des passages à l’acte (fugues, attouchements sexuels, agressions).

L’absence de parole ouvre la porte au fantasme. Et pas seulement pour les enfants. Les adultes aussi sont envahis par des représentations indicibles.

Devant la fugue, la hiérarchie va ouvrir le parapluie, et accuser d’un défaut de surveillance les travailleurs sociaux de service ce soir là. Comme si leur métier était la surveillance, le gardiennage.

Nous avions relaté, avec Pierre Ricco’ que dans un certain établissement construit sur un mode pavillonnaire, selon les préconisations de l’annexe 24, avec groupe scolaire, services généraux, ateliers, sur le principe des groupes verticaux, les nouveaux dirigeants ont méconnu et annulé sans l’évaluer le projet pédagogique qui avait conduit l’architecture. On a ajouté des murs, monté des grillages, renforcé les serrures, pour séparer, isoler, tenter de freiner les débordements et canaliser les conflits entre les enfants. Sans voir que ces conflits pouvaient être le reflet de ceux, non dits, des adultes entre eux. En compliquant la circulation, on rend plus difficile « la fonction entre ». Des cloisonnements identiques ont souvent cours un peu partout entre des directions et le personnel, entre la direction et les administrateurs, entre différentes associations d’un même secteur.

Certes la parole fait peur. Mais sa rétention fait violence. La Loi de 1975, celles de 2002 et 2005 qui soulèvent beaucoup de résistances, permettent pourtant la transversalité et la préconisent.

Désemparées, certaines directions ont périodiquement la tentation de « prendre des mesures énergiques », de « durcir la pression », » resserrer les boulons », « faire le ménage », « renforcer l’autorité ».

Ces représentations guerrières du management (manager n’est pas diriger), sont à l’opposé de ce qu’il faudrait faire. Mettre en travail, par exemple, le concept d’opposabilité 5 , et développer le partenariat à tous les niveaux..

La pédagogie est souvent confondue avec la persuasion. On assiste périodiquement à cette mascarade de dialogue qui consiste à recevoir des représentants pour les écouter, recueillir leur avis, et leur faire part d’un projet. Si une opposition se manifeste, le dirigeant se désole. Une fois de plus les gens n’ont rien compris. A la rigueur, il fait son autocritique en reconnaissant qu’il a « manqué de pédagogie », qu’il a mal expliqué le bien fondé de son projet. Qu’il n’a pas su « vendre » son affaire A aucun moment, il ne se demande si les autres n’auraient pas un peu raison.

Se parler, dialoguer, c’est avant tout accepter l’interaction, la réciprocité, c’est reconnaître l’autre comme sujet d’une parole. C’est, dans le premier temps de la rencontre, accepter ce que Jacques Lévine 6 appelle « la phase d’exaspération ». Passage obligé pour parvenir à l’intelligibilité et au troisième temps qui est la recherche du modifiable.

Parler, c’est mettre en mots l’émotion. Mettre en rapport des éléments dans une contiguïté, et ne pas chercher une fausse causalité, une impossible rationalité...Dans ce métier, il n’y a ni objectifs ni objectivité. Nous ne pouvons travailler que sur et avec le subjectif. Il existe des outils pour cela.

Devant un dysfonctionnement, on devrait adopter l’attitude des scientifiques. Une erreur n’est pas une faute. Elle peut être heuristique et source de progrès. L’analyse on sens large, vaut mieux qu’une enquête ou un procès.

Le pire est de se justifier, de chercher des coupables, de désigner et stigmatiser des brebis présumées galeuses.

Le bouc émissaire peut-être un enfant, exclu une fois de plus pour son comportement alors que c’est précisément à cause de ces troubles qu’il a été admis dans un établissement spécialisé.

Le coupable désigné peut être aussi un professionnel, travailleur social, accusé de laxisme, de défaut de rigueur, ou d’excès de rigueur.

Des cadres, des directeurs, des techniciens sont mis au placard ou remerciés pour incompétence.

Comme dans les équipes de football, on embauche à grand frais des « vedettes ». On fait, en cas de défaite, valser les entraîneurs ou des joueurs qui ont failli. Mais les supporters savent bien qu’une équipe est autre chose et plus que l’addition des équipiers.

Les psychosociologues des années 1920 (Mayo, Lewin, Moreno) ont démontré que le Taylorisme était moins productif que le management participatif.

Un groupe, une institution ont une personnalité propre, une identité propre, et tout l’art des dirigeants repose sur leur capacité à faire monter et tenir la mayonnaise. En dehors de la qualité des œufs, de la qualité de l’huile et d’autres ingrédients, il existe une démarche subtile, pour obtenir une relation synergique entre les éléments. La cuisine psychopédagogique est un art, un artisanat, un savoir faire et, surtout, un savoir être et faire naître. Parallèlement, (Pierre Le Roy, psychanalyste a insisté là-dessus récemment 7 ), le travailleur social a le devoir de faire savoir. Un certain nombre d’entre eux s’y emploient. Par exemple, dans l’opération menée sur le plan national, au cours des « Etats généraux du Social ».

Dans l’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau, on a cherché à juger les juges, sans voir qu’individuellement, chacun des magistrats, à la place où il était, avait fait son travail. Ce que l’on oublie de chercher, c’est ce qui a manqué, le lien entre les magistrats, entre les travailleurs sociaux, entre les prévenus et les enquêteurs, peut être en amont une relation de qualité entre les travailleurs sociaux et « les usagers ». Car la relation, c’est autre chose, et plus, que la communication.

Dans les failles de ces éléments, l’angoisse, le fantasme, la peur se sont glissés.

Bien sûr, c’est au bout de la chaîne, le lampiste qui a payé.

Ces situations sont caractéristiques d’un « malaise dans la civilisation » 8 , et nous en vivons actuellement des soubresauts bien inquiétants. Ils nous invitent à rester vigilants pour rappeler à tous, « « autorités » et usagers compris, que l’éducateur spécialisé, le travailleur social tient sa spécialité d’un travail transversal sur les manques. Qu’il n’est ni enseignant, ni thérapeute, ni surveillant, ni animateur de loisir, ni conseiller- orienteur, ni bien sûr policier...

Placé au lieu géométrique de toutes ces fonctions, il opère dans les interstices. Comme un catalyseur, l’écoute et la parole, sans parfois laisser de traces, permettent à des combinaisons d’être opérantes. Il faut bien ici prononcer les mots qui dérangent, ou que certains psys se réservent comme leur propriété: le transfert. C’est au sens large le référentiel psychanalytique qui, seul, permet de comprendre un peu « l’inquiétante étrangeté » de certains comportements humains. Et la résistance (inconsciente) à la vérité de la clinique.

Plus que les carences économiques et politiques, contextes indéniables des troubles sociaux et de beaucoup de pathologies mentales, le manque de parole sur le désir, la perte même de désir qui sont à la source de la psychose et du passage à l’acte, doivent être au cœur des préoccupations des travailleurs sociaux et de leurs dirigeants. Les InstituTs de formation, plus qu’un saupoudrage de savoirs théoriques (qui sont disponibles dans toutes les bibliographies, toutes les bibliothèques et sur internet), devraient s’appliquer à un apprentissage, par une pratique, des phénomènes relationnels, institutionnels, rencontrés dans les petits groupes, les familles et les couples. Le travail sur l’altérité, comme le travail sur la loi, requièrent, une pédagogie appropriée. Celle-là même qui pourrait être opérationnelle dans la future activité professionnelle. Et qui servira au long de son parcours, à accompagner de travailleur social. Ce que Jacques Lévine a appelé, mieux que « l’analyse de pratique », « le Soutien au Soutien »

Entre nous, dans les écoles actuelles, je crains dans ce domaine, un manque.

Et dans certaines institutions, il faut bien constater que, faute d’une éthique et d’une référence éclairante pour la clinique, l’erreur entre par tous les bouts comme l’eau dans un navire en détresse.

Une partie de ce texte a été publiée dans les Actualités Sociales Hebdomadaires sous le titre « La parole fait peur… » 19 Mai 2006 N°2456

2 S.Freud « L’inquiétante étrangeté et autres essais »

Gallimard Folio

3 ASH Magazine N°14 Mars/Avril 2006

4 J.F.Gomez Revue « Vie Sociale et Traitement » N° 86 Erès 2005

5 Patrick Cotin, directeur d’établissement : « L’opposabilité dans le travail social, possible contrepoint aux politiques publiques néolibérales » DEA soutenu en 2004

6 Jacques.Lévine et Jeanne Moll : « JE est un autre » Paris ESF 2001

7 Pierre Le Roy «De l’accompagnement clniique du sujet à la propriété foncière de l’usager , Chronique d’une mort annoncée dans le secteur médico-social et l’éducation spécialisée»» in Lien Social N° 769 Oct.2005

8 Freud, S. « Malaise dans la civilisation », Paris, Puf, 1973

Commentaires