JPL Vous avez certainement raison. Je pense que face aux évolutions qui sont les nôtres, il ne s’agit ni de regretter le temps passé soi-disant meilleur - ce qui est d’ailleurs loin d’être le cas - ni de se lamenter sur les temps présents ; il s’agit d’élaborer l’actuel pour pouvoir y faire face. En ce sens là, la phrase de Hölderlin est un soutien considérable et nous avons à lui faire confiance d’autant plus que comme psychanalyste nous savons aussi, à partir de l’expérience subjective d’un chacun dans la cure, qu’il faut approcher le point où cela défaille pour pouvoir rebondir autrement...
Voilà pourquoi je crois que le plus utile aujourd’hui, c’est de frayer une voie qui permette de faire les discernements nécessaires pour sortir de la garnde confusion dans laquelle nous sommes.
2 - La psychanalyse en extension fait référence au processus d´articulation entre le social/collectif et le singulier/individuel. La
psychanalyse appliquée
- terme crée par Freud au début de ses études concernant les groupes et la civilisation – a, aujourd´hui, une connotation négative pour plusieurs psychanalystes en ce qui concerne l´inadéquation méthodologique, vu que l´objet de la psychanalyse, c´est le singulier et non pas l´universel. Quel est votre avis à propos de cette impasse? Est-il possible de penser à une pratique psychanalytique sociale?
JPL Plusieurs psychanalystes résistent à articuler le social et le singulier... à chacun ses résistances ! Ce n’étaient pas celles de Freud qui a consacré au moins cinq livres à cette question ; ce n’étaient pas celles de Lacan qui tout au long de son oeuvre a évoqué l’incidence des changements sociaux qui se préparent et dont il avait déjà la perception et l’intuition. Ce ne sont pas non plus les miennes, sans doute parce qu’à cause de mon histoire singulière, j’ai toujours été très sensible à cette articulation entre singulier et social qui a déterminé mon existence. N’est-ce pas le travail de chaque analyste de contribuer à sa discipline à partir de son histoire singulière ? De ce fait, je ne peux souscrire à cet antagonisme entre singulier et universel auquel certains s’accrochent : pour moi, la psychanalyse est aussi une anthropogenèse, c’est à dire une approche la plus rigoureuse possible de la manière dont on devient humain ; c’est là un fait rigoureusement universel en même temps qu’à ne pouvoir approcher qu’au cas par cas ! Autrement dit, elle est la science de l’humanisation (avec toutes les réserves qu’il faut immédiatement mettre au mot science !) Depuis l’enseignement de Lacan, on a résumé la spécificité de la dimension du lien social au fait du discours ! Ce qui n’est pas faux, puisque le propre de l’humanisation implique irréductiblement le langage. Le problème, c’est que certains collègues, souvent, se sont limités à penser que le trajet singulier d’un sujet consistait à se confronter aux lois de langage et n’ont pas pris en compte l’importance du social. Or, je crois que le social trouve sa place entre le langage et le sujet parce qu’il semble bien que la société se soit toujours donnée comme objectif de soutenir le trajet qu’il fallait imprimer à l’enfant pour
grandir
, pour devenir adulte, autrement dit pour se réapproprier singulièrement l’humanité commune à tous, et c’est là que se pose aujourd’hui un vrai problème : est ce que nos sociétés, dans le cadre du néo-libéralisme ambiant, poursuivent encore un tel objectif, veulent-elles encore qu’un individu puisse devenir sujet, quelqu’un à part entière ? C’est la question qui aujourd’hui doit être posée ; est-ce que nos structures sociales se donnent encore cela comme objectif ? Et c’est à interroger cela que la psychanalyse doit, à mon avis, contribuer puisque que, ce faisant, elle se situe au coeur même de ce processus d’humanisation. Et c’est, si elle tient sa place à cet égard, qu’elle pourrait alors orienter plus justement les pratiques sociales.
3 - C´est aussi au sujet de cette pratique que vous parlez dans votre livre : “Clinique de l´institution”? Pourriez vous résumer quelques-unes de vos hypothèses de travail?
JPL Dans ce livre, précisément, je ne dis rien d’autre que ceci : la psychanalyse ne peut faire qu’une petite chose pour la vie sociale et politique, mais c’est une chose cruciale : indiquer les déterminants de ce que parler implique, de ce à quoi l’usage de la parole et la faculté de langage qui sont spécifiques de notre espèce nous contraignent. Nous sommes des parlêtres et cela a des conséquences je dirais physiologiques, et toute société, toute institution, tout collectif qui ne respecte pas les lois de ce que parler implique, entraîne ses membres à la mort. Nous savons depuis Freud que nous y sommes attirés irréductiblement et il y donc tout lieu de nous demander si nos sociétés lorsqu’elles ne discernent plus, lorsqu’elles se noient dans la grande confusion, ne sont pas en train de nous y entraîner plus rapidement qu’il ne faudrait. C’est donc à déplier les lois du langage et à discerner comment elles ne sont plus prises en compte dans un groupe ou dans une société que ce livre est consacré au travers d’exemples cliniques d’interventions dans les institutions.
La question d’une nouvelle économie psychique peut être entendue de plusieurs façons : comme l’émergence d’un nouvel humain, pas seulement “sans gravité” mais aussi sans inconscient, et c’est parfois ainsi que Charles Melman en parle ; mais il y a aussi une autre manière de l’entendre : c’est la façon nouvelle dont les choses se présentent aujourd’hui, c’est le type d’économie psychique qui se présente de plus en plus fréquemment au point que l’on est en droit de se demander si ce n’est pas une nouvelle névrose, celle de notre temps. Ce n’est en tout cas plus celle qu’a rencontré Freud à Vienne en 1900, centrée sur le père et sur les récriminations qu’on pouvait lui faire. Rien que cela, c’est un vrai changement et celui-ci est sans doute la conséquence de ce que le père n’est plus aujourd’hui corrélé au patriarcat et que donc ce n’est plus le père qui constitue le lieu d’adresse de la névrose. Mais alors qu’est-ce donc que la névrose d’aujourd’hui, comment se présente ce fonctionnement psychique ? Et n’est-ce pas plutôt une psychose ou une perversion. Non, je ne le crois pas. Et c’est pour cela que j’ai introduit après mon livre “La perversion ordinaire” une nouvelle appellation : j’utilise le terme
d’économie de l’arrière pays
, parce que tout se passe comme si nous produisions aujourd’hui de plus en plus fréquemment une économie psychique tributaire de la relation à la seule mère ! Préoedipienne aurait dit Freud au moment où il s’est aperçu que les filles avaient une période plus longue que les garçons où elles étaient accrochées à leur mère ! Et Lacan lui-même a évoqué la différence à faire entre un symptôme vérité du couple familial, et un symptôme relevant de la seule subjectivité maternelle.
Il faut prendre la mesure de ce qu’est donc rendue possible une nouvelle façon d’être névrosé, celle non plus de s’en prendre au père comme celui qui est responsable de mes maux, mais plutôt de pouvoir ne plus se référer à lui, de rester à un en-deça de s’adresser à lui, autrement dit de récuser, de refuser, de ne pas vouloir en passer par les arcanes du langage et de ce que ce dernier implique. Il s’agit dans ce fonctionnement psychique nouveau de prendre appui sur les satisfactions immédiates rendues aujourd’hui possibles pour se mettre et rester à l’abri du prix à payer pour l’humanisation. La conséquence en sera une névrose d’allure perverse, voire une position phobique, une phobie de l’instance phallique, et si cette position subjective s’installe, ce seront l’addiction, la dépression et l’absence à soi-même.
6 - Dans “Clinique de l’institution” vous afirmez: “Voilà ce que serait nécessaire pour que la place d´exception puisse être reconnue dans sa nouvelle légitimité et pour que n´importe qui puisse s´y engager, avec son propre style. Ensuite, les membres des équipes, dans un type d´effet domino, pourront, eux aussi, s´engager dans un acte. C´est ce qu´on appelle la structure institutionnelle de l´acte”. Pourriez vous en parler un peu plus?
6 - Vous proposez qu´on soit prudent par rapport à une expression de Charles Melman quand Il constate une “liquidation du transfert” chez les néo-sujets, étant donné qui Il y a des dédoublements dans le désir et la place de l´analyste. Pourriez-vous aborder ce point à partir de votre travail clinique? S´agit-il d´une nouvelle modalité transférentielle? De quelle manière vous, en tant qu´analyste, vous vous voyez affecté par cela dans la clinique?
7 - Dans “Totem e Tabou”, Freud souligne que l´interdictión de l´inceste n´est pas suffisante pour l´instauration de la loi; Il faut qu´il y ait des objets tabous et leur respectifs rituels. Encore, dans la même direction, notre societé, soutenue par le discours de la science, propose un usage abusif, une transparence qui atteint même ce qui était voilé autrefois. Si on pharaphrase Melman par rapport à la “liquidation du transfert”, pourrait-on penser qu´on aurait affaire à une “liquidation des tabous” dans la societé hypermoderne?
JPL Je crois qu’on peut dire cela effectivement. La société hypermoderne, via la grande confusion dans laquelle elle se trouve, a surtout le voeu de ne pas exercer de répression, d’interdiction sur le sujet, conforme en cela avec l’idéologie néolibérale aux commandes. Mais la question se pose si ceci va rester sans effets sur l’organisation du refoulement chez le sujet. Rien n’est moins certain car il n’y a pas de raisons de penser qu’il y aurait une étanchéïté entre ce qui se passe de répression dans le social et ce qui s’organise du refoulement dans la subjectivité.
8 - Vous citez comme étape supplémentaire à être inscrite dans la modernité, la reinvention de la place de l´exception, de la légitimité, où, chacun devrait payer son tribut à la nécessité logique de cette place. Dans votre livre “Un monde sans limite” on a l´impression que cette place serait occuppé par le scientificisme. Dans “La perversion ordinaire” vous parlez d´une internalisation des lois du marché. Dans la societé hypermoderne cette place est-elle mal-occupée ou est-elle vide? Si on va un peu plus au-delá, quel reflet cela provoquerait dans les formes de subjectivation?
Il faut entendre cette absence à soi-même comme corrélée à son envers, l’addiction. Pour moi addiction et absence à soi-même sont deux manières d’être d’aujourd’hui qui sont comme envers et endroit de la même médaille. Toutes deux relèvent de ce que la dette que nous devons à l’égard du langage ne va plus de soi, qu’elle n’est plus au programme.
Mais parler, prendre sa place d’étre parlant suppose un certain prix, celui entre autres de consentir à des places différentes, nous venons d’en parler - celle de celui qui énonce et celle de celui qui écoute - mais aussi d’endosser une incertitude fondamentale, irréductible, quant à savoir ce que je suis, une impossibilité d’être en complète adéquation avec moi-même, autrement dit une division toujours à l’oeuvre chez chacun ; c’est donc toujours devoir supporter un malaise que de devoir assumer cette condition d’être parlant.
Or, il semble que, jusqu’il y a peu, il ne venait pas à l’idée de grand monde qu’il était possible d’échapper à cette condition, et de ce fait, le travail se subjectivation allait de soi ; il fallait le faire ! Pas moyen de ne pas le faire, pas moyen de l’éviter ! Mais depuis peu, tout se passe comme s’il était possible d’y échapper, comme si c’était même un progrès que de ne pas devoir payer ce prix ! Mieux encore, on nous serine que ce serait vraiment bête que de ne pas profiter de la possibilité qui nous est aujourd’hui proposée de vivre sans payer ce prix ! Pour celui qui marche dans cette illusion, pour celui qui fait ce pacte faustien avec le diabolique, s’en suit une possibilité de ne pas être là, présent à lui-même ou, inversement, de rester collé, scotché à l’Autre, de ne pas vraiment s’individuer, pour le dire en un mot de ne pas se séparer, et en conséquence assumer sa condition, notre condition, celle d’être seul ! Seul avec les autres !
JPL : Précisément ce message publicitaire de pouvoir être heureux sans payer le prix de l’humanisation qui entraîne cette revendication abusive d’un droit au bonheur sans en payer le prix, tout cela passe par le canal des parents et de l’éducation. C’est pour cela d’ailleurs que les premiers à être mis à mal par cette perversité, ce sont les parents eux-mêmes qui n’arrivent plus à percevoir le bien fondé et l’utilité d’interdire, de contraindre etc... tout invités qu’ils sont à penser qu’il suffit de donner de leur présence et de leur amour pour que l’enfant grandisse et se développe. C’est un retour au rousseauisme, à la croyance que l’enfant est spontanément capable de renoncer à ces jouissances illusoires. Ce que de ce fait, le parent n’est alors plus motivé à faire, c’est à se constituer
père réel
pour l’enfant. Et on peut alors se demander si, dans un tel contexte, la castration est encore au programme !