PRÉAMBULE :
Au terme d’une année de formation universitaire mon dernier document à produire etait celui qui vise à valider l’unité d’enseignement « analyse et régulation des pratiques,…». La consigne le concernant indiquait qu’il s’agissait d’un dossier individuel : « Mon cahier de compétences » et qu’il se devait de présenter «
une liste commentée des compétences acquises dans la formation
».
Concernant ce document, contrairement à bien d’autres documents pour ne pas dire contrairement à ce qui avait été pour moi une constante durant toute une année de formation, il n’y avait pas de doute : Çà je saurai le faire ! Après vingt ans d’exercice dans l’éducation spécialisée « les compétences » me disais-je « ça je connais ! », « ça je n’en ferai qu’une bouchée ! ». A n’en pas douter c’est pour cette raison que je l’avais gardé pour la « fin ».
En effet j’avais prévu, conscient de mon ancrage culturel dans la tradition orale, qu’après une année passée à produire des écrits, vers la fin, je serais repu d’écriture et que somme toute ce que la métaphore alimentaire me désignait comme la petite cerise du gâteau je n’aurais pas de peine à la manger à la fin, « même sans faim ! ». Toutefois à la fin, ça, est tout « Autre ».
« LA COMPÉTENCE » : DU SENS COMMUN À L’ÉNIGME DU SENS
Au moment de commencer « ma liste », le mot ; « compétence », tant de fois employé, tant de fois évoqué, lu, et qui plus est au cours de cette année de formation en Sciences de l’éducation, , le concept se « dérobe ». En effet, comment nommer, autrement que par le terme générique de « compétences » ce qui fait que dans telle situation professionnelle, face à tel problème, face à telle question, ce qui est mobilisé, mis en œuvre, convoqué, fait que, c’est bien ce qu’il fallait faire, c’est bien ce qu’il fallait dire. Dire ce sont « les compétences » professionnelles mobilisées qui ont fait que « ça marche » ne renseigne ni sur comment les identifier, ni comment les nommer, ni qui plus est par quoi et comment elles s’acquièrent. D’ailleurs jusqu’où peut-on parler de compétences acquises ? Sont-elles acquises une fois pour toutes où s’agit-il de les reconstruire à chaque fois en fonction d’une situation donnée ? Chaque situation ne recèle t-elle pas sa part d’inédit sa part d’énigme ? Autrement dit une même situation, en l’espèce situation de formation ou d’éducation, peut en fonction de la problématique singulière des acteurs en présence, en fonction du contexte, apparaître sous des versions différentes, ne convient-il pas alors dans la visée d’accroître la pertinence de « construire », à partir de caractéristiques propres à la situation, des compétences spécifiques pour la traiter ?
Sans être un adepte inconditionnel de la pensée magique j’en arrive à penser, que certains mots, au moment précis où on veut les assujettir dans une définition, nous rappellent qu’ils sont « vivants », qu’ils ont une « capacité à vivre », à résister, à échapper, à proposer des significations inédites, à réinterroger nos conceptions les concernant. C’est là que le savoir, la connaissance, l’expérience peuvent être mis à l’épreuve pour réinterroger cette part d’énigme que les mots, que les concepts, recèlent et qui nous contraint, sans cesse à les redéfinir, voire à les réinventer.
En cela, ce qui traduit le plus justement mon expérience d’aujourd’hui, je le trouve dans un texte, remis aux étudiants par l’enseignant lors d’une de ses interventions, et dont l’auteur nous propose de tenir « la compétence », pour une « énigme » ( L. DURRIVE, 1995)
1
.
FACE A L’ÉNIGME : LA « COMPÉTENCE » PEUT-ELLE SE RE-TROUVER EN « PANNE » ? :
Tenter d’élucider cette part d’énigme m’a conduit à consulter l’encyclopédie universalis. Plus de 600 articles sont recensés dans lesquels le terme de compétence est traité ou évoqué dans des disciplines aussi éclectiques que la géologie, la navigation, la linguistique, le droit, ou la psychologie. Cette première intention de trouver une définition « prête à porter » de la compétence, une définition qui objectiverait la signification, qui unifierait le sens, qui permettrait enfin d’habiller, « d’enrober » le concept, est vite devenue, pour moi, une illusion sans avenir. Lorsque l’illusion s’absente la place est libre pour y placer l’espoir.
L’espoir à nouveau permis j’ai trouvé là un nouvel élan, un « moteur de recherche », une invitation à persévérer : Faute de costume « prêt à porter » je me suis dirigé vers l’idée qu’il me fallait travailler à produire « du sur mesure », très vite s’est imposé l’évidence et la nécessité qu’avant d’aller plus loin je devais, à l’instar du couturier, tenter une esquisse sur « une toile » : Internet ne m’a guerre plus renseigné le nombre de documents disponibles et la multitude de références m’ont confronté à la sensation d’y perdre « mon latin ».
En latin
«
penna
»,
« panne »
est issu de
pet-sna « aile »
et
« grosse plume des ailes »
qui se décline en
petere, petitus « chercher à atteindre »
. » desquels dériveraient :
pétulare « être fougueux prêt à l’attaque,
mais aussi
appetere « convoiter », appetitus « instinct, désir »,
et
competere,
d’où
competentia
(ibidem). Le mot compétence ferait son apparition au XVème siècle et serait donc un dérivé de : «
competere
« se rencontrer au même point » « être en état convenable pour », « convenir »
, d’où
competentia « juste rapport »
»
(ibidem)
.
UNE CONCEPTION DES COMPETENCES EN « CONSTRUCTION » :
Je retiens de ce bref détour par l’étymologie du mot « compétence » l’idée qu’il est associé à « se rencontrer … », à « état convenable pour », « convenir », et « juste rapport ». Autant de termes qui, à mon sens, supposent, non seulement une intention pour ne pas dire une « intentionnalité » mais surtout, la présence d’un « Autre ». Cet Autre sans lequel « se rencontrer… » relève de l’impossible, sans lequel les notions : « d’être en état convenable pour », de « convenir », deviennent superflues, cet Autre sans lequel la question du « juste » et du « rapport » n’a plus lieu de se poser. En ce sens, ma réflexion me conduit à envisager « la compétence » comme un des « effets » possibles du rapport que l’Un entretient avec l’Autre et dont la principale caractéristique résiderait dans l’idée que ce rapport soit un « juste rapport ». Autrement dit, et pour tenter d’aller au bout de ce que me suggère ma réflexion, « la compétence » serait le « signe », en somme la trace, « l’écrit », imprimé dans le Réel, de la « rencontre » de l’Un avec l’Autre et qui pourrait se « lire », s’interpréter comme signifiant d’un « juste rapport ». Dans ce sens la compétence, les compétences, ne peuvent pas uniquement s’envisager comme un « objet » qui serait détenu, en l’espèce par le formateur, l’éducateur ou l’étudiant, un objet que l’on pourrait acquérir en soi, pour soi, et qu’il suffirait de sortir de la boîte à outils pour que « mécaniquement » il produise les effets escomptés, cela produise du « juste rapport ».
Partant de là il y aurait beaucoup à dire tant chacun des termes que nous suggère l’étymologie non seulement mériterait d’être interrogé, développé en soi, articulé avec les autres, mais aussi du fait que la notion de « juste rapport » induit, à mon sens, de replacer la question des compétences dans le débat épistémologique.
En effet depuis toujours les hommes sont animés par le projet d’établir « un juste rapport », avec les autres, avec le monde, entre leur expérience et le Réel, entre Nature et Culture, entre Pensée et Langage, entre Conscient et Inconscient, entre « le Cristal et la Fumée »,… Autant de figures sous lesquelles se propose la dialectique de l’Un avec l’Autre. Que ce projet apparaisse parfois, sous les traits du projet de la Science en postulant qu’il existe une « Vérité » de « l’Etre » au Monde, ou qu’il apparaisse sous les traits du projet d’une Société qui, en érigeant l’efficacité au rang des valeurs les plus prisées, en privilégiant le paradigme de l’information, soutient qu’il existe un « réel rapport » entre le « Mot » et la « Chose », ou qu’il apparaisse encore sous les traits du terme grec de «
sophia
» qui traduisait à l’époque des Sophistes « toute espèce de compétences qui donnent à certains hommes la capacité d’accomplir certains actes et des performances hors de la portée d’autres hommes,… »
3
, quelque soit la version d’un tel projet, les hommes n’interrogent ils pas par là leur aptitude à maîtriser leur destin, leur désir de pouvoir « maîtriser l’Autre et le monde » ?
Ne s’actualise t il pas aujourd’hui sous couvert d’une certaine conception des « compétences » ce fantasme qui consiste à penser que la forme de l’autre, peut reposer sur le projet d’un seul qui ayant acquis les compétences ou en « droit » de les exercer, peut modeler l’autre, le former, en fonction d’une image prédéterminée, en fonction de son idéal ? Cette question par certains aspects n’est pas sans évoquer la figure que nous propose la mythologie grecque sous les traits de Pygmalion et que Ovide dans
« Les métamorphoses »
nous présente comme ce « sculpteur » qui s’éprit de son œuvre, en l’espèce de la statue d’ivoire à l’effigie d’Aphrodite et qui représentait son idéal féminin. L’histoire que nous relate Ovide va même jusqu’à nous dire qu’en réponse aux prières de Pygmalion, Aphrodite donna vie à la statue.
Au delà de ce qui peut se proposer comme développement possible de la métaphore elle même ce qu’elle me suggère consiste à m’interroger sur l’idée que les seules compétences qui peut-être s’acquièrent sont des compétences dans une ou des « matières ». En cela je pourrais, bien sûr, lister que j’ai acquis des compétences en matière : d’évaluation, d’apprentissage,… Mais dans ce cas en quoi le terme de compétences est-il pertinent et jusqu’où il n’est pas confondu ou synonyme de « savoir » ou synonyme de « connaissances » ? Parler de compétences ne suppose t il pas quelque chose d’autre qui aurait trait à « l’acte », qui a trait à produire, voire même à reproduire un effet par une intention ? En quoi le fait « d’avoir » des compétences en « matière » d’éducation ou de formation entretient-il, ou pas, un « juste rapport » avec le fait « d’être » compétent à éduquer ou à former ?
Par ailleurs suivant ce que l’on fait de la question des compétences ne soutient on pas une certaine conception du rapport a l’Autre, ne soutient on pas une certaine conception de l’éducation, de la formation ? Est ce la même chose de considérer les compétences comme un objet qui s’acquiert, que de les situer comme objet qui à chaque fois en fonction d’un contexte d’une situation, se retravaille, se reconstruit dans la relation avec l’autre ? La manière dont chacun (formateur, enseignant, éducateur, étudiant, etc.) apporte une réponse à ces questions n’induit-elle pas une modalité différente d’évaluation : des apprentissages, des produits de formation, de la formation elle même ? N’induit elle pas, des figures, des postures, du formateur différentes ?
A mon sens avoir pour projet de faire acquérir des compétences ne relève pas du même processus, du même savoir que avoir pour projet de favoriser l’apprentissage de comment on construit des compétences en situation avec l’autre. Peut-être que cette distinction n’est pas étrangère au fait que j’ai exercé pendant plus de vingt ans dans le champ de l’éducation spécialisée et en l’énonçant je prends conscience que c’est peut-être là aussi que réside une possible distinction entre « éducation nationale » et « éducation spécialisée ». Les deux disciplines, si tenté que l’on puisse les concevoir comme telles, énoncent le même projet : éduquer, et peut-être même se rejoignent elles, le plus souvent, lorsqu’il s’agit d’évoquer les visées de l’éducation. Néanmoins l’une le fait à partir d’un programme qui s’appuie sur des matières : français, mathématiques, histoire, etc., l’autre prend comme objet du travail les différentes expériences quotidiennes au sein de la famille, de l’école, du social, et sur les relations que les intéressés établissent entre eux, avec les autres, avec le monde. Mon projet professionnel dont l’élaboration devrait se poursuivre encore l’année prochaine en « maîtrise », comporte cette tentative de relier ces deux aspects à partir de
-
comment les éducateurs spécialisés, à partir d’une mission qui se fonde sur la proposition de résoudre des difficultés, peuvent construire avec les publics dont ils ont la charge des situations qui soutiennent aussi le désir d’apprendre de l’autre et avec l’autre.
-
comment les parents, qualifiés le plus souvent d’éducateurs naturels, « apprennent », à s’occuper de leurs enfants dans notre organisation societale et d’autre part comment transposer ce qui relève de la formation des professionnels vers le champ de « l’éducation familiale » au sens de P.DURNING
4
.
Ma réflexion concernant « les compétences » pose plus de questions qu’elle ne propose de réponses et mon projet de départ visant à trouver une définition du mot et à résoudre une part de ce que le concept recèle d’énigmatique est d’autant plus réactualisé que mon objectif d’arriver à produire une liste des compétences acquises pendant la formation se trouve contredit par ce que je découvre chemin faisant. En effet l’idée que les compétences puissent être acquises me paraît discutable ou du moins induire la nécessité d’un débat, et je serais davantage porté, là où j’en suis de ma réflexion, à soutenir que loin d’être acquises les compétences se construisent en situation, loin d’être acquise la compétence se construit et se travaille. Elles se construisent, voire se reconstruisent, dans un processus interrelationnel avec l’Autre, avec les autres, dans « un processus de communication complexe », au sens de J. ARDOINO
5
où chacun implique sa vision du monde, ses modèles de pensée, son savoir, ses connaissances, ses expériences. Par la même, à l’instar de ce que M. FABRE nous dit à propos de la formation, à mon sens, la compétence, les compétences sont aussi « indissociablement travail sur l’objet et travail sur soi »
6
. L’objet c’est bien sur « les compétences » elles mêmes, mais tout au si bien « la compétence », mais encore le savoir, la connaissance, l’expérience. Mais « l’Objet » c’est aussi cette « Autre chose », étrangement familière, familièrement étrange, parfois distincte de moi, tantôt là sous les traits de l’étranger, du diffèrent, tantôt présente sous les traits du nouveau, de l’inédit, tantôt absente sous les traits du « non sens » et qui ne cesse pas de me faire « signe ». Dans ce sens et cela recoupe aussi sur beaucoup d’aspects mon expérience de formation de cette année, je dirais que la matrice du rapport que l’homme entretient avec l’Autre et donc avec le monde est un rapport fondé sur le langage. L’Autre me fait « signe » et suivant la manière dont je vais « lire », interpréter, donner sens à ce signe je vais agir, parler, faire acte, en somme « écrire » avec une intention une intentionnalité explicite ou implicite qui de fait produira un effet qui fera signe à l’autre,…, fondant ainsi cette dialectique où la compétence sera engagée et sans cesse interrogée son énigme.
Est-ce là la malédiction des Sciences de l’Homme que d’avoir à faire à un objet qui parle, comme nous le suggère P. BOURDIEU dans « le Métier de sociologue », où, comme je le crois, seulement une indication pour qui s’engage, comme moi, dans le métier d’éducateur ou de formateur ?. Indication qu’il lui faudra comme je l’ai fait tout au long de cette année de formation, mettre modestement en tête de liste des compétences à travailler, celles qui consistent à favoriser toujours et encore l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
1
Louis DURRIVE « Raisons éducatives », 1995 p2
2
Jacqueline PICOCHE « Dictionnaire Etymologique du Français » Le Robert, Coll. « les usuels », 2000 p 367
3
Jacques BRUNSCHWIG « Les Sophistes » in Encyclopédie Universalis 3, (CD room pour PC).
4
Paul DURNING,
« éducation familiale-acteurs, processus et enjeux »
Paris, PUF, Coll. L’éducateur,1995.
5
Jacques ARDOINO « . « Education et Politique », Paris, Anthropos, (2èmè édition), 1999, p 1 à 20.
6
Michel FABRE « Bachelard éducateur » PUF, Collection « L’éducateur », 1995 p.14.