Intervention de Joseph ROUZEL à l’Université d’été de Soulac organisé par l’AFORSSE (Association des formateurs du secteur sanitaire, social et éducatif) du 26 au 29 août 2002.
« Nous avons besoin de têtes brûlées, pas de moutons. »
Le Quotidien de Pekin, 1973.
Qu’est-ce qu’un éducateur ? Un passeur, un intermédiaire entre la rive de l’origine familiale et la rive de l’inscription sociale, entre pulsion et désir. Comment accompagner au mieux ce passage difficile, qui opère pour certains très tard, d’où l’intervention des éducateurs auprès de tous ages ? Cet accompagnement se fait dans l’arène des médiations et sous transfert. Dans cette opération la place du sujet est centrale.
Comment fabrique-t-on un éducateur-passeur ? Comment lui donner une forme qui soit dégagée et de la police des familles et du contrôle social ? Quels savoirs ? Quelle praxis peuvent produire cet position singulière d’intervenant social ?
Comment éviter les effets de formatage et de normalisation, pour aller vers un type d’apprentissage du métier où là aussi la position subjective est au cœur des processus de (trans)formation ?
Du sujet en formation au sujet en acte il y a une mise en perspective. L’enjeu est d’autant plus difficile à tenir aujourd’hui dans la transmission du métier que le discours de la science a peu à peu infiltré les pratiques que ce soit en formation ou sur le terrain, et que les politiques sociales délocalisées qui en découlent poussent à instrumentaliser de plus en plus les travailleurs du social.
Nous défendrons ici une certaine éthique du compagnonnage dans la transmission du métier d’éducateur.
L’épopée de Gilgamesh, le plus achevé des textes littéraires mésopotamiens, remonte au II éme millénaire. 2000 vers d’un auteur anonyme sont ainsi parvenus jusqu’à nous, qui mettent en scène la geste d’un roi en quête d’éternité. J’y ai découvert une étrange figure d’éducateur avant la lettre, je préciserai même, d’éducatrice. Voici l’histoire. La ville d’Uruk souffre sous la poigne de fer de son roi, Gilgamesh. A telle enseigne que les dieux attendris par les plaintes incessantes du peuple décident de créer un contre pouvoir au tyran, sous la forme d’une entité chargée de l’affronter, puis de l’amadouer. Cet être, c’est Enkiku, un homme sauvage, non domestiqué, un barbare qui partage la vie des animaux dans la forêt. Lorsque les habitants d’Uruk apprennent son existence ils montent un stratagème pour organiser une rencontre avec Gilgamesh. Pour le civiliser et l’apprivoiser, ils lui envoient une femme qui se nomme « La Joyeuse ». C’est elle l’éducatrice. Elle est danseuse, chanteuse et musicienne. Elle fait donc partie de ces femmes qui ont pignon sur rue, exerçant en plein jour une profession sociale. C’est une femme qui s’expose dans sa vie, y compris dans sa vie sexuelle. En effet elle ne refuse pas de jouer le rôle d’une courtisane, et ayant accès librement à l’espace de représentation public, tout homme peut avoir avec elle des relations sexuelles sans violer la loi, ni se mettre en danger. C’est à ce titre et en tenant compte de ses compétences qu’elle est déléguée par la cité auprès de l’homme sauvage. La Joyeuse lance une opération de séduction vers Enkiku. Il y a du travail avec ce sauvage. Prenant appui sur son savoir de femme, elle lui fait découvrir d’abord la nourriture à base de pain et de boissons fermentées. Puis elle lui apprend, lui, qui vivait nu au milieu des bois, à porter des habits. Et enfin elle l’initie aux pratiques sexuelles. La Joyeuse est le prototype de l’éducateur. Médiatrice entre la vie sauvage et la vie sociale, elle favorise la mutation et le changement radical d’Enkiku. La suite de l’histoire fera se rencontrer Gilgamesh et Enkiku devenu sociable. D’abord, ils s’affrontent : Enkiku met en cause la toute puissance de Gilgamesh et à l’issue d’un long compagnonnage et de multiples aventures, Enkiku, à qui le pouvoir est monté à la tête, est supprimé de sa vie terrestre par les dieux. Gilgamesh pleure la perte de son ami, rentre à Uruk et devient un roi exemplaire.
Cette figure de La Joyeuse a retenu mon attention car elle incarne dans ce mythe ce qu’il en est de cette position éducative comme relevant d’un art du passage. Passage de la vie sauvage à la vie civilisée, ici, du dedans au dehors, ailleurs, de la famille à l’espace social, tout autant. J’ai construit à partir de l’étymologie cette figure d’éducateur comme passeur. Après l’épopée de Gilgamesh, voici le petit récit myho-historique que j’ai forgé.
- e(x)-ducator = celui qui conduit hors de… Cf L’ouvrage de Thierry Goguel d’Allondans : Rites de passage ; rites d’initiation, Les Presses de L’Université Laval, Canada, 2002. On trouvera également cette figure du passeur dans plusieurs de mes ouvrages. Notamment : Le travail d’éducateur spécialisé, Dunod, 2000.
- Le bac entre Royan et la Pointe de Grave met en scène un passeur. Le passeur connaît les rives, les courants, les obstacles. Il n’est pas le maître du déplacement, ni de la destination. Le passant va où il veut. Il sollicite les services du passeur juste pour ce passage. Le passage s’inscrit dans un parcours, qui n’est pas le sien, mais celui du passant. Le passeur ne fait qu’accompagner dans le temps du passage le passant qui va son chemin. Question de transfert.
Pour produire un éducateur dans une fonction de passeur encore faut-il que la formation elle même l’y conduise. Il faut que la formation produise et supporte en quelque sort pour l’apprenti éducateur un certain rite de passage.
J’opposerai ici deux pratiques d’enseignement de la fonction éducative : le formatage et la formation. Autrement dit : impasse et passe !
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Le formatage.
Il faut entendre que sous les concepts de formatage et de formation, coule la rivière souterraine d’un mot plus ancien : celui de forme. On peut concevoir la formation comme un processus de production de forme. Le passage qui préside à l’acte éducatif, en aval, et à l’acte de formation, en amont, vise une trans-formation, c'est-à-dire un changement de forme. Voilà un individu qui se présente au centre de formation, plein comme un œuf de l’envie d’aider les autres, voire de les sauver. Il rêve humanisme et humanitaire. Il se projette déjà dans la belle âme du Zorro ou de la Mère Thérésa de service. A partir de cette forme aliénante, imaginaire, de cette belle image, cette « belle âme » comme l’écrit Hegel, qu’il projette de lui-même, il faut que le cursus de formation produise un changement, que là où le moi prédomine dans sa magnificence, il se mette au service du sujet, de tout sujet, y compris du sujet qu’il est. Ce passage du moi au sujet, de l’illusion l’imaginaire à une place symbolique, marque le chemin de la trans-formation. Il s’agit de passer de l’envie d’aider au désir de tenir une position. C’est à la construction d’une éthique que l’élève est appelé. Le mot de « formage » datant du XII ème est la première occurrence du mot d’aujourd’hui, fromage. La
forma
en latin, c’est un moule, puis un objet moulé. Par glissement métonymique, on passe du contenu au contenant. Le fromage est ainsi nommé parce qu’on y dépose le lait caillé dans une forme qui justement lui donne sa forme. Ce processus de création de forme, il n’y a pas de mot en français pour le désigner. Seul le mot allemand de
Gestaltung
peut en rendre compte. Le formatage c’est donc une mise en forme particulière de la formation. C’est un moulage. Si le moule est préexistant, c’est bien d’un formatage qu’il s’agit ; si le moule se dessine et se construit au fur à mesure, c’est une formation qui s’avance. Le mot
Gestaltung
revêt deux sens : création et formation. Tout processus de formation relève d’une création et toute création se fait ex-nihilo. Dieu n’avait pas les plans de l’univers avant la Création. Au commencement des temps, dit le premier verset de la Genèse, Les Elohim – il n’est pas question de Dieu, mais avec un féminin pluriel, des forces formatrices – sculptèrent le ciel et la terre. A partir de rien. Toute création jaillit du néant et produit une séparation à partir de laquelle s’ordonne un monde.
Mundus
en latin, c’est une mise en ordre. Tout processus de formation implique cet effet de surprise, cette effraction du réel. Le passage qui produit la formation d’un professionnel de l’éducation spécial, n’est donc pas linéaire, sans surprise. Il est jalonné de phases de déconstructions et de constructions. Il est fait aussi de sauts dans le vide, de désespoirs, d’impasses, mais aussi d’inventions, de trouvailles. En fait le passant ne connaît pas l’autre coté de la rive. Il ne sait pas quelle gueule il aura à la sortie. Et la connaissance que le passeur peut en avoir, ne lui sert à rien. Il faut qu’il fasse l’épreuve de la passe.
Dans le formatage, on assiste à une mise en forme qui tire ses conséquences du discours de la science : mise en avant de savoirs savants, singerie de l’Université (contrôles…), démarche qualité, quantification, obligation de résultats, normes ISO etc… Cette approche qui se fait insidieuse et qui envahit doucement les centres de formation, comme elle a d’ailleurs infiltré l’Education dite « Nationale », vise rien moins que l’instrumentalisation et l’industrialisation du travail éducatif. Il s’agit de produire des travailleurs capables de contrôler, de gérer comme on dit des populations, pour qu’ils ne la ramènent pas. On les appelle d’ailleurs usagers. Et le fait qu’en formation les élèves s’acharnent à l’écrire « usagés », ne relève pas d’une faute d’orthographe, mais d’une interprétation inconsciente, où ils repèrent malgré eux à quel place on assigne une partie grandissante de leurs concitoyens. Mais à n’en pas faire la critique, ils se rendent complices d’un processus historique de réification, qui envoie à la casse ce que d’aucuns osent appeler « les surnuméraires ». C’est pourquoi on met l’accent sur les dispositifs sociaux qui sont autant de moyens de faire taire ceux qui, s’ils s’écoutaient, seraient poussé à la révolte. Est-ce que le travail social ne fait pas tout pour qu’ils ne s’entendent pas ? C’est bien sur un fond de luttes des classe, que l’évolution sémantique édulcorée à fait muter en lutte des places, qu’opèrent les éducateurs. Ne l’oublions pas.
Qu’est-ce que le discours de la science lors qu’il donne la main au discours capitaliste? Un discours acéphale, sans sujet. Un discours qui produit du prêt-à-penser bon à consommer. Le savoir est un bien de consommation, que l’on trouve au super marché de la Culture, authentifié, estampillé, garantit par ceux qui savent, les savants. Je ne mets pas ici en cause les chercheurs (ni les quelques trouveurs) qui oeuvrent dans ce qu’on nomme la recherche scientifique. Ils font leur travail. Je dénonce ce discours particulier qu’on en a tiré. « Scientisme » disait mon copain Alexandre Grothendieck, mathématicien de génie, médaille Fiels (équivalent du prix Nobel) en 1966, père de la topologie moderne. Et le jour de son discours inaugural au Collège de France, il précisa « Une science comme les mathématiques, dans un moment historique où deux hommes sur trois ne mangent pas à leur faim sur la planète, si elle ne sert pas à résoudre des questions aussi concrètes, est bonne à jeter à la poubelle ». C’est un peu ce qu’il a fait. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’on le payait grassement comme chercheur pour que ses équations servent à affiner l’usage du plutonium dans la bombe atomique, il a refusé de publier ses recherches. Comme si une production de savoir pouvait se désolidariser complètement du corps vivant qui l’a produite. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » avançait à juste titre Rabelais. Que retient-on d’Einstein : E= mc2, mais de ce qui dans sa vie d’homme l’a conduit à cette trouvaille, on n’en veut rien savoir. Voila ce qu’est le discours de la science : une volonté farouche de ne pas savoir. C’est un grand paradoxe. De ne pas savoir que l’être qu’on dit humain, ne tient sa nature que de l’appareillage d’un corps vivant biologique à l’ordre du langage et que cela a certaines conséquences, notamment contrairement aux animaux, qu’il n’y en a pas deux de pareils, et que d’autre part qu’il faut les passer un par un pour entendre la singularité qui l’habite. Autrement dit l’être humain ne peut produire de vérité ni absolue, ni définitive. Il tire sa connaissance d’un acte singulier que personne ne peut faire à la place de qui que ce soit : la parole sous toutes ses formes d’expression. C’est pourquoi, s’il n’existe pas un profil type d’éducateur, même si on peut repérer quelques invariants, comme cette capacité à prendre en compte chaque usager un par un et à opérer sous transfert, on ne saurait faire basculer la formation du coté d’un quelconque formatage. Là aussi la formation exige que le sujet soit partie prenante. On voit bien que tout ce que je dis là se situe à l’exact opposé de la pente savonneuse empruntée par le discours le la science.
La formation des éducateurs s’est petit à petit laissée infiltrer par ce modèle idéologique qui passe à la toise des normoseurs, des mesureurs toutes le productions humaines. Le savoir pourrait venir de l’extérieur, il pourrait être appris. On pourrait le distribuer comme une quantité et en mesurer le degré d’absorption. Les contrôles dits « de connaissance » ressemblent étrangement à ces mères obnubilées par la quantité de lait que leur bébé a absorbé et qui n’ont de cesse d’en prendre la mesure exacte sur la balance. Règne du chiffre et de la quantité. Or ce qu’un siècle de pratique de la psychanalyse et de recherches pédagogiques nous enseignent, c’est que rien ne s’apprend sans qu’un sujet n’y soit pour quelque chose dans cet apprentissage. Même pas le permis de conduire! Pour suivre mon fil, on penserait apprendre à devenir passeur. Or passeur, ça ne s’apprend pas. Ce qu’on apprend ainsi, c’est le métier de contrôleur social, c’est bien différent : on apprend à vérifier le formatage de ses concitoyens, leur « conformatage ». On apprend à se conformer. On apprend la normose, la maladie psychique la plus grave de nos sociétés modernes. Et une fois normosé, on entend l’imposer à d’autres. Prenons un exemple en formation : l’analyse de situation, nommée aussi parfois analyse des pratiques, qui justement ne relève pas du transvasement de savoirs savants, est une spécificité des écoles d’éducateurs. Ils l’ont emprunté par filiation à la psychopédagogie des enseignants du début du siècle marqués par l’enseignement de Freud. Normalement il s’agit d’un lieu d’élaboration de la pratique éducative. Elaboration qu’il appartient à chacun de mettre en oeuvre, le formateur étant présent pour garantir le processus et le cadre de l’exercice. Eh bien quand on regarde de près ce qui s’y passe, c’est un dispositif qui glisse vers une machine à décerveler à la Ubu. On demande aux élèves d’exposer une situation clinique, et le protocole la plupart du temps consiste à dégager les lois de conformité de l’action éducative au regard de standards qu’on ne questionne pas. La logique est simple, vire simpliste : il y a des dysfonctionnements, des défauts, des déficiences, des déficits chez les individus, dans une famille. A tous ces gens il leur faut une éducation spéciale. L’édulcoré « spécialisé », qui, fait très savant mais qui ne veut rien dire, vient masquer ce processus de stigmatisation et de ségrégation. Ces défauts de fabrication sont jaugés à l’empan de la normalité et de la conformité sociale. La solution est tout aussi logique : il s’agit de redresser, rectifier, rééduquer, normaliser… Et les pratiques de formation se sont transformées en quelques années en machines à normaliser. Avec au pinacle le fin du fin en matière d’idéologie et d’hypocrisie capitaliste : il faut que tout citoyen, ait un travail, la santé, une famille, des enfants, et pourquoi pas un chien, une télé, des pantoufles…Le tout sur fond de violons de droits de l’homme et du respect des citoyens. Amen… J’exagère ? A peine. Et ce discours on le transmet aux éducateurs en formation avec à charge pour eux de le refiler à ceux que justement le corps social, pour se sentir pur, sain, et en harmonie, a rejeté dans la géhenne de ce que des sociologues bien pensants ont osé nommer l’exclusion.
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Bref la séance d’analyse des pratiques se transforme en leçon de conduite éducative. Vous voyez un paradoxe ? Mais non, il y a une certaine cohérence. Le formatage en formation est bien l’outil de réification des sujets pour qu’ils apprennent à en réifier d’autres. Ni les formateurs, ni les personnes en formations, ni les formés que sont les professionnels, ne peuvent se tenir à l’écart d’une telle question. Or rien n’est questionné des soubassements théoriques qui sous-tendent ce genre d’exercice. Les notions de déficience, d’invalidité, de déviance, de deficit semblent aller de soi de soi et celles de réparation et de redressement suivent.
Une histoire juive va nous amener à une transition, un déplacement. Un juif très croyant et qui a réussi dans les affaires part aux sports d’hiver. Il fait du hors piste et se régale à dévaler les pentes, jusqu’au moment où il bascule dans le vide et se retrouve accroché à un arbuste qui le maintient, mais pour combien de temps.
Devant le danger, il appelle « à l’aide
- Y-a quelqu’un la haut ? Il répète de plus en plus vite et de plus en plus fort sa question. Soudain une voix terrible traverse les nuages, c’est Dieu en personne qui lui parle
- « Puisque tu crois en moi, jette toi dans le vide, mes anges te retiendront et tu seras sain et sauf »
L’ homme hésite, mesure le pour et le contre puis finit par s’exclamer :
« Y’aurait pas quelqu’un d’autre ? »
Le formatage c’est du coté de la croyance, et le quelqu’un d’autre, c’est du coté du risque de penser hors sentier balisé, hors croyances, de faire du hors piste dans la formation. La formation ça réclame de croire un peu plus en soi et un peu moins dans les divinités d’en haut.
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La formation.
A ces pratiques obscurantistes, mais qui ont le vent en poupe, du fait de l’aura sacré qui cerne la transmission des savoirs savants, j’oppose la formation. La formation pour devenir passeur est à la fois plus simple et beaucoup plus complexe. Elle vise à imprimer chez un sujet une forme singulière. Et le sujet lui-même est au cœur des processus de production de formes. Ça ne se fait pas sans l’utilisation de savoirs, mais il y a un déplacement quand au lieu de production de ce savoir. On pourrait dire que la formation des éducateurs concerne la production d’une connaissance, et non le stockage et la répétition de savoirs. Dans le mot connaissance, il y a étymologiquement l’idée de « naître avec ».Il y a connaissance lorsqu’un sujet naît dans le même temps qu’un savoir, qu’il le fait sien, qu’il y va de sa part d’invention subjective. La connaissance est une forme singulière de savoir produite par un sujet. C’est une sorte de trouvaille. Une invention. Une création. Ça produit une forme nouvelle d’éducateur à chaque fois. Les éducateurs ça ne se fabrique pas à la chaîne. C’est aussi pour cette raison qu’on peut parler d’une formation permanente, car on n’en a jamais fini avec cet avènement et cet évènement de la subjectivité dans la construction de ce qui arrive, dans la présentation et la représentation de ce qui se présente au présent, comme offrande et comme instantanéité. La connaissance évidemment trouve à s’étayer sur des savoirs qui peuvent relever des savoirs de l’Université comme la sociologie, la psychologie, le droit ou l’économie, mais pas uniquement, elle cherche ses outils de construction dans tous les domaines de la culture : sciences, arts, littérature etc… C’est le point de départ et le sens d’une UF telle que l’UF 7 dite de « Culture générale et professionnelle ». Malheureusement beaucoup de centres de formation ne sachant qu’en faire l’ont encombré d’une accumulation supplémentaire de savoirs savants.
Le point de départ de cette pratique formative, n’est donc pas le savoir et son point d’arrivée la vérification de son assimilation (ce qu’on nomme pompeusement et abusivement « évaluation »), mais le point de départ c’est l’énigme devant laquelle est convoqué un sujet face à son expérience, et le point d’arrivée, c’est la connaissance intime qu’il peut en tirer. Le cœur du processus est donc le sujet et ses capacités de production et non le savoir. De l’objectivation du savoir, on passe à la subjectivation de la connaissance. Evidemment ce processus, cette
gestaltung
exige pour être mise en œuvre d’autres moyens que la diffusion des savoirs en cours. Construire la connaissance relève de processus et de dispositifs didactiques tout autres. Dès l’instant où l’on pose que c’est le sujet en formation qui seul peut en être l’acteur, cela place les formateurs en position seconde, dans une certaine humilité. Ils peuve,nt à cette place s’inspirer de la maïeutique de Socrate, de l’art d’accoucher des sujets. Les formateurs deviennent à leur tour ces passeurs sur le fleuve des savoirs et de l’expérience dans lequel ils accompagnent le passant. En ce sens la formation des éducateurs débouche bien sur un rite de passage et non un examen. Comme les compagnons artisans du Tour de France, il s’agit de transmettre en tant que formateur ce qu’on sait, mais surtout de favoriser l’éclosion de ce qu’on ne sait pas, à savoir la création d’un chef-d’œuvre. C’est tout le sens qu’on pourrait retrouver au mémoire de fin d’année : élaboration par un sujet d’une connaissance à partir de l’énigme rencontrée dans une pratique et des outils conceptuels assimilés en formation. Les concepts dans cette démarche doivent être largement mis à dispositions des élèves afin qu’ils puissent construire ce qui leur arrive confrontés au terrain. Encore faut-il pour les transmettre que les formateurs soient eux-mêmes inscrits dans une démarche de recherche et non de répétition bête de ce qu’ils ont appris sur le terrain ou à l’Université. Je rappelle, ce qu’on oublie trop souvent qu’il s’agit de formation en alternance, où la pratique est centrale puisque c’est à partir d’elle qu’il s’agit de construire des élaborations. Les concepts ne valent qu’autant qu’ils permettent cette élaboration par chacun. On peut donc concevoir les cours magistraux et les apports de savoirs savants comme la mise à disposition d’outils conceptuels qui peuvent se révéler utiles à la mise en forme. Et peu importe l’hétérodoxie de la formalisation. Il ne s’agit de former ni des sociologues, ni des psychologues, ni des juristes, mais de permettre à des sujets d’inscrire la signification de leurs actes à l’enseigne d’un sens, qui ne saurait être rabattu sur un sens unique, voire barré par un sens interdit. Il s’agit donc en la matière de faire flèche de tout bois pour donner une forme à ce qui se présente à chaque fois comme une rencontre singulière avec autrui. Car c’est cela, cette rencontre interhumaine, et ce qui s’y transfère, qui signe la pratique spécifique des éducateurs. Georges Canguilhem qui se posait la question des concepts dans la formation des médecins, en arrivait même à conclure que « Ce qui garantit l’efficacité théorique ou la valeur cognitive d’un concept, c’est sa fonction d’opérateur » Autrement dit, tant que ça sert, c’est tout bon ! C’est ce qui m’a fait dire que la formation en travail éducatif, comme l’exercice du métier, relevait d’un certain bricolage. Le bricoleur dont Claude Lévi-Strauss fait le portait dans
La Pensée Sauvage
, c’est celui qui met tout un tas de fourbi de coté en se disant que ça servira sûrement un jour. On voit que la pensée se présente alors comme un exercice surréaliste, où on peut célébrer la rencontre entre un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Car telles sont nos formalisations. Pourquoi lorsque c’est un artiste comme Dali qui le fait on l’encense, tout en la rejetant dans d’autres domaines jugés plus « sérieux », alors que toute pensée un peu conséquente relève de ce mode de création ? Mais la raison raisonnante nous hurle aux oreilles que tout cela est folie, bon pour les baladins et les artistes, mais qu’il s’agit de faire des choses sérieuses, c’est à dire de répéter ce que les prédécesseurs, les petits maîtres ont érigé comme canons, règles et comput. De plus comme il s’agit de rendre des comptes sur l’utilisation d’argent public dans les dispositifs sociaux, il faut produire des évaluations en béton, pleins de chiffres, diagrammes, échelles et camemberts de couleur qui en imposent.
Jacques Lacan pour sa part, nommant cette démarche de pensée, au croisement d’une pratique et du champ des concepts, « praxis » en vient à dire à sa façon que « le concept sera gardé s’il fonctionne… s’il trace sa voie dans le réel qu’il s’agit de pénétrer ». On ne saurait mieux dire. La formation ne consiste pas alors à s’encombrer l’esprit avec des tonnes de savoir issus de sciences plus ou moins humaines, mais à faire savoir d’un certain savoir-faire. A faire d’un savoir-faire un savoir. Et à le faire savoir. Voila ce que j’ai désigné comme relevant d’une connaissance.
Pour résumer : le point de départ de la formation, c’est l’expérience sur le terrain du sujet en formation et ensuite l’élaboration de cette expérience dans l’après-coup à partir de concepts et sans lâcher sur l’éthique.
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Le troisième temps est fait d’un retour sur le terrain et des modifications entraînées dans le positionnement de l’apprenant pris dans ce processus de délogement permanent de ses certitudes : tout est toujours à réinventer. Ce travail de déplacement et d’élaboration n’est jamais achevé. Il se déploie dans la parole et l’écriture pourvu que l’éducateur en formation dispose de lieux pour les y déposer. Mais ce travail ne va pas sans poser un paradoxe. La parole et l’écriture creusent un écart entre deux moments de la pratique. S’ils produisent un savoir sur l’acte, une certaine façon de prendre acte, il faut bien se rendre compte que ce savoir sans cesse en invention, n’épouse pas et n’épuise pas la dimension de l’expérience vécue. Dans un mouvement de chassé-croisé, dans le meilleur des cas, la production jamais achevée de ce savoir singulier déplace l’expérience, il la pousse devant elle vers des chemins nouveaux, des sentiers de création.
« On ne sait pas ce qui s’est passé si on en a pas le récit. Mais les récits ne correspondent jamais à rien. Ils renvoient à une autre action, qui est celle du langage en activité, qui ne concorde pas avec l’expérience. La situation qui a présidé à l’ensemble des actions et des conséquences qu’elles entraînent reste trouble, sans point de vue, inchoative, abyssale, mystérieuse. Il faut se faire à cette situation vertigineuse et l’aimer. On n’est jamais apaisé. Une description dite objective n’assouvit que les croyants forcenés au langage. Une position dubitative et fragmentaire peu à peu se fait sereine. La vérité ne se fait pas. » affirme Pascal Quignard dans son flamboyant
Abîmes
(Grasset, 2002)
L’orientation du faire-savoir vers des formes comme le récit des pratique, dont Mireille Cifali à montré tout l’intérêt auprès de populations d’enseignants, permettrait en formation de ne pas se précipiter sur des interprétations hâtives des situations, empruntant au prèt-à-penser et à la langue de bois ses ressorts les plus mous. Le récit de pratique, tel qu’il vient sous la plume ou la langue d’un éducateur en formation, brut de décoffrage, laisse apparaître des reliefs et des précipices, des zones d’ombre et de lumière, dans la structure même de la langue mis en scène. Si l’on fait le pari que contenant et contenu vont de pair, il s’agit dans un récit de pratique, de souligner ce qui fait énigme, ce qui se pose comme une question. Cette énigme on la voit pointer à travers des répétitions de signifiants, des trébuchements de la langue, des formations de l’inconscient, souligne Freud, des hésitations, des oublis, des incohérences, des troubles qui soient de mémoire ou de sentiments. Il y a lieu alors de les dégager pour tenter, en prenant appui sur des concepts, d’en extraire la « substantifique moelle » comme dit Rabelais.
On peut résumer ce déplacement sur un petit schéma vectorisé et orienté:
Conclusion.
On peut entrevoir qu’ainsi considérée la formation relève d’un art et de la production d’une œuvre d’art. La fameuse étude de cas est d’abord une création artistique, esthétique autant que clinique. Lorsque certains reprochèrent à Freud de faire de la littérature avec ses cas cliniques, tels qu’on les trouve dans ses 5 grandes analyses, Freud prit cette critique pour un compliment. C’est ce qui permet de fonder une éthique.
Voici un cas à travailler ensemble.
H. A naît le quatrième dans une famille qui a été durement touchée. En dans les quelques semaines qui précèdent sa naissance, ses parents ont vu mourir trois de leurs enfants de la diphtérie. Le père a le double d’âge de la mère. Ils ont encore deux autres enfants, dont un garçon né peu après H.A.qui mourra à six ans. La place qu’occupe le jeune H.A. est une place impossible Les parents n’ont jamais fait le deuil de tous ces enfants morts : à lui de les remplacer dans le cœur des parents et de recoller les morceaux d’une vie qui se présente dès avant la naissance de l’enfant comme brisée. Brisée la mère de H.A. l’a déjà été bien avant. En fait l’homme qu’elle a épousé lorsqu’elle avait 16 ans est son cousin, plus vieux qu’elle de 24 ans. Il l’a fait venir pour s’occuper de sa première femme qui était mourante et de leurs deux enfants. Il l’a engrossée et dès que sa femme est morte, il l’a épousée enceinte. Il a même écrit au pape pour demander une dérogation, le mariage intervenant très peu de temps après la mort de la première épouse. Le père de H.A. a de son coté subi les vacheries de la vie. Il est né dans un milieu misérable, d’une alliance illégitime et barbare entre sa mère, fille de ferme célibataire, qui ne se mariera que 5 ans plus, et son père dont on ne sait rien, malgré les rumeurs qui entourent cette naissance illégitime et attribuent la paternité à une dizaine de mâles de l’entourage : cousin, voisin, patron etc. Le père de H.A. grâce à sa ténacité a acquis une position sociale valorisante : il est devenu fonctionnaire des douanes et s’est marié deux fois comme on l’a vu. Notons que dans les deux cas les enfants ont été conçus avant le mariage. Le père répète ainsi ce qui a procédé à sa propre naissance. Le père de H.A. porte le nom de sa mère qui meurt alors qu’il est âgé de 11 ans. Ce n’est que des années plus tard alors qu’il a 40 ans, que son beau-père le légitime, comme fils adoptif, pourrait-on dire. Le père de H.A. est autoritaire et alcoolique, il trempe dans différentes magouilles et présente une structure perverse : il énonce la loi de façon rigide et quasi tortionnaire envers son fils H.A., pour mieux la contourner. A la maison c’est un tyran. Il frappe sa jeune femme et l’humilie ; il maltraite H. A dont il dit qu’il ne supporte pas l’effronterie et la grossièreté. Il ne l’appelle jamais par son prénom, mais le siffle comme un chien. La mère de H.A ., qui par ailleurs s’occupe bien de ses enfants, n’ose jamais s’interposer entre ce père maltraitant et ce fils maltraité. Elle en a une peur bleue. Elle fait ce qu’elle peut pour adoucir les peines de son fils. Un jour n’en pouvant plus H.A. s’enfuit de chez lui. Le père le rattrape et le frappe à mort. Il lui fait la leçon tout en le battant comme plâtre : un homme fait preuve de courage en subissant la sanction sans broncher lui crie-t-il aux oreilles. Pour supporter la douleur, H. A. compte les coups de bâton. Au même age H.A. doit tous les soirs aller récupérer son père dans les divers bistrots de la ville où il se saule avec ses amis. Pour le ramener au domicile familial, il doit le supplier parfois longtemps. Le père l’injurie et lui fait honte devant tout le monde. Le père de H.A. meurt alors qu’il a 14 ans. Il part à la dérive et ne fait rien à l’école. Suit une période d’errance. Devenu jeune homme, exerçant parfois comme peintre en bâtiment, il se présente aux Beaux-Arts et est refusé. Puis il se met à fréquenter des milieux d’extrême droite où assez rapidement il arrive faire son chemin jusqu’à occuper le sommet. Il est arrêté et jeté en prison pour ses activités anti-démocratiques. Il en profite pour écrire un livre intitulé
dans lequel il désigne comme objet de sa haine toute une partie de l’humanité. Lorsqu’il sort de prison, il prend le pouvoir et déclare la guerre aux autres pays d’Europe. Il ne s’est pas contenté, comme son père, d’une petite maltraitance à l’échelle familiale, lui, il lui fait l’étendre sur toute la planète. Pour se débarrasser des secrets de famille qui pesaient sur lui et qui l’avaient fait tant souffrir dans son enfance, il décide de promulguer des lois raciales qui rendent patentes les origines. Chacun devra produire ses coordonnées familiales en remontant sur trois générations. De plus il supprime toute trace de son père maltraitant en faisant détruire les lieux qui l’ont vu naître et le cimetière où reposait sa grand-mère paternelle. Enfin il construit des usines spéciales où il maltraite des millions d’êtres humains avant de les envoyer à la mort.
Tout le monde l’aura reconnu cet enfant maltraité et plus tard maltraitant, c’est Adolf Hitler. Est-ce que Hitler s’il avait trouvé à qui parler, s’il avait rencontré sur son chemin un éducateur pour écouter la souffrance qui l’étreignait en serait arrivé là ? Nul ne peut le dire. En tout cas, l’enjeu du travail éducatif, et donc de la formation à ce métier, relève bien de ce pari : à savoir que chez tout être humain, du fait d’être appareillé au langage, il y a une voie socialement possible pour vivre parmi les autres. Encore faut-il que l’espace social s’ouvre suffisamment pour accueillir celui qui se présente forcément comme porteur de nouveauté donc de dérangement. On ne va pas dans ce sens aujourd’hui avec la stigmatisation des « sauvageons » et la construction de centres fermés pour les jeunes. C’est un total mépris, et un non-respect féroce des forces de changement dont ils sont porteurs, même si trop souvent ils l’expriment avec perte et fracas. Là encore le discours de la science vient légitimer des conduites éducatives inacceptables pour des civilisés : certains jeunes naissent, tordus et il s’agit de les redresser. Entonnant ainsi une vieille antienne, puisque de tout temps la société a eu peur de sa jeunesse. On serait en droit d’attendre dans une société civilisée comme la notre d’autres approches que celle de cette barbarie à visage humain. Pour les grecs, les barbares c’étaient ceux qui ne parlaient pas leur langue. La barbarie est toujours construite sur fond d’ostracisme et de ségrégation.
1
Sur ce point voir mes deux ouvrages :
Le travail d’éducateur spécialisé. Ethique et pratique
, Dunod, 2002 (2e édition) et
Le transfert dans la relation éducative. Psychanalyse et travail social
, Dunod, 2002.
2
Sur le concept d’éthique on trouvera un exposé de mon point de vue dans mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative, Dunod, 2002, chapitre 15.