Formes et stratégie du refus
L’heureux fuse…
«
Celui qui aime songe
au rien
qu'on lui refuse
, quand on lui a déjà presque tout donné
», Marcel Jouhandeau
Le refus est constitutif du sujet et de son inscription dans les collectifs humains. Né sous l'emprise du désir de l'Autre - « le désir de l'homme, c'est le désir de l'Autre », affirme Jacques Lacan - le sujet ne « sauve sa peau », ne sort de l'aliénation que dans la séparation, par un acte de refus qui le constitue. Le parlêtre s'oppose à la jouissance qui lui vient de l'Autre et trouve son chemin dans la parole en subvertissant les signifiants par lesquels il a d'abord été parlé. Ce refus se structure alors en symptôme. Le symptôme au sens où l’entend la psychanalyse dans sa théorie et sa pratique, se révèle comme ce qui d’origine, met en acte le refus du sujet d’être l’objet de la jouissance de l’Autre et réduit ainsi à néant. Ce qui est la définition la plus juste de l’aliénation mentale.
Le plus souvent le refus est stigmatisé sous des oripeaux psychopathologiques qui se posent, dans le corps social, comme une fin de non recevoir de la nature de refus du symptôme.
Freud nous enseigne que le symptôme se déploie chez « les trumains » en trois structures, trois types d'habitats qui abritent le « refusant » et déterminent trois formes de refus: névrose, perversion et psychose. Le névrosé refoule; le pervers dément; le psychotique forclot. Refus à tous les étages de l’appareil psychique !
Comment dans l'accompagnement social, comme dans le soutien psychique de sujets en refus, sortir de l'imaginaire de l'idée de résistance dont le professionnel trop souvent affuble les comportements d'un sujet, pour entendre que le refus est une défense du sujet contre ce qui le menace. Le refus se pose comme une affirmation subjective.
Le SDF qui refuse de se plier à l'intrumentalisation (généreuse) du travailleur social et risque la mort par une nuit glacée ; Bartelby dans la nouvelle d'Herman Melville qui « préfère ne pas »; Paul Schreber qui fait le mort et se retire du monde pour se soustraire au persécuteur... Autant de situations extrêmes qui témoignent paradoxalement de modes de refus comme stratégie de survie subjective.
J’ai suivi ce chemin en prenant appui sur une expérience de psychanalyste en cabinet et de superviseur dans l'accompagnement clinique d'équipes de travailleurs sociaux.
Or j’ai bien failli refuser de venir à ce colloque. L’invitation de mes camarades du département de psychologie clinique, Jacques Cabassut et Mohammed Ham, m’allait pourtant comme bague au doigt. Le refus, voilà un thème rarement abordé, et qui plus est dans une ouverture pluridisciplinaire. Ce qui m’a poussé dans un premier temps à refuser l’invitation peut paraître à certains un détail, mais il ne l’est nullement à mes yeux. J’ai appris que les intervenants qui ne sont pas du sérail universitaire ne seraient pas remboursés de leurs frais. Évidemment ce qui m’a fait bondir, ce n’est pas la question des frais à ma charge, après tout c’est dans mes moyens, mais une question de principe. Nous déboucherions donc sur une ségrégation de fait entre les Unis vers Cythère
et les non-unis. Il y aurait de bons chercheurs et de mauvais. La tête et les jambes. Tout dans notre société concourt actuellement à ce type de ségrégation. Voilà la source de mon refus. S’il y a à produire de la distinction, de la différence cela ne saurait passer par des formes ségrégatives. Mais finalement je me suis ravisé, non pour me plier, mais pour une raison que je désignerai du terme d’éthique, éthique du bien dire, comme la nomme Jacques Lacan. Si je m’en étais tenu à cette première position de
refuznik
, je serai resté chez moi, plutôt affecté d’une forme de tristesse et de légère dépression. Or l’éthique vient faire pièce à la tristesse et la dépression que Spinoza situait comme faute morale. A l’opposé de la tristesse, s’ouvre le "gay scavoir" que soutinrent Rabelais et Nietzsche de concert. Et le gay scavoir, précise Lacan est une vertu.
Voila comment ce refus premier m’a déplacé jusqu’à Nice. Pour mettre en acte un refus second. Ou un second temps du refus. En effet si l’on en reste au premier temps, c’est la mort dans l’âme qui nous tenaille. J’ai essayé en me déplaçant, de démontrer non seulement en acte par ma présence, mais aussi d’en faire la démonstration, ces deux temps du refus. L’un qui fait clôture sur soi, l’autre qui fait ouverture.
Notons d’emblée que le concept de refus ne fait pas vraiment partie du corpus analytique, encore que d'aucuns donnent parfois ce terme comme équivalent du
versagung
freudien, le plus souvent traduit par frustration.
Die Versagung
apparaît en 1914 dans « Pour introduire le narcissisme » de Freud.
« Le terme
Versagung
, précise Jean Laplanche, aussi bien dans la langue allemande en général que chez Freud, a bien d'autres implications : nuance de refus (comme l'indique la racine
sagen
qui signifie dire), indétermination quant à l'agent de la frustration qui est parfois le sujet lui-même, celui-ci pouvant "déclarer forfait", "se refuser à". Plus bas, nous avons traduit
das Versagen
par l'échec. Ces réserves étant faites, nous conservons faute d'une autre traduction valable dans tous les cas, le vocable français
frustration
en lui donnant le sens plus général que
Versagung
prend chez Freud : la condition du sujet qui se voit refuser ou se refuse la satisfaction d'une revendication pulsionnelle. »
Pour sa part Lacan sur une période de 10 ans fera plusieurs allusions dans son enseignement à la
versagung
, notamment dans les séminaires
Les formations de l’inconscient, Le Transfert
et
D’un Autre à l’autre
. Notons d’emblée avant de le déployer un peu plus tard qu’il articule l’insatisfaction au refus inhérent à toute demande.
Donc l’affaire est entendue, la double détente que je mets en exergue de cette intervention est bien là. Premier temps, celui de la clôture : on me refuse une satisfaction. Deuxième temps, en m’appuyant sur le « sagen », je dis ce que j’en pense. Le premier temps du refus nous enferme dans l’imaginaire : que me veut l’autre, pourquoi ne m’aime-t-il pas ? Etc. Le second nous ouvre au symbolique : je vais lui dire ce que j’en pense. Un certain nombre de sujets en restent au premier temps ; d’autres franchissent le pas. Sans qu’aucun jugement ne soit à porter sur ce choix subjectif. On fait ce qu’on peut.
Je pense ici à un évènement tragique qui s’est produit récemment en Tunisie à Sidi Bouzid. Mohamed Bouazizi
s'est immolé et est décédé. Son geste désespéré a été à l’origine d’abord d’émeutes sans précédent dans le pays, et ensuite d’une véritable révolution menée par le peuple tunisien et qui est en train de faire tache d’huile dans l’ensemble du monde arabe. On a parlé de révolution du jasmin.
Le dimanche 19 décembre dernier, Mohammed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes, s'est immolé dans cette ville du centre-ouest du pays, après s'être fait confisquer sa marchandise par la police pour la Xème fois. Grièvement brûlé, il est décédé mardi 21 au soir. «Mohamed est mort hier à 17h30 à l'hôpital de Ben Arous», a expliqué son frère. Ce geste de refus désespéré témoigne de la façon dont certains de nos contemporains sont poussés au pire par un système politico-économique de formatage féroce et d’injustice instituée où ils ne trouvent plus de place, ni pour survivre, ni pour vivre. Il leur reste ce geste extrême du suicide pour affirmer leur position de sujet. « Le capitalisme, écrit Marie-Jean Sauret, est une civilisation…(où le sujet) répond logiquement à ce formatage (il proteste) par des symptômes divers qui visent à faire valoir sa singularité, à la sauver et néanmoins à la loger autant que faire se peut dans « le commun » - sans l’y dissoudre et en préservant ce qui peut l’être du « vivre ensemble »
. « Effet révolutionnaire du symptôme », précise Marie-Jean Sauret.
Cette nouvelle anthropologie qui se dessine sous les oripeaux de la mondialisation pousse à formater les humains en machines performantes. Et la matrice de ce formatage consiste bien en une structure ségrégative : les riches et les pauvres ; ceux qui sont dignes de vivre et ceux dont la vie ne vaut pas tripette. Beaucoup de nos contemporains, poussés à bout par cette logique folle du Divin Marché
, comme Mohamed Bouazizi, y font objection, à leur façon, selon leur style. C’est le premier temps du refus. Mais l’on peut voir poindre le deuxième temps du refus dans le moment de « la révolte » qui en a découlé pour tout un peuple. Le refus manifesté par un sujet dans son immolation, engendre un refus pris en charge par la communauté. Il s’agit bien d’une articulation symbolique majeure. Le suicide de ce jeune homme n’aura pas été inutile. Mais il était sans doute trop à bout de souffle pour franchir pour lui-même cette étape. D’autres l’ont fait pour et grâce à lui.
Tous les gestes des refusants n’aboutissent pas à ce second temps du refus. Certains restent stériles. Pensons à Barlelby, personnage qu’invente Melville. Bartleby (titre original :
Bartleby the Scrivener, A Wall Street History
) est une nouvelle de Herman Melville parue une première fois en 1853 dans le
Putnam's Monthly Magazine
et reprise en 1856 dans le recueil
Contes de la véranda
.
Elle a été publiée en français sous de nombreux titres différents :
Bartleby l'écrivain
,
Bartleby le scribe
,
Bartleby : une histoire de Wall Street
, et plus simplement
Bartleby
.
Le narrateur est un homme de loi de Wall Street, qui engage dans son étude un dénommé Bartleby pour un travail de « scribe », c'est-à-dire qu'il a pour tâche de recopier des documents.
Cet employé s'est d'abord montré travailleur, consciencieux, lisse, ne parlant à personne ; puis petit à petit il révèle un autre aspect de sa personnalité : il refuse les travaux que lui demande son patron. Il ne les refuse pas ouvertement, il dit simplement qu'il « préférerait ne pas » les faire, et il ne les fait pas. Et cette phrase revient comme un leitmotiv, «
I would prefer not to
», traduite en français par « je ne préférerais pas », ou « je préférerais ne pas » ou encore « j'aimerais mieux pas ». Peu à peu, Bartleby cesse complètement de travailler, mais aussi de sortir de l'étude où il dort. Il ne mange rien d'autre que des biscuits au gingembre, et refuse même son renvoi par son employeur. Il finira par en mourir. Irait-on jusqu’à dire, dans la foulée de Dante, de Spinoza et de Lacan, que Bartelby témoigne d’une lâcheté morale ? Certes, mais encore une fois, pas en termes de jugement. Bartelby reste coincé dans ce premier temps du refus, un refus mortel qui enferme le sujet sur soi et le coupe de la communauté, sans échappatoire possible. Ici Bartelby rejoint la figure de ces SDF qui refusent de se laisser accompagner dans des centres d’hébergement et de soin. « Plutôt crever », me dit un jour un des ce récalcitrants de l’action sociale, « plutôt crever. On n’est pas des bêtes en troupeau ». Cette phrase radicale de refus de l’aide humanitaire fait signe pour un sujet d’un risque majeur de disparition psychique et dénonce en même temps les bonnes intentions qui se révèlent souvent féroces et qui président à ces gestes apparemment salvateurs. « Vouloir le bien des autres, c’est la pire des tyrannies », nous avertit Emmanuel Kant. On sait aujourd’hui, depuis qu’Aristote a fait la promotion d’un Souverain bien, que cet idéal fait le lit de toutes les exactions. Il faut une sacrée dose de refus pour s’opposer farouchement à ce qui se présente d’abord comme une bonne intention. Mais chacun sait que l’enfer en est pavé !
Je pense également à une jeune file anorexique qui se servit de mon cabinet d’analyste comme d’un « gueuloir ». Elle n’était autorisée à sortir de l’hôpital, solidement accompagnée et encadrée, que pour ces séances de gueulantes. « Je ne suis pas un cochon, hurlait-elle. Ma mère ne pense qu’à ce que je bouffe. A l’hosto ils me pèsent comme un bestiau. Tout ce qui les intéresse, c’est mon poids. De ma vie ils n’en ont rien à foutre. Je suis pas un cochon qu’on gave ». On voit ici le mouvement radical de refus d’un sujet de disparaître comme objet de la trop féroce sollicitude d’autrui, que ce soit celle de la mère nourricière ou celle des soignants. Mais on peut aussi noter que l’effort fait par cette jeune fille pour trouver à qui parler de ce qu’elle vivait, ouvre une seconde voie au refus. Refus (
versagung
) et dire (
sagen
) le refus introduit un cycle qui permet au sujet de ne sombrer, ni dans une plainte perpétuelle (l’Autre me veut du mal) ni dans un passage à l’acte. Ce qu’on voit souvent chez les jeunes filles anorexiques. Non seulement elle en fait quelque chose en venant hurler chez l’analyste, mais elle entre dans une forme de résistance qui sans doute lui sauve la peau. Mots pour maux. Elle ne s’affirme pas uniquement dans un refus primaire, qui impliquerait la jouissance et qui la conduirait tout droit à sa perte, elle la sublime et la partage. Et en accomplissant ce deux temps du refus, elle se dégage de la jouissance de l’Autre, que La Boétie nomme « servitude volontaire ». Autrement dit, au lieu de jouer la « Belle âme », comme dit Hegel, elle réalise qu’elle n’y est sans doute pas pour rien dans ce qui lui arrive. Bref elle refuse ce refus premier qui lui fait refuge : elle en sort et s’expose à la castration. Ce fut pour le clinicien que je suis un grand moment d’enseignement. Lacan avait bien raison de dire que l’anorexique bouffe du rien. Ce petit rien qui fait que le désir reste toujours ouvert et le sujet vivant.
Le 27 février 1957 Lacan explique à propose de l’anorexie :
" Je ferai néanmoins remarquer que l'expérience nous montre, et non sans raison, que ce n'est pas au niveau de l'action et sous la forme du négativisme que s'élabore la résistance à la toute-puissance dans la relation de dépendance, c'est au niveau de l'objet, qui nous est apparu sous le signe du rien. C'est au niveau de l'objet annulé en tant que symbolique, que l'enfant met en échec sa dépendance et précisément en se nourrissant de rien. C'est là qu'il renverse sa relation de dépendance, se faisant, par ce moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d'elle. Dès lors, c'est elle qui dépend par son désir, c'est elle qui est à sa merci, à la merci des manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui "
En effet le désir ne saurait être saturé par les objets de consommation. Il doit rester ouvert et énigmatique pour nous offrir une source de vie. En cela l’anorexique, comme nous le verrons, l’autiste, produit les formes de refus qui accompagnent l’avènement d’une société marchande qui transforme tout ce qu’il y a sur terre en marchandise. Les figures actuelles du symptôme témoignent dans des mise en scène parfois insoutenables de cette tentative désespérée de maintenir vive cette affirmation qu’il y a de l’humain, et qu’on ne saurait en réduire l’essence à un objet marchandable.
Ces Antigone modernes, qui face au Créon politique affirment haut et fort qu’au-delà des lois de la cité, il y a les lois des dieux, des « dieures » (les dieux du dire), font pièce au noyau dur du capitalisme qui transforme les êtres humains en choses. L’état des lieux dressé par Marx est clair et net : « Par sa production l’homme produit son néant et son pouvoir sur l’objet est le pouvoir de l’objet sur lui »
Une civilisation des objets telle que nous la connaissons qui branche en direct les corps sur leur consommation, non seulement « sépare l’homme de l’homme réel » (
Economie
) dit Marx mais s’avère destructeur du lien social et son environnement, autrement dit de la maison des hommes dont on transgresse les lois. « Les lois de la maison de hommes » seraient la traduction la plus juste de l’
oikos/nomos
qui nous vient des grecs anciens et imprègne l’ordre de l’économie. Notre société néolibérale, pointe avancée du capitalisme, tente de subvertir cet ordre imposé à l’humaine condition. Qu’en est-il du vivre ensemble et de la subjectivité, dans une société irradiée par le sans-limite, profondément solipsiste, dévouée corps et biens à la consommation sans fin des objets produits par la technologie, ces « lathouses » dont Lacan invente le paradigme.
"Le monde est de plus en plus peuplé de lathouses"
. Ce sont
"des menus objets petit a que vous allez rencontrer en sortant sur le pavé à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines, dans ce foisonnement de ces objets faits pour causer votre désir, pour autant que c'est la science qui nous gouverne".
Dans « lathouse » niche
léthé
, l'oubli. Mais si la vérité l'affecte,
a-léthéia
, si l'oubli est levé, si le caché réapparait, alors vient l'angoisse. D’où l’affolement incessant qui nous saisit d’une voracité insatiable devant l’objet consommable, qui à peine capturé se fait monstrueux. Retour du réel escamoté. Lacan dès 1972 avance que le capitalisme forclot la castration (
Le savoir du psychanalyste
). D’où les formes actuelles que prend le refus que ce soit dans des stratégies subjectives et collectives.
L’autisme pose une question de même nature.
Dans le champ de l’autisme, après Lacan, on peut considérer en effet que l’autiste a fait le choix du refus d’entrer dans le langage. La clinique nous montre que le sujet autiste traite les paroles émises par l’entourage par un brouillage, un émiettement, une forme de résonance qui n’appartiennent qu’à lui. Il s’en défend
. La matière sonore du langage, vient le frapper comme pur réel. C’est un travailleur acharné de la déconstruction du lien social. Menacé par la présence de l’Autre qui se manifeste dans l’ordre du langage, il se tient à l’abri, il colmate en permanence toute forme d’intrusion. Ainsi voit-on certains autistes se boucher les oreilles devant les paroles d’autrui, ou même devant les sons qui peuvent sortir de leur propre bouche. L’autiste construit en permanence une « forteresse vide » pour reprendre la belle expression de Bettelheim, une forteresse d’où il se maintient et maintient l’Autre à l’extérieur. Il est… enfermé dehors. Le refus de l’autiste se manifeste principalement dans ces tentatives permanentes pour que rien ne bouge. C’est le règne de l’immuable.
Pensons également à Paul Schreber, qui fait le mort face à la menace d’un Autre jouisseur qui, en lui lançant des flèches, qui transportent aussi un langage obscur, tente d’engendrer dans son corps devenu celui d’une femme sous les coups du délire, une nouvelle humanité. Premier temps du refus : il fait le mort ; second temps, il l’écrit. Ce qui donne ce livre extraordinaire paru en 1903, premier enseignement sur la psychose délivré par un psychotique, sur lequel Freud construira ses premières élaborations en la matière:
Mémoires d’un névropathe
.
Pensons à Antonin Artaud qui en 1947 combat l’esprit qui le tourmente.
« Je n’admets
je ne pardonnerai jamais à personne
d’avoir pu être salopé vivant
pendant toute mon existence ».
On pourrait multiplier les exemples à l’envi. En fait il me semble bien que tout un chacun est pris dans les rets de ce double mouvement : refus et refus du refus. La frustration que s’impose le sujet (ou qu’on lui impose) d’un refus primaire, lui ouvre la voie d’un refus qui peut se dire.
Si l’on s’en tient à la traduction telle que Jean Laplanche en fait le commentaire, quel rapport, entre la frustration et le refus ? Si ce n'est qu'en refusant ou en se refusant telle ou telle chose, se produit un mouvement chez le sujet qui vient éveiller son désir. Or le désir a ceci de particulier qu'aucun objet ne peut venir le combler. Le refus serait donc le point d'origine d'un mouvement psychique qui pousse un sujet à rester ouvert et à ne pas disparaître dans la consommation d'un objet qui le consume ou pour le psychotique des s’opposer à la malignité de l’Autre. Le « mè phunaï » d’Œdipe, le « plutôt ne pas être né », indique à la fois le refus et son dépassement. En effet la forme explétive du « ne » pointe le lieu d’origine du sujet, à savoir son énonciation. Ce qui fait du deuxième volet de la trilogie de Sophocle,
Œdipe à Colonne,
un grand moment de méditation où Œdipe à la fois refuse son destin et en épouse les contours. Si seulement cette tragédie avait pu ne pas être, à savoir tuer son père et épouser sa mère, mais puisqu’il en est ainsi, que la volonté des deux s’accomplisse.
On pourrait alors ramasser la formule du refus sous les habits d’une demande. Celle-là même dont Lacan produit la formule: « Je te demande de refuser ce que je te donne parce que ce n’est pas ça » (… Ou pire, 9 février et 19 avril 1972 ; Encore – 1972-1973, pp. 101 et 114). Toute demande met en jeu le sujet comme manquant, non qu’il manque d’un objet en particulier, mais à l’occasion d’un manque d’objet, le sujet dans sa demande adresse à autrui une demande de reconnaissance de ce manque qui le constitue. Lacan précise que gît au fond de toute demande, une demande d’amour et une demande de satisfaction, une demande de « ce qui viendrait satisfaire la jouissance »
Voilà pourquoi sur un certain plan toute demande nécessite un refus, « pour soutenir la demande dans son essence». Ainsi en est-il dans
Le Banquet
de Platon d’un refus de Socrate adressé à Alcibiade qui lui déclare sa flamme, de céder à l’amour. Lacan précise qu’il s’agit chez Socrate d’un refus « d’accepter la supposition d’être désirable ». Dans un dernier temps Lacan ira jusqu’à dégager la notion d’un refus « porté à une position radicale ».
Issu en droite ligne de la
versagung
de Freud, ce refus, Lacan le caractérise comme originel, primordial et situé dans le registre du
sagen
, du dire. Il propose dans cette dernière exploration de le traduire par « perdition ». En effet, maintenant que la nouvelle annoncée par Nietzsche s’est répandue, à savoir que Dieu est mort, sur quoi fonder le dire « non » ?
Cela est de structure. La fabrication du petit d’homme le laisse troué. L’être humain est en manque comme les pipes sont en bois. D’où les appels incessants, d’où les demandes d’objets divers et (a)avariés, tout au long d’une vie. Et en même temps l’expérience que tout un chacun peut faire, c’est que jamais aucun objet qui vient d’autrui ne peut nous combler. C’est jamais ça. C’est ce que m’a confié une patiente qui parle depuis plusieurs années sur le divan : « j’ai beau parler, c’est jamais ça. » La parole nous déloge de cette illusion de pouvoir avec des mots capter les choses. La parole se profile comme un ratage de l’objet. D’où les trois R (airs ?) que Lacan dégage à Bordeaux dans les années 70 : un être humain, ça rit, ça rêve et ça rate. « C’est par là, dit Lacan, que dure le sujet. Si quelque chose nous redonne le sentiment qu’il y a un endroit où on le tient, où c’est à lui qu’on a affaire, c’est à ce niveau qui s’appelle l’inconscient. Parce que tout ça, ça rate, ça rit, ça rêve. »
La psychanalyse en mettant en œuvre la parole comme pratique de bavardage permet à un sujet de tirer les conséquences de ce jamais ça. « Ce n’est pas ça, dira Lacan – voilà le cri par où se distingue la jouissance obtenue, de celle attendue » (SXX, 101). Freud l’avait déjà indiqué : entre satisfaction recherchée et satisfaction obtenue, il y a un écart.
Finalement au fond de toute demande, fut-elle adressée par les voies les plus obscurs du symptôme, comme j’ai pu le souligner dans des cas extrêmes comme le suicide, l’anorexie, l’autisme… il y a cette exigence subjective qu’autrui ne referme pas sa mâchoire pulsionnelle sur le sujet comme objet à consommer. Le premier refus est donc constitutif du sujet au sens où il vise le traitement de la jouissance de l’Autre. Il s’agit que la gueule du crocodile qui s’ouvre devant toute demande reste ouverte.
« Dis, mère grand, pourquoi as-tu de grandes dents ?
- C’est pour mieux te manger, mon enfant ! »
Et ce qui en maintient l’ouverture se dit : phallus, c’est-à-dire l’ordre du langage. La demande est demande de refus et refus de la demande au sens où elle s’épuiserait dans la prise dans un objet quelconque. Dit autrement l’objet demandé, n’est pas l’objet de la demande. L’objet demandé passe par un signifiant, qui représente un sujet pour un autre signifiant ; l’objet de la demande concerne le sujet représenté et son énigme. Le refus est alors un don précieux. Sans doute le plus beau cadeau que nous puissions nous faire, ce qui consiste, comme chacun le sait à ne pas se faire de cadeau. C’est en quelque sorte une forme d’amour que de mettre en jeu les nuances du refus à tous niveaux. « L’amour, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » (SXII, 17 mars 1965). Refus à tous les étages ! Entre l’offre et la demande, paradoxalement s’ouvre le refus. Ce en quoi le capitalisme tente de subvertir cette dimension structurale de l’humain, en accolant sans aucun écart offre et demande. A tout problème une solution, à tout besoin (avatar désincarné du désir) un objet consommable etc.… Le refus serait donc à considérer comme le fer de lance de toute forme d’objection à la réification de l’homme par l’homme. Le seul plan de relance économique qui tienne, c’est le plan de relance du désir.
Quelques mots de conclusion : retour sur le titre. « L'heureux fuse » ? Titre énigmatique s’il en est, qui a jaillit comme ça. Il faut dire que j’en étais bien embarrassé, comme une poule qui aurait trouvé un couteau. J’ai pensé à ces petites pièces de Baudelaire qu’il nomme « fusées ». En voici un extrait.
«
Fusées. Suggestions. — Quand un homme se met au lit, presque tous ses amis ont un désir secret de le voir mourir; les uns, pour constater qu'il avait une santé inférieure à la leur ; les autres, dans l'espoir désintéressé d'étudier une agonie.
Le dessin arabesque est le plus spiritualiste des dessins.
»
Fusées, arabesques. Le refus de s'en laisser conter. Le refus comme modalité d'inscription du sujet, pour sauver sa peau, dans une petite musique, dans des échappées de fusées, tel un feu d’artifice. Menacé dans sa volonté de bonheur par les trois obstacles majeurs que forment les limites du corps, du monde et des autres, l'homme peut cependant être heureux.
D’abord en se pliant à son malheur banal, comme le conseilla Freud un jour à une de ses patientes. Mais cette indication a malheureusement trop souvent poussé à interpréter la psychanalyse comme une médication de confort, comme une méthode d'adaptation aux vicissitudes de la vie. Alors que le fond de l’expérience analytique consiste à se coltiner l’impossible. L’impossible n’est pas l’impuissance. Je situerai l’impuissance sur le versant du refus primaire, car il est refus de dire ; et l’impossible sur celui du refus du refus, car il est dire le refus. De l’
Ausstossung
(non primordial) à la
Bejahung
(oui primordial) s’ouvre une matrice où se profilent toutes les modalités de refus.
Ce non premier au service du oui balise le chemin du réel et, en faisant exister le possible et l’impossible, il peut, pourvu que le sujet s’y prête, donner à goûter la saveur du réel.
Saveur que l’étymologie conjoint à savoir.
Car à l’impossible chacun y est tenu. Mais surtout – il faut lire Freud jusqu'au bout, - la psychanalyse soutient le refuse de cette amputation de soi que représente toute forme de normalisation. Et ce refus fait symptôme. On pourrait à partir de là explorer sur le plan social les possibilités d’une véritable politique du symptôme. Repérer ce à quoi il faut opposer un refus radical, dans un monde aujourd'hui envahi par la normopathie, c'est distinguer une nécessaire normativité du vivre ensemble d'une normalisation réductrice de têtes.
En ce sens le sujet est... refus
Joseph ROUZEL, psychanalyste, directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social de Montpellier (PSYCHASOC)
Trois derniers ouvrages:
-
Psychanalyse ordinaire
(Numérique, Psychasoc éditions, 2010)
-
La supervision d'équipes en travail social
(Dunod, 2009)
-
Le travail social est un acte de résistance
(avec Fanny Rouzel, Dunod, 2007)
Conférence faite dans le cadre de du colloque « Le refus. Formes et stratégies » organisé par le CIRCPLES à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, du 27 au 29 janvier 2011.
J’ai pensé au tableau célèbre,
L’embarquement pour Cythère
, présenté par Antoine Watteau en 1717 pour son admission à l'Académie Royale de Paris. Il a provoqué différentes lectures qui se complémentent : on y a vu, tels les deux côtés de la même médaille, soit le départ joyeux de couples de jeunes amants vers l'île de l'amour, soit leur retour mélancolique de cette même île. C'est en tout cas une scène de fête galante, sujet fréquent chez Watteau, qui représente le monde raffiné et frivole de l'aristocratie française du début du XVIIIe. Les Unis vers Cythère pourront en tirer la métaphore qui s’impose…
Jacques Lacan,
Télévision
, Seuil, 1974, p.39-40.
La vie sexuelle
, PUF, traduction de Jean Laplanche, p.91, note 3.
Marie-Jean Sauret in « Sujet, lien social, seconde modernité, psychanalyse » in
Essaim
N° 25 p. 52
Marie-Jean Sauret,
L’effet révolutionnaire du symptôme
, ères, 2008.
Dany-Robert Dufour,
Le Divin marché
, Denoël, 2009.
Jacques Lacan, Le séminaire livre 4,
La relation d'objet
, Edition du Seuil, p 186-187.
Karl Marx, « Economie et philosophie » in
Oeuvres
II
, p. 23
(Jacques
Lacan
–
Séminaire XVII, L’Envers de la psychanalyse
, Seuil, 1969
Henri Rey-Flaud,
L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage. Comprendre l’autisme
, Aubier, 2008.
Cahiers de l’Immuable 1/2/3
« Voix et voir »,
Recherches,
n°18, avril 1975.
«
Dérives »,
Recherches
, n°20, décembre 1975.
«
Au défaut du langage »,
Recherches
, n°24, novembre 1976.
(Repris dans Fernand Deligny,
Œuvres
, L’Arachnéen, 2007)
Daniel Paul Schreber,
Mémoires d’un névropathe
, Seuil, Points-essais, 1985.
Jacques Lacan,
Séminaire XX, Encore
, Seuil, 1975, p. 114.
Jacques Lacan,
Séminaire VIII, Le Transfert
, Seuil, 1991, p. 238-240.
Jacques Lacan,
Mon Enseignement
, Le Seuil 2005, « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? » p.103.
Sigmund Freud,
Malaise dans la civilisation
, PUF, 1986.
Jacques Lacan,
Ecrits
, Seuil, 1966, p. 388
Voir sur cette question : Alain Didier-Weill,
Un mystère plus lointain que l’inconscient
, Aubier, 2010.
Joseph Rouzel, « La saveur du réel »,
Psychanalyse pour le temps présent
, ères, 2002.
Mon âme contre un diplôme ?
Sébastien Philéas
mardi 01 mars 2011