« Les normes sociales sont à inventer, et non pas à observer» Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, PUF 1966
Etre en situation d’écoute dans un entretien individuel de conseil conjugal, animer une formation relais avec des professionnels, une séance d’éducation à la sexualité avec un groupe d’adolescents en milieu scolaire, un groupe de parole avec des femmes dans une association de quartier, des hommes incarcérés, des adultes en situation de handicap mental… C’est pouvoir entendre, mais aussi questionner des discours à la fois individuels et collectifs, souvent normatifs mais aussi parfois atypiques ou décalés.
Comment les intervenants du MFPF peuvent-ils entendre, comprendre ces discours ? Quel sens peuvent-ils leur donner ? Et quelle peut être la portée de ces « espaces de parole » en termes de changements des mentalités, voire de transformation des rapports sociaux de sexe ?
1. La théorie des représentations sociales : un outil nécessaire pour envisager les « questions sexuelles »
Nombre de discours et de pratiques en lien avec la vie affective et sexuelle révèlent des « différences » de genre. Les questions que l’on se pose sur la sexualité, les manières d'en parler, mais aussi de se comporter dans une rencontre… tout semble être sous l'influence de normes de genre et de sexualité, organisées en « système ».
Ce système de représentations, dans lequel nous baignons tous, est un système sexuel normatif dominant qui prescrit les façons d'être des sujets masculins et féminins ainsi que leurs modes de relations.
Dans cette doctrine, le sexe anatomique détermine l'identité de genre, qui elle-même détermine l'orientation du désir sexuel vers l'autre sexe. Cette idéologie présente le genre comme l’expression extérieure et visible d’un « noyau » interne, c'est à dire une essence féminine ou masculine; et fait du genre le principe structurant de la sexualité. En effet, les sexualités masculine et féminine sont vues comme opposées et complémentaires.
La distinction entre sexe et genre, si elle a permis de déconstruire certains stéréotypes, a souvent été présentée comme une opposition entre nature et culture, entre le biologique et le social. Il nous paraît évident qu'il y a deux genres parce qu'il y a deux sexes. Pourtant, comme l'explique Roland PFEFFERKORN, « quand on aborde cette question par le biais de la biologie, on se rend compte que les définitions des différences matérielles entre les sexes, selon que l’on prenne en compte le sexe hormonal, phénotypique, gonadique, chromosomique ou génique sont construites en s’appuyant non seulement sur des données matérielles disponibles, mais aussi, explique Cynthia Kraus, sur un « impératif culturel qui exige que
tous
les individus aient un – et seulement un – sexe déterminé et fixe » . Par conséquent, la pratique scientifique ne se contente pas de
découvrir
la différence sexuelle, mais elle « la
fabrique
en sexuant le biologique de façon dichotomique et selon les oppositions traditionnelles de genre »
1
.
Ainsi, tout comme la « réalité biologique » du sexe n'est pas binaire, il y a bien plus que deux modalités de vécu de l'identité de genre dans la réalité dite « psychique ».
La théorie des représentations sociales, développée par Serge MOSCOVICI en 1961 dans son livre « La psychanalyse, son image et son public » est basée sur les 3 postulats suivants :
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La perception est active et les individus élaborent des représentations de la réalité qui constituent pour eux la réalité même.
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Ces représentations se constituent en fonction de l’appartenance à un groupe qui occupe une certaine position sociale.
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Ces représentations ont une fonction pratique de défense de l’identité, et elles servent à guider et à justifier les pratiques.
Placées à la frontière du psychologique et du social, les représentations sociales permettent aux personnes et aux groupes de maîtriser leur environnement et d'agir sur celui-ci. Jean-Claude ABRIC définit la représentation comme « une vision fonctionnelle du monde, qui permet à l'individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites, et de comprendre la réalité, à travers son propre système de références, donc de s'y adapter, de s'y définir une place. »
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Dans notre domaine d'activité, l'intervenant qui intègre réellement ces éléments à sa pratique va pouvoir en mesurer tout l'intérêt.
Il ne va plus penser que ses propres représentations sont bonnes ou vraies et que celles qui sont différentes sont mauvaises ou fausses. Du coup, il ne va plus chercher à convaincre ceux qui ne partagent pas ses idées de penser comme lui pour les remettre dans le droit chemin.
2. Intervenir dans le domaine de la vie affective et sexuelle, une pratique à l'interface du subjectif et du social
Le constat général que nous pouvons faire, c'est que le genre est une référence transversale aux différentes thématiques abordées dans nos interventions. Cela dit, le rapport aux normes de genre et de sexualité est complexe. Celles-ci étant à la fois structurantes pour fonder son identité et penser son expérience, mais aussi potentiellement sources de souffrance lorsque ce que l'on vit s'en écarte trop. Afin d'illustrer cette complexité, nous allons tenter de rendre compte de ce qui se passe dans les espaces de parole que nous animons. Parmi l'ensemble des sujets abordés, nous présenterons ici ceux qui nous paraissent les plus significatifs.
2.1
La sexualité: des images plus ou moins normées.
Dans la plupart des groupes que nous rencontrons, les questions de la perception et du vécu de la sexualité selon le sexe sont largement discutées.
Chez les jeunes notamment, l’image de la sexualité donnée par les garçons est globalement plus positive (plaisir, savoir-faire) que celle que renvoient les filles (risques, prévention).
Concernant la
« première fois »
, les filles pensent souvent que ce moment se vit plus facilement, plus naturellement pour l'autre sexe. Mais parfois des garçons peuvent les étonner en osant parler de ce qui les angoisse, d'autant plus lorsque ce qui est dit est en décalage par rapport à ce qu'un garçon est censé penser, comme ce jeune qui explique que « si on est amoureux, tout va bien se passer ».
Certaines filles disent qu'il est important aussi pour elles d'acquérir un savoir sur la sexualité avant de commencer à avoir des rapports.
Ces moments où des participants prennent le risque de sortir des sentiers battus de la pensée sont particulièrement intéressants dans le sens où ils déstabilisent les représentations que les jeunes peuvent avoir des autres (de même sexe mais aussi de sexe différent). Souvent, pour se rassurer, certains vont d'ailleurs réagir en disant d'une fille qu'elle « pense comme un garçon » ou d'un garçon qu'il « pense comme une fille ».
Les significations de
l'expérience sexuelle
sont elles aussi marquées par l'opposition masculin/féminin. En effet, la vie sexuelle est toujours pour le plus grand nombre, ce qui valorise « l'homme » et dévalorise « la femme ». Celle-ci est donc perçue à travers deux figures opposées: celle de la « pute » appelée aussi « salope » ou « fille facile » versus celle de la fille sérieuse (vierge de préférence, sinon peu expérimentée en la matière et surtout amoureuse de son partenaire pour pouvoir coucher avec lui). Mais il arrive aussi que des garçons disent que pour eux, un homme qui multiplie les partenaires sans jamais s'attacher n'est pas respectable. De la même manière, si l'on peut dire, quelques très rares filles osent affirmer qu'une femme peut avoir de nombreuses expériences sexuelles « juste pour le plaisir » sans se faire du mal à elle-même ni mériter une sale réputation.
Une nouvelle expression a fait son apparition récemment, c'est celle de « crasseuse ». Le sens de ce mot est très proche de celui de « salope », mais insiste sur l'idée de saleté: pour une fille, avoir plusieurs partenaires sexuels serait quelque chose qui salit; et cette saleté serait à la fois morale, intérieure, mais donnerait des signes extérieurs. Certains jeunes disent en effet que quand une fille a eu des rapports, cela se voit... D'ailleurs on retrouve cette notion d'hygiène morale quand on entend dire qu'une fille « doit rester propre jusqu'à son mariage ».
La
virginité
jusqu'au mariage suffit parfois à définir la sexualité « féminine ». La référence à la religion musulmane est faite, mais ce qui est dit le plus souvent c'est que même s'il est demandé autant à l'homme qu'à la femme de rester vierge jusqu'à son mariage, « c'est plus important pour la femme ». Cette idée est justifiée par le fait que l'on pourrait toujours « voir » si une femme est vierge ou pas, mais qu'on ne pourrait pas le contrôler pour un homme. En effet, la plupart des jeunes croient en la survenue obligatoire et systématique de saignements lors du premier rapport sexuel (rupture de l'hymen) pour les femmes. Du coup, ils disent que « comme on ne peut pas le voir chez l'homme, alors c'est moins important ». Et l'on voit donc que si c'est le respect de la religion qui légitime en théorie l'interdit des relations sexuelles avant le mariage, son application dépend de la possibilité qu'a l'entourage de s'assurer qu'il n'a pas été transgressé. La question qui se pose finalement est: quel rôle joue réellement la religion par rapport à cet interdit? Le fait que la transgression de cet interdit paraisse moins grave quand il s'agit d'un homme n'est pas seulement lié à l'impossibilité d'une vérification corporelle, car cette réalité-là est vraisemblablement moins cachée pour les hommes que pour les femmes. Pour qui respecte-t-on cet interdit en définitive? Et le respecte-t-on de la même manière selon qu'on est un homme ou une femme?
Un autre aspect de la sexualité qui est fortement marqué par le genre, c'est la question de
l'orientation sexuelle
, comme on peut le voir dans l' exemple suivant. Au cours d'une intervention dans une classe de 3ème, un adolescent très « efféminé», comme on dit, raconte qu'il se fait « traiter de pédé » à longueur de journée, dans le collège et au dehors. Il affirme ne pas être du tout attiré par les garçons, et dit sortir avec une fille en ce moment. La séance se termine et un échange avec les adultes qui étaient présents suit: ils sont complètement déroutés par les propos de ce jeune et, de manière unanime, le plaignent en disant qu'il est évident que ce garçon est homosexuel et qu'on voit bien qu'il ne l'assume pas... Mais d'où vient cette évidence ? Peut être de la féminité affichée par ce garçon dans sa manière d'être et de parler. Mais pourquoi n'accepte-t-on pas qu'un garçon « féminin » puisse être attiré par les filles? Probablement parce que l'on ne peut pas concevoir la sexualité en dehors du modèle de l'hétérosexualité, lui-même construit sur le rapport masculin/féminin. D'où une assignation à « être homosexuel » pour cet adolescent puisque sa féminité appelle « naturellement » son complément masculin. C'est ce schéma que l'on retrouve aussi dans la question/blague qui vient souvent quand on parle d'un rapport sexuel entre deux hommes: qui fait la femme?
2.2 Identités, différences, discriminations.
Les discussions sur les relations affectives et sexuelles font nécessairement émerger des modèles normatifs de ce qu'est un homme, une femme, une relation affective et/ou sexuelle. Elles nous interrogent aussi sur les notions d'identité, de différence et de discrimination.
Par exemple, il arrive souvent que les mêmes personnes qui disent trouver injustes et discriminatoires les normes en matière de sexualité féminine, considèrent que les filles sont plus matures, plus conscientes et plus responsables que les garçons. C'est un peu comme si l'aspect social des représentations concernant le genre et la sexualité pouvait être identifié et mis à distance, alors que certaines caractéristiques relatives à l'identité féminine, peut être parce qu'elles sont valorisantes, sont naturalisées. Autrement dit, il est tout à fait possible de considérer que la sexualité n'est pas « en soi » différente selon qu'on est homme ou femme, tout en adhérant aux normes de genre pour penser l'identité sexuelle.
Par ailleurs, peut-on considérer qu'adhérer à des normes de genre ou de sexualité relève systématiquement d'une attitude sexiste ou homophobe? Ainsi un jeune d'un lycée professionnel parle d'une formation qu'il a suivie en disant qu'elle ne convenait pas aux filles et s'appuie pour cela sur son expérience d'un stage qu'il a fait, tellement éprouvant physiquement qu'il a du l'interrompre. Il fait le commentaire suivant: « à ma place, une fille aurait encore plus souffert physiquement; je ne voudrais pas qu'elle ait à vivre ça ». Cette phrase est entendue par certaines personnes présentes comme un propos sexiste, ce que ne comprend pas son auteur, qui dit simplement vouloir protéger les filles d'un environnement dangereux pour elles, attitude qui lui paraît d'ailleurs complètement normale de la part d'un homme. Ce jeune homme se défend en disant que même s'il pense que les femmes et les hommes sont égaux en droit, ils sont différents physiquement et ne peuvent donc pas accomplir les mêmes choses.
Ces notions de différences et d'égalité reviennent aussi souvent lorsqu'il est question d'orientation sexuelle, et notamment d'homosexualité, puisque l'orientation hétérosexuelle n'est jamais posée comme problématique. La manière dont les personnes en parlent, c'est à dire en utilisant le verbe être, fait de l'attirance pour le « même sexe » une question d'identité, celle-ci s'affirmant de fait « différente », d'où une phrase que l'on entend souvent: « ils ont le droit d'être différents ». Cette sexualité serait inscrite en eux depuis leur origine: « ce n'est pas de leur faute, ils sont nés comme ça ».
Là aussi, doit-on considérer que lorsque quelqu'un dit que les homos sont différents des hétéros ou que leur sexualité est déterminée à la naissance, il s'agit de propos homophobes?
Revient alors, comme pour l'égalité des sexes, la question de « l'égalité des sexualités » et les droits des personnes homosexuelles. Certains discours suivent la même logique que pour l'égalité des sexes: comme les hommes et les femmes, les hétéros et les homos, même s'ils sont fondamentalement différents, doivent avoir les mêmes droits.
2.3 Le couple et la parentalité comme garanties de normalité
Quand on aborde la vie de couple ou la parentalité, la notion de différence a tendance à disparaître: « les homosexuels sont des gens qui sont comme tout le monde, ils peuvent être amoureux, vivre en couple, avoir des enfants ». Envisager alors le fait de pouvoir vivre les mêmes choses permet de voir ce qui, au lieu d'être différent, est commun à toutes les personnes qui vivent une relation amoureuse.
Mais est-on sûr d'ailleurs que tous les hétérosexuels vivent leurs relations de la même façon, avec les mêmes aspirations etc...?
Et penserait-on toujours d'une personne homosexuelle qu'elle est « comme tout le monde » si elle n'affirmait pas le désir de vivre en couple par exemple?
Dans notre travail auprès des personnes en situation de handicap mental ou psychique, la question du couple et de la parentalité est omniprésente. Nous rencontrons de plus en plus de personnes qui vivent en couple et/ou ont des enfants. Pour les autres, qui sont tout de même majoritaires, le désir d'être en couple ou d'avoir un enfant est de plus en plus souvent exprimé et demande à être accompagné véritablement. La plupart du temps, les personnes qui disent que ce n'est pas possible pour elles n'arrivent pas à expliquer pourquoi, ou disent que c'est ainsi parce qu'on le leur a dit...
Que l'impossibilité ou l'interdit soit accepté ou pas, la vie de couple et de famille est souvent présentée comme quelque chose qui permettrait d'échapper au stigmate du handicap, d'être normal, comme tout le monde.
C'est aussi ce désir qui pousse beaucoup de ces personnes à vouloir rencontrer quelqu'un « à l'extérieur ». Cette expression revient très souvent, avec l'idée qu'à l'extérieur, tout le monde est normal. Les relations amoureuses que les gens vivent à l'extérieur sont idéalisées.
D'autres personnes nous parlent aussi d'un « extérieur » dont ils sont coupés: ce sont les hommes rencontrés lors des groupes de parole qui ont lieu la maison d'arrêt de Villeneuve les Maguelone. « Ceux-ci expriment un sentiment d'injustice lors des séparations avec leur femme ou leur compagne. Ils se disent défavorisés du point de vue affectif d'une part, et économique d'autre part. Du point de vue affectif, ils sont séparés de leurs enfants, et ont des difficultés à participer aux décisions les concernant dues à de mauvaises relations avec la mère et constatent, enfin, que les juges donnent encore généralement la garde des enfants à la mère. Du point de vue économique, ils disent que ce sont eux qui s'en vont le plus souvent du logement familial, qu'ils doivent verser une pension, qu'ils ne bénéficient pas des lois sociales comme la mère et enfin qu'ils doivent se reloger et souvent se meubler ce qui est devenu très onéreux aujourd'hui. A ces difficultés s'ajoutent celle de l'incarcération qui met une barrière supplémentaire à leur participation dans l'éducation de leurs enfants. Ils expriment leurs interrogations vis à vis du devenir de leurs adolescents et de leur relation paternelle »
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Ce dernier exemple nous montre bien l'importance qu'a pris le lien parent-enfant dans notre société: même séparés de leurs ex-compagnes, coupés du monde extérieur, et privés de liberté, ces hommes assument - comme ils le peuvent - leur rôle de père.
3. « C'est comme ça », mais ça pourrait être autrement...
« C'est comme ça » est une phrase que l'on entend souvent quand, de manière candide, nous demandons aux personnes que nous rencontrons de nous expliquer pourquoi elles pensent ce qu'elles pensent. Cette réponse témoigne à la fois de la prégnance de certaines normes et de l'impossibilité de les questionner. Elle peut aussi donner l'impression que ce qui est « comme ça » depuis si longtemps ne peut pas changer...
Pourtant, en tant que constructions sociales, les représentations sociales ont une histoire qui comporte trois phases : une phase d’émergence, de stabilité et de transformation.
Plusieurs recherches ont été réalisées sur les dynamiques de changement des représentations sociales. Différents facteurs comme les pratiques, l’idéologie, l’influence sociale ou la persuasion peuvent contribuer à la transformation d'une représentation sociale, même s'il faut ensuite s'interroger sur l'importance et la durée de ces changements. Parmi les déterminants repérés, l'expression et son contexte jouent un rôle majeur. Ainsi, les situations de confrontation, en augmentant le degré d'implication des sujets, favorisent l'expression de représentations sociales différentes de celles conformes aux normes dominantes.
3.1 Eprouver le changement par le biais de l'outil théâtre
De ce point de vue, l'outil théâtre et en particulier le théâtre forum est particulièrement intéressant. A partir d'une situation jouée qui pose problème, il permet aux participants de venir sur scène pour remplacer les acteurs et trouver des alternatives à l'issue présentée. Le fait de pouvoir rejouer les saynètes autant de fois qu'il y a de propositions montre que, dans une situation donnée, rien n'est joué à l'avance.
L'expérience du théâtre forum permet d'éprouver réellement l'impact de son propre comportement sur celui des autres et éventuellement aussi sur le cours des événements. C'est donc l'occasion de percevoir une certaine marge de liberté face à un problème donné, en prenant toutefois la mesure des possibilités mais aussi des limites de l'action individuelle.
Dans les temps d'improvisation, les acteurs – improvisés eux-aussi - sont finalement seuls maîtres à bord. Ils exercent leur liberté mais portent aussi la responsabilité de ce qui advient ou pas, par exemple si aucune alternative n’est proposée. Tout le monde ne veut pas ou ne peut pas aller sur scène mais le principe est que, dans l’espace de jeu théâtral, on ne parle pas de la situation, on la vit ensemble, on y agit, et personne en particulier n’a la maîtrise de ce qui s’y passe. C'est cela que questionne l'intervenante à chaque fois: « As-tu pu faire ce que tu voulais? », « qu'est-ce que ça a changé, comment etc...? » Cet échange-là est vraiment intéressant parce qu'il reste ancré dans la réalité - même virtuelle - du jeu. C'est justement ce qui fait la force de l'outil théâtre par rapport aux autres outils basés sur l'expression verbale.
On voit ainsi se présenter toutes sortes de personnes et toutes sortes de propositions, des plus conventionnelles aux plus imaginatives. Quand elles sont jouées, elles prennent corps et forme, avec toutes les réactions que cela peut susciter.
Parfois, le caractère réaliste des alternatives proposées dans les improvisations est remis en question, par exemple lorsque ce qui est imaginé par les acteurs ne colle pas avec les représentations dominantes, et on entend dire : « ça s'passe pas comme ça dans la réalité », comme s'il n'y en avait qu'une version possible. On retrouve là l'idée que le « virtuel » ne peut pas exister dans la réalité alors qu'il est aussi, par le biais de l'expérimentation théâtrale, un levier d'action et de transformation sociales.
A titre d'illustration, nous pouvons évoquer l'un des temps forts d'une action de théâtre forum à laquelle nous avons participé, et qui se déroulait dans un lycée professionnel.
Dans une saynète traitant de l'homophobie, un jeune homme exaspéré par les remarques désobligeantes et les questions indiscrètes d'un copain à qui il vient d'annoncer son homosexualité, lui dit: « et moi, est-ce que je te demande ce que tu fais avec ta copine? » Et le copain de répondre, avec un rire gêné: « moi, avec ma meuf, je joue le rôle de l'homme! ». Dans cette réplique spontanée et pleine d'émotion, liée à la fois au sujet et à la situation de jeu devant un public, on voit comment ce jeune nous dit ce qu'il a compris de la « mise en scène » de l'hétérosexualité comme une sexualité prétendument naturelle et normale, où chacun, homme et femme, joue un rôle, le sien et pas celui de l'autre. Et le rire de ce jeune, auquel fait écho celui du public, nous montrent aussi le trouble provoqué par cette « révélation »: en disant qu'il « joue le rôle de l'homme », il laisse entendre que d'autres rôles pourraient être joués...
3.2 Identifier les permanences, accompagner les transformations
L'analyse de notre pratique d'animation de groupes nous amène à penser que l'approche pédagogique que nous proposons peut permettre aux personnes de vivre une expérience dont on peut repérer trois aspects :
- la compréhension de ce qu’est une représentation sociale, et de ses fonctions.
- l’identification de ses propres représentations et de celles des autres.
- la confrontation avec les pairs, mais aussi avec les professionnels, ce qui implique une confrontation de statuts, de valeurs et de représentations.
Une enquête par questionnaire réalisée en milieu scolaire (que nous avions présentée l'an dernier dans le précédent rapport d'activité) avait révélé que, sur un échantillon de 1776 jeunes, 12,5 % des participants déclaraient avoir changé d'avis sur un ou des sujet.s abordés lors de l'intervention. L'analyse des explications données par les répondants avait montré un lien évident entre ces changements d'opinions et une « appropriation » du concept de genre.
Nous y voyons le sens politique de notre action: c'est dans ce mouvement de la pensée de chacun.e que peuvent s'ouvrir d'autres possibilités de relation à soi et aux autres, et qu'il est permis d'imaginer une évolution des rapports sociaux de sexe vers une plus grande égalité.
1
Roland PFEFFERKORN, Inégalités et rapports sociaux, La Dispute, 2007.
2
Jean-Claude ABRIC, Pratiques sociales et représentations, sous la direction de J-C Abric, PUF, 1994, 2ème édition 1997.
3
Marie-France TAURINYA, Bilan des groupes de parole à la maison d'arrêt de Villeneuve les Maguelone, 2007.