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Il y a quelque chose de plus triste que de vieillir,
et c'est de rester enfants.
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A mes collègues…
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Souvent dans les couloirs de notre Ecole, l'on entend que les élèves sont «super», que les collègues sont géniaux, que l'équipe est fantastique, que les conditions de travail sont parfaites… C'est sûrement vrai, puisqu'on le dit. Mais alors – moi - pourquoi suis-je parfois si fatigué, si las ? Voire déprimé ou agressif ? Mon travail y est-il pour quelque chose, ou est-ce une question «privée», mais non privée de sens pour vous, je l'espère.
Pourquoi cet enseignant qui nous a quitté l'an dernier était-il lessivé au moment de prendre sa retraite ? Pourquoi est-ce que je ressens comme une intrusion désagréable l'arrivée d'un remplaçant plein de bonnes intentions, quand Vincent, le collègue avec qui je partage la conduite de notre classe, s'absente pour une semaine de formation obligatoire ? Pourquoi la remarque de cet intervenant extérieur – spécialiste de la musique – m'irrite-t-elle tellement quand il signale des changements miraculeux observés après une ou deux répétitions seulement ?
Une première réponse me vient à l'esprit pour expliquer cette fatigue : ce sont ces enfants avec leur histoire qui m' interpelle et me rejoint dans ma propre histoire, présente ou passée, histoire elle aussi avec ses échecs et ses limites. Qui suis-je, au fond, en face d'eux ? Qu'est-ce que je dévoile ? Il y a mon savoir, il y a mes doutes… Il y a la scène et les coulisses. Evidemment celui qui n'intervient que de manière ponctuelle ou épisodique ne connaît pas – ne conçoit pas – cette réalité; il s'en protège peut-être. Un autre élément de réponse est à trouver dans une similitude entre notre destin et celui des mères de famille ordinaires – pensons à un passé pas si lointain – quand elles avaient la charge de l'éducation des enfants, toute de proximité et de permanence, sans la reconnaissance réelle d'un entourage au-dessus de «tout ça».
La fatigue m'apparaît résulter aussi du souci politiquement correct de ceux qui placent ou orientent les enfants, comme de ceux qui nous dirigent, de collaborer avec les familles. Il ne faut pas se leurrer; la collaboration avec les familles
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est d'abord empreinte de rivalité, rivalité inhérente au travail éducatif et – peut-être – absente des domaines de l'instruction et du soin. Même empreint de respect et d'empathie, le travail reste plein de méfiance ou de révolte larvée. Nous nous sentons démunis face aux familles, nous ne pouvons que nous scandaliser – c'est-à-dire trébucher sur un obstacle qu'il est presque impossible d'éviter – devant le fait que les enfants dont nous nous occupons reprennent toujours à leur compte le désir de leurs parents, voire leur non-désir, et nous attirent à leur suite dans la spirale du non-sens et du non-désir. Et de la part des parents, le pouvoir de l'institution est celui dont ils rêvaient comme éducateur de leurs enfants, et c'est probablement insupportable. La demande de savoir, de connaître, de comprendre des parents, le souci de partenariat et de solidarité, tendent à éluder les vrais problèmes inconscients et c'est une illusion de croire que l'enfant placé va pouvoir changer sans remettre en cause tout l'équilibre familial.
Que sont donc les métiers d'éducateur ou d'enseignant spécialisés ? Quelle est cette spécialité alors que nous pouvons être remplacés par des personnes pleines de bonne volonté bien sûr, mais sans formation ou sans expérience, alors que je peux m'absenter sans problème (formation continue, maladie et autres droits du travailleur). Ne suis-je au fond qu'une «Au-Pair Mädchen»
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vieillissante ? Quelle est notre spécialité quand je constate que dans nos institutions, on fait souvent appel à des super-spécialistes qui sont donc assurément plus compétents que nous et à des intervenants extérieurs semeurs de bonne parole et de bon conseil, généralement en retrait de l'action (on parle alors de recul professionnel) ce qui a paradoxalement comme avantage d'être mieux rémunéré. Alors entre ceux qui super-savent – c'est la position du missionnaire – et ceux qui sont innocents – c'est l'innocence des purs – que sommes-nous ?
A l'occasion d'une discussion à bâtons rompus au sujet d'un élève de quinze ans très perturbé, particulièrement en classe, un collègue, enseignant spécialisé, me disait récemment que l'objectif du travail spécialisé, c'est de proposer une prise en charge individualisée et personnalisée, qui parte donc de sa problématique. Mon collègue Vincent, lui, est intéressé par l'idée de médiatisation des branches scolaires et de transmission de savoirs, qui dépasse la problématique personnelle. Pour d'autres, l'idéal est la réintégration dans le système scolaire ordinaire, la priorité étant donnée à la normalisation ? Est-ce cela ? N'y a-t-il pas risque de dériver vers une orthopédagogie à la carte, de penser méthode plutôt que prise en charge globale et collective, ce dont – me semble-t-il - ces enfants ont l'urgent besoin ? Que fait-on de la
«peur d'apprendre»
(Serge Boismare) ou du
«parti-pris de l'échec»
(Bruno Bettelheim) ? Que sont donc les métiers d'éducateur ou d'enseignant spécialisés ?
Plus que l'enseignant peut-être, l'éducateur doit se rappeler que les sciences de l'éducation ne peuvent se passer de la question du sens, ne peuvent se passer non plus de parler de valeurs, de se prononcer sur elles, et de juger la valeur de ces valeurs, de lutter contre le relativisme ambiant, le relativisme étant bien sûr déjà une valeur, souvent prônée par l'école laïque.
«Si nous, éducateurs, renonçons à communiquer les valeurs, d'autres s'en chargent, les camarades, les médias, la langue courante»
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. Parler des valeurs, domaine qui en général appartient aux familles, telle est peut-être la première mission de l'éducateur, sujet de la concurrence dont je parlais plus haut. Or les valeurs sont liées à la durée et à l'ordinaire; l'éducateur doit s'inscrire dans la durée et dans l'ordinaire, par une présence régulière et stable qui englobe les hauts et les bas, et qui s'inscrit dans le monde des choses, des faits et des gestes.
Nous vivons dans le monde des choses, des faits et des gestes,
qui est le monde du temps. Notre effort incessant et inconscient
est de tendre en dehors du temps, vers l'instant extatique
qui réalise notre liberté.
Il arrive que les choses, les faits et les gestes – le passage du temps –
nous promettent de ces instants, les recouvrent, les incarnent.
Ils deviennent symboles de notre liberté.
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A côté de la liberté, les grandes valeurs universelles – me dira-t-on – sont la tolérance et le respect. Tout me semble aller dans ce sens, c'est une pensée qui tient du simple bon sens (ce d'autant plus qu'on a masqué sa valeur religieuse, l'idée du Tout-Autre) et l'on pourrait penser que, comme lieu de tolérance et d'apprentissage du respect et du civisme, l'école se doit de faire l'apologie de la différence, de son acceptation à sa valorisation. Confronté au quotidien depuis cinq ans (grâce à mon collègue) à la question de l'homosexualité et à la gémellité (j'ai des jumelles dans ma classe) j'ai été conduit à réfléchir d'une autre manière - ou de manière renouvelée – aux notions de respect et de tolérance et au concept d'identité, j'ai été tenu de revoir ma conception de la nature et de la relation humaines. Plutôt que de faire l'éloge de la différence et du respect de la différence - ce qui est la façon clean de voir les choses - ne conviendrait-il pas mieux de réfléchir à l'idée du «même», à la reconnaissance du «même»; non dans le sens de semblable ou d'identique, mais dans le sens de «même pour tous», de singularité universelle, de vérité qui soit la même pour tous, mais qui dépasse la simple vérité consensuelle et les opinions.
«Toute vérité dépose les savoirs constitués, et donc s'oppose aux opinions. Car on appelle opinions les représentations sans vérités, les débris anarchiques du savoir circulant.»
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«Le même n'est pas ce qui est (soit le multiple infini des différences), mais ce qui advient»
écrit aussi Alain Badiou
.
En effet, ce qui existe, ce qui préexiste, ce sont les différences; ce qui advient, c'est ce qui ouvre à l'avenir et qui déclenche un mouvement.
«Il n'y a plus juif, ni grec…»
dit St Paul. Reconnaître l'autre, ça n'est pas reconnaître ses différences (j'englobe ici la notion de handicap), mais c'est reconnaître sa mêmeté indifférente aux différences. Trop souvent je ne reconnais de l'autre que sa différence, et cela me rassure… Cela me conforte, me réconforte dans ce que je suis ! Quand j'assiste à un match de hockey, que je vais à l'église ou à un concert symphonique – lieux où l'on peut me rencontrer, et où j'apprends à gérer violence et colère – et que je regarde les gens, comme je regarde mes collègues d'ailleurs, je me demande à mi-voix : «Mais qu'est-ce que j'ai en commun avec ces gens-là ?» Trop souvent, cette "éthique de la différence" me conforte en fait dans une logique de victimisation.
Contrairement à ce qu'on veut nous faire avaler, ça n'est pas la différence qui pose problème, c'est le «même». D'ailleurs, on peut noter que plus on parle de différence et plus on la valorise, plus on est tenté par l'uniformisation et la confusion. Notre Ecole oscille par exemple entre une sorte de culturalisme, de valorisation de la différence et des minorités, de la diversité comme de l'originalité, et le souci d'une vie communautaire sans problème, sans heurt, sans rupture et peut-être sans affirmation de soi, souvent source de conflit. «L'erreur est toujours de raisonner dans les catégories de la différence, alors que la racine de tous les conflits, c'est plutôt la "concurrence", la rivalité mimétique entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c'est-à-dire le désir d'imiter l'autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde "différent" du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n'est pas dans cette "différence" qui l'éloigne le plus de nous et nous le rend inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. Les rapports humains sont essentiellement des rapports d'imitation, de concurrence»
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.
Il faut une fois encore revenir au concept d'identité
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. L'identité… comme mêmeté ou ipséité ? Je m'explique : Identité renvoie au latin idem : le même ! D'où cette idée de mêmeté. Suis-je encore le même ? Mais aussi et surtout suis-je encore moi, moi-même (ispe en latin), ipséité. Restons-nous les mêmes ou restons-nous nous-mêmes. Pensons à un outil dont on aurait progressivement changé toutes les pièces ou au Pont de Lucerne qui a été reconstruit plus beau qu’avant comme le vieux chalet. Restent-ils eux-mêmes ? Tel est aussi le défi de l'adolescence, à l'origine du conflit de génération ! «Je est un autre» disait Rimbaud. Quelle différence, quelle mêmeté y a-t-il entre ce je et c'est autre ?
Quelle que soit notre conception de l'identité, nous devons accepter et envisager le concept de permanence dans le temps. Car c'est là, je crois, que s'inscrit notre travail et notre métier, donc notre identité professionnelle ! L'identité est en tension entre deux modèles de permanence dans le temps : le caractère et la parole tenue. Mon caractère, fait d'habitudes et d'identifications acquises, soit de dispositions et de traits distinctifs durables mais non immuables, fait face à la parole tenue, soit la fidélité à la parole donnée. La parole tenue dit un maintien de soi, de soi-même, une persévérance, un défi au temps, un déni du changement aussi malgré l'évolution de mes inclinations et de mes opinions. Entre ces deux modèles de permanence dans le temps, il y a un espace de sens à donner, je repense à la question des valeurs évoquées plus haut, espace où le jeune vient nous rencontrer. C'est cela-même la spécificité de notre travail. En cela nous sommes des spécialistes de la relation. Et c'est fatigant !
Ce qui fait le poids de ma profession, c'est bien la permanence de la présence, liée à la pesanteur du destin de nos enfants, les résistances, les rechutes, les immobilismes, les faux espoirs, bref tout ce que le système «Qualité»
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ne saura jamais règlementer. Ce sont le transfert et le contre-transfert, ce que ne vivent pas les remplaçants et les naïfs, non plus les obsessionnels ou les super-intervenants. «Nous pourrions alors nous demander si l'entreprise pédagogique n'a pas, traditionnellement, pour visée et pour effet, de surmonter toute identification possible entre le maître et ses élèves, toute reconnaissance de leur commune nature, son objectif s'avérant de conforter l'écart entre les uns et les autres»
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et éviter que la situation pédago-éducative ne devienne «une sorte d'accélérateur d'inconscient».
«La Passerelle accueille des enfants de différentes cultures présentant des problèmes dans leur développement en raison de troubles de la personnalité, psychoaffectifs et/ou neurologiques»
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. Parler de troubles psychoaffectifs plutôt que de handicap mental n'est pas innocent. Ce n'est pas seulement jouer avec les mots. Par là la direction veut mettre en avant l'dée de souffrance psychique plutôt que celle de déficit et affirmer qu'il y a urgence dans la prise en charge. Or on ne travaille pas sans risque avec des enfants souffrant de troubles psychoaffectifs, peut-être à cause de l'idée du «même» dont je parlai plus haut. Probablement que des enfants souffrant de handicaps mentaux ne présentent pas le même poids, ils nous habitent et nous hantent différemment. Quoi qu'il en soit, on ne vit pas gratuitement du malheur des autres.
Il n'y a absolument personne qui fasse un sacrifice
sans en espérer une compensation.
Tout est question de marché.
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Notre métier ne s'inscrit pas dans l'extraordinaire, non plus l'éducation et l'enseignement. Il ne s'inscrit pas dans les grandes choses, dans les émotions fortes, mais dans les petites choses, les anodines, celles aussi qui se répètent. Les mille petits incidents monotones dont la suite fait l'existence. Il y a le hasard, il y a la nécessité. Il y a des circonstances…
Les circonstances de la vie,
dont parlait Charles-Ferdinand Ramuz
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. Notre métier prend tout son sens quand on se souvient d’où l’on vient et ce souvenir nous rappelle à l’humilité. La pédagogie spécialisée doit revoir les notions de progrès et d'échec. Bien que mue par l'enthousiasme, l'éducation spécialisée passe par une acceptation de l'échec et des limites. Et à partir de là, penser. Penser à ce que nous allons faire. L'été dernier, en vacances, j'ai lu
«l'Espoir»
de Malraux, qui raconte la guerre d'Espagne et ouvre sur la question de l'engagement personnel :
Garcia leva le tuyau de sa pipe : Rien n'est plus difficile que de faire penser les gens sur ce qu'il vont faire. Il n'y a pourtant que ça de sérieux, dit Pradas.
Notre vie professionnelle est chargée de projets et de choix personnels ou collectifs, et de beaucoup d'espoirs et d'espérances. Alors se dégage le thème de la mémoire, une autre manière de dire l'identité, puisque nous n'avons le sentiment de notre être passé que par la mémoire.
Mais, surtout, ne jamais faire le serpent, ne jamais rejeter sa peau :
car qu'est-ce que l'homme a en propre,
qu'est-ce qu'il y a de vécu, sinon ce qui est justement déjà vécu ?
Mais se tenir en équilibre, parce que qu'est-ce que l'homme a à vivre sinon justement
ce qu'il ne vit pas encore.
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Titre emprunté à un film de Michel Blanc (1994) qui met en scène un fascinant jeu de miroirs, de doubles et de dupes; ce choix de titre laisse entrevoir ce qui est aussi en jeu dans nos professions.
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le métier de vivre / Cesare Pavese [Paris] : Ed. Gallimard (Folio), 2000
3
Texte transmis par mail à mes collègues, enseignants et éducateurs spécialisées, ainsi qu'à la directrice et aux thérapeutes de «La Passerelle», école accueillant «des enfants de différentes cultures présentant des problèmes dans leur développement en raison de troubles de la personnalité, psychoaffectifs et/ou neurologiques».
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Les quelques idées émises dans ce paragraphe sont inspirées par Education Impossible / Maud Mannoni [Paris] : Le Seuil, 1973.
5
En Suisse alémanique, se dit d'une adolescente nourrie mais non rémunérée devant s'occuper des enfants.
6
philosophie de l'éducation / Olvier Reboul [Paris] : Presses universitaires de France, 1991
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Op.Cit. / Cesare Pavese
8
L'éthique : essai sur la conscience du Mal / Alain Badiou [Paris] : Hatier, 1993
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René Girard, auteur de Le Bouc-émissaire
[Paris] : Ed Grasset,1982 et
Je vois satan tomber comme l'éclair
[Paris] : Ed Grasset,1999
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Les idées avancées dans ce paragraphe sont inspirées par Soi-même comme un autre / Paul Ricoeur [Paris] : Ed. du Seuil, 1990
11
En Suisse, l'Office fédéral des assurances sociales a édicté des directives à appliquer dans toutes les institutions médico-sociales (la démarche "qualité") et devant produire des documents performants ("les procédures") définissant les prestations de l'institution, les tâches, les responsabilités, les compétences des professionnels en précisant des mesures d'amélioration, et permettant d'évaluer la satisfaction des clients.
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L'inconscient dans la classe : transferts et contre-transferts / Francis Imbert et le Groupe de recherche en pédagogie institutionnelle [Paris] : éd. ESF, 1996
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Texte tiré de la plaquette de présentation de l'institution
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Op.Cit. / Cesare Pavese
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Les circonstances de la vie / Charles Ferdinand Ramuz [Lausanne] : Ed. L'Age d'homme, 1994. Ecrivain vaudois de la première moitié du XXè siècle
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Op.Cit. / Cesare Pavese