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Hoc est enim corpus meum

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Joseph Rouzel

jeudi 31 août 2006

1

« Si hoc est enim corpus meum dit quelque chose, c’est hors de parole, ce n’est pas dit, c’est excrit – à corps perdu » Jean-Luc Nancy, Corpus .

« Hoc est enim corpus meum ». Ceci, en vérité/en effet, est mon corps. Car ceci , ce que vous voyez là, vous ne vous en doutiez pas, eh bien, je vous le dis, c’est mon corps. Cette parole étrange qui transforme dans une alchimie symbolique au limites du raisonnable, qui fait passer l’hostie, d’un morceau de pain à l’incarnation du corps du Christ en personne, a été répétée des millions de fois depuis 2000 ans, par des milliers de prêtres. Encore faut-il y croire crient en choeur certains mécréants qui ne se rendent pas compte combien leur incroyance eux-mêmes … ils y croient. C’est une véritable équation mise en acte : ceci = mon corps. On voit poindre sous ce geste sacré, geste où ça crée, l’essence même de la métaphore, un des processus les plus fluides du langage en acte. Le prêtre n’éprouve pas le besoin de la définir, la métaphore, il ne se fait pas linguiste, il la met en scène. Il s’autorise pour produire cet acte étrange d’une parole qui lui fut transmise, parole d’origine : le Christ parle par sa bouche. Non seulement l’hostie se transforme, mais le corps du prêtre aussi, qui se fait passeur et porte-voix de cette parole d’origine. Quant au corps des fidèles, qui communient ils se retrouvent, en absorbant l’hostie, avec le corps du Christ logé à même leur corps propre : autre transmutation symbolique subtile. Et enfin, dernière opération, cette communion au corps du Christ non seulement le laisse entier, le prêtre n’en distribue pas des morceaux, mais fait lien entre les croyants d’où l’expression de « corps mystique » que constitue la communauté des croyants à travers cette pratique symbolique corporelle. Les croyants qui partagent la même croyance partagent aussi le principe même de la métaphore 2 : un mot pour un autre.

En même temps cette phrase est étrange. Elle se transmet depuis l’origine du christianisme : « faites ceci (cet acte de transmutation) en mémoire de moi » est-t-il posé au départ par l’inventeur de cette religion qui se veut catholique, c’est-à-dire universelle. Elle se transmet dans une forme qui reproduit à chaque fois, dans l’actuel, la même séquence. Ceci : cette hostie, abracadabra, c’est mon corps, dit le prêtre. Non pas son corps à lui, prêtre. Il se fait le porte-parole du Christ et pour ainsi dire son porte-corps. Qu’est-ce que le « corps du Christ » si ce n’est un signifiant ? Mais il y a quand même une entourloupe, une embrouille. La transformation, véritable transmutation,voire transsubstantiation d’une banale hostie en corps divin, il faut le faire. Cela repose sur un acte de foi : que n’importe quel élément du langage puisse se transformer en n’importe quel autre. Principe, disais-je, de la métaphore, un mot pour un autre. Ça ne va pas de soi et la croyance vient là pour recouvrir un point de totale incertitude qui fait écho à ce qu’une de mes patientes ne cesse de répéter depuis plusieurs lurettes : j’ai beau parler, c’est jamais ça. Ce « ça » que le langage, la représentation et sa mise en acte dans la parole, tente de capter, ce n’est jamais « ça ». ça n’est pas ça. Division du sujet car division du signifiant. 3 Et pourtant si l’on ne croyait pas, d’une certain foi de charbonnier, que « ceci » puisse être « ça », comment parlerions nous ? C’est une croyance absurde, mais nous n’avons pas le choix. Donc d’un côté une totale incertitude et de l’autre un acte de foi dans la parole. Pas l’un sans l’autre. Faute de se laisser duper par cette invention géniale, nous n’existerions pas, car les non-dupes errent 4 . Ce qui nous donne place parmi les autres, ce qui nous donne un site dans le monde, une assise et une assistance, c’est justement cette opération, que le Christ est venu diviniser, pour donner fondement à sa religion, mais que nous pouvons entendre comme ce qui fait battre le cœur même du langage. De structure - c’est une donnée de base indépassable -, il y a donc de l’impossible à faire coller « ceci » et « ça ». Non seulement de l’impossible, mais encore de l’excès, du débord, du débordement. « ça bave » comme disent les enfants quand ils remplissent de couleur l’intérieur des contours de leurs premiers dessins. Ils jouent à « ça percé » ! Toujours en excès, en trop ou en trop peu, ce « ça » que le « ceci », dans une parole, dans un geste, dans une image, je tente de capter, n’est jamais-là. Entre deux mots, il y a un vide insondable. Parler, assembler les wagons du train signifiant, consiste bien alors à sauter dans le vide. « ça » m’échappe. Le mot n’est pas la chose. Les êtres humains exilés du monde des choses sont condamnés à tourner, tels écureuils en cage, dans la noria des mots. C’est d’ailleurs de ce point d’échappée, de cet exil que je parle, que j’écris. ça m’échappe. C’est cette échappée belle précisément que Freud entreprend de cerner sous le terme d’inconscient, ce savoir qui ne se sait pas, qui ne cesse de tomber de l’acte même de parler. Plus je parle et plus ça m’échappe. Bien plus tard, dans la deuxième topique, il le nommera, en en redéfinissant les contours : le « ça ».

Le « enim » de la formule consacrée, marque qu’on en est pas tout à fait assuré de ce transvasement marqué d’impossible, d’un signifiant à un autre. On y croit qu’un pont est possible, une passerelle, un passage entre deux mots. Ceux qui n’y croient pas à certains moments - et ça nous arrive à tous, tant cette croyance qui nous humanise se révèle parfois insupportable - sont pris dans des effets terribles de répétition : répétitions de symptômes, comme autant de mots gelés dans le corps où ça ne circule plus. Tentative de fixation, là où seule la fiction peut relancer le mouvement. Cette relance, c’est ce que produit toute analyse qui va son train. Alors à nouveau, on saute dans le vide. On espère que la foi nous donnera des ailes. On y croit, dur comme faire, mais sans garantie. D’une foi aveugle. On y croit que « ceci » puisse engendrer « ça », qui désigne ce qui n’est pas là, ce qui n’est jamais-là. Cette absence se présente pour les croyants comme présence du Christ. Pour les simples parlants, qui n’ont de religion 5 que celle qui les relie à leurs frères et sœurs et humanité, la parole, elle se présente comme une absence bordée de présence 6 . Pas l’une sans l’autre.

« Ceci » est « mon corps », donc le Christ en personne, re-suscité, qui représente Dieu qui représente… Il est là pas-là ; là, mais pas tout, puisqu’il lui faut en passer par la représentation pour se présenter. Il brille par son absence. La fuite du sens file ainsi à l’infini. ça n’en finit pas de s’échapper. Et à l’horizon, quoi ? Cet au-delà du « ça » que tente de saisir le mouvement même de la parole. C’est-à-dire rien. Puisqu’à chaque fois que l’on pose les questions jusqu’à bout, ce en quoi les enfants sont fortiches dans la mesure où ils cherchent le point de butée, où ils veulent s’arrimer à l’ombilic du réel, c’est pour constater une ligne de fuite. Au bout du bout du compte : rien en vue. « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? – Seuls les champs qui verdoient et le chemin qui poudroie. » Ça vous en fout plein la vue, mais ce n’est qu‘un paravent, un mirage, un masque, une mascarade. Comment vivrions-nous sans ces « personnae », ces masques du théâtre romain, tout à la fois porte porte-voix et personnages, nos représentants sur terre comme au ciel, sur la scène du monde. Mais l’horizon est vide, effrayamment vide, c’est ce que ne cesse de soutenir la parole de chaque sujet 7 , ce en quoi elle le divise. Car il n’y apparaît jamais que représenté. Pour ce qui est du vrai du vrai, que dalle ! Rien à se mettre sous la dent. Rien, du latin, res , rei au génitif : la Chose. Cette Chose, Das Ding que Freud dans son Brouillon pour une psychologie scientifique 8 arrime au principe de la séparation de l’enfant d’avec la mère. La Chose tombe et ce qui désigne le lieu de sa chute, ce paquet flamboyant que tout un chacun se trimbale toute la vie durant, nommé « mère », mater, matière, est entouré de mots pour en dire, voire en célébrer, quand le souffle poétique vous donne de l’aile, la perte. Motérialisme. Les mots ça borde (sabordent), ça fait margelle, ça margelle la perte de la Chose. Das Ding sonne. Digne dingue gong !

Le cheminement qui va du pain azyme au corps du Christ symbolisé, incarné, pointe au-delà, la place vide occupée par la divinité. Comme si ce « ça » là, qui se lève à l’horizon, tel le soleil d’automne ( sol victus ) sur le labour et le labeur de la parole, n’opérait que dans le camouflage ultime. Mais ne dévoilons pas la farce, comédie ou tragédie, nous en serions marron. Ce dévoilement, dont certaines épreuves de vie nous font approcher 9 , nous laisse nu, sans voix et sans visage, hors de nous, hors du monde, immondes, pure chaire inanimée dont le langage aurait déserté le vivant. Lettre morte. D’aucuns, explorateurs dans l’âme, poètes, mystiques, psychonautes 10 tels Jean de la Croix, François d’Assise, Thérèse d’Avila, Hadewijch d’Anvers 11 , Maître Eckart, Tchouang Tseu, Arthur Rimbaud, Marguerite Duras et bien d’autres se portent jusqu’à bord de la faille. Notons qu’ils ont plutôt mauvaise presse, dans leur communauté d’appartenance, d’avoir osé dévoiler le pot-aux-roses. Dieu, quel que soit le nom dont on l’affuble : Allah, Jéhovah, YHWH, Nature, Phusis chez les grecs, Déesse Raison ou Etre suprême, Esprit, Energie, Dictature du prolétariat, Culte de l’oignon, Sauce vinaigrette ou Rien 12 … fait rempart au vide constitutif de l’humain. Voilà une preuve athée de l’existence nécessaire de la transcendance que l’on peut dire totem. 13 Cette pure vacuité, indicible, inaudible, sans saveur, réel irréalisé, il la faut bien voiler pudiquement, comme Noé pris de boisson et dévêtu, il le fallut recouvrir pour qu’il ne sombre pas dans un Déluge immonde et puisse opérer dans sa fonction de père.

C’est ce point d’échappée que ne cesse de mettre en perce et gésine la parole parlante, lançant chaque sujet qui s’en fait le porte-enseigne, dans un tissage permanent, ce qu’on nomme ensuite « réalité » qui n’est que la trame du fantasme sur la chaîne du manque, à partir de la relance incessante de la navette des signifiants. Car c’est ce principe de mise en série de signifiants enchâssant « ce qui est sans souffle et sans image » 14 que la parole, dans son effet parabolique, met en œuvre. Dieu, ultime fiction, mais fiction nécessaire. La plupart de ces totems qui tiennent ou ont tenu ensemble des peuples entiers, qui ont constitué le pivot mouvant et émouvant des civilisations, sont frappés du sceau de l’indicible. Il se révèle là la marque du génie humain, qui invente à partir de ce qui n’est pas la possibilité de ce qui est. Création ex nihilo. L’indicible trouve sa marque dans l’irreprésentable fiché au coeur même du totem. Stigmate de la fêlure originelle qui paradoxalement en soutient la prolifération. « Tu ne feras pas d’image taillée de la divinité » commande la Bible. Commandement suivi à la lettre par la tradition juive, mais aussi musulmane. « Tu ne prononceras pas le nom de dieu en vain. » D’où l’invention d’un nom qui peut s’écrire : « YHWH », mais ne peut pas se dire. Chaque appareil discursif religieux a ainsi inventé les marques de l’absence première. Et c’est à partir de ce marquage que des sujets trouvent à se loger dans une parole qui leur est propre empruntant au discours courant, au discours « comme-un », qui fait justement communauté. La communauté humaine se trouve animée non seulement de ceux qui nous précédèrent comme êtres parlants et qui nous lèguent de fait cet appareil-à-parler 15 et ses lois, les lois de la parole et du langage, mais encore à chaque fois qu’un membre de la communauté parlante se fait parlant il réactive et poursuit cet incessant maillage et tissage. Cette réflexion si on la mesure à l’aune des totems décatis de la post-modernité, à savoir que lorsque toutes les formes de transcendance ont été abolies, il ne resterait plus que les lois du marché aboutit à une impasse. Car les lois du marché qui fondent le discours et les pratiques du néolibéralisme, mondialisation de la marchandise et du spectacle, ont ceci de particulier qu’ils présentent le point zéro de la transcendance : là où aucune élévation n’est plus possible. Un espoir reste vivant cependant. Lorsqu’on a mis tout par terre, les dieux et les croyances, que la seule valeur qui domine est la valeur marchande, que la fétichisation des objets envahit la planète, que le lien social se délite sous les coups de boutoir de l’individualisme, il reste un socle indépassable : « ça » parle dans l’homme et « ça » fait lien. Autrement dit, se parler c’est mettre en œuvre et en acte la forme la plus accomplie du totem. Quelque part ça échappe au marché des biens. C’est, en ces jours sombres, une forme de résistance qui emporte un haut de gré d’efficacité.

Tous les totems, ces paravents, en fait nous protègent, plus ou moins efficacement, de la confrontation glacée au néant, au vide obscur qui nous arracherait la face. Au réel, précise Lacan. Comment aimer le réel ? En l’entourant d’affection, en le bordant de mots et parfois de hors-mots, de hors sens. Quelques phonèmes, quelques cris, quelques soupirs, quelques bavardages, suffisent à sa parure. L’humain parle alors pour se protéger de ce vide que la parole dans le même temps ne cesse de produire. Ce vide est le fondement de toute culture. Chaque civilisation l’a habillée à sa façon. Telle la petite Sara que l’on trouve dans la crypte de l’Eglise des Saintes Maries de la mer. Sous sa statue s’« accumoncelent » les billets d’écriture, et parfois des cris durs. Sainte Sara l’Obscure protège les égarés du verbe. Elle leur donne asile. Elle accueille. Mais sous sa robe de brocarts et de dentelles qu’est-ce qui demeure voilé ? Vois-le ! ? Scilicet . Tu peux le savoir.

Joseph Rouzel, Montpellier, le 1er septembre 2006

1 Texte écrit en marge du flamboyant ouvrage de Jean-Luc Nancy, Corpus , Editions Métailié, 2000.

2 Meta-phorein , en grec : porter au-delà ; même sens à l’origine de transfert, trans-fere : porter à travers…

3 Dieu se nommant à moïse sur le Sinaï dit : « je suis : je suis ». Descartes dans le Discours de la méthode : « Je pense : donc je suis », phrase réarrangée par Lacan qui lui permet de pousser la division à son terme : « Là où je pense, je ne suis pas ; là où je suis, je ne pense pas ».

4 Titre repris du XXI éme séminaire de Jacques Lacan, inédit.

5 Religion vient du latin religio , ce qui relie et du verbe religare , lier, attacher, ficeler. La religion constitue bien l’essence du lien social. La réduire à son aspect sectaire, comme le font les religions, écrase cette ouverture.

6 Le poète René Daumal décrivait ainsi l’absence : « c’est un trou entouré de présence ».

7 Je rappelle toujours que le terme de sujet vient du latin sub-jectus , jeté dessous, sous-mis, soumis à en passer par les lois du langage pour trouver une scène de représentation, pour tout simplement se présenter.

8 Plus connu sous le titre de L’Esquisse…

9 Notamment dans certains passages de la cure analytique, profonds moments de déréliction et de retrait du monde. On pourrait pour cela les dire « passages du réel ». D’où l’importance de ne pas se lancer seul et démuni dans ces passages qui peut s’avéré mauvaises passes.

10 Mais aussi certains analysants qui vont jusqu’à frôler ce point de faille, ce lieu non-lieu du désêtre le plus total.

11 Hadewijch d’Anvers (vers 1200 - vers 1260), femme très cultivée, forte personnalité instruisant des groupes de compagnes, écrivain mystique, est le premier auteur à rédiger ses œuvres spirituelles en langue vulgaire. Elle appartient au mouvement des béguines qui tentent, face à la corruption générale, d’amorcer un renouveau spirituel dès la fin du XIIe siècle.

12 Et pourquoi pas « sujet supposé savoir » invention géniale de Lacan pour soutenir le transfert ?

13 Pour la démonstration logique de cette preuve cf. les travaux du philosophe Dany-Robert Dufour, notamment son dernier ouvrage : On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu , Denoël, 2005.

14 L’expression se trouve dans le beau roman de Pascal Quignard, Tous les matins du monde , Gallimard, 1991. Après lui avoir demandé s’il avait enfin découvert à quoi sert la musique et que Marin Marais ait épuisé toutes ses réponses, Monsieur de Sainte Colombe le pousse à bout :

« Je ne sais plus, Monsieur dit Marin. Je crois qu’il faut laisser un verre aux morts

- Alors brûlez-vous »… pousse Sainte Colombe . Et sort cette phrase étrange dans la bouche de Marin :

- « Un petit abreuvoir pour ceux que la langage a déserté… Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans image ».

15 Freud dans sa Contribution à l’étude des aphasies invente ce terme de « spracheapparat » : appareil-à-parler.

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