La liberté de s’associer est un des fondements de notre démocratie inscrite dans le préambule de notre constitution. C’est le droit inaliénable pour au moins deux personnes physiques ou morales de s’associer autour d’un projet, d’un engagement, d’une mission.
L’histoire de notre secteur est profondément ancrée dans la culture associative. Les services sociaux et autres secteurs comme l’éducation, la santé ou la culture représentent 88% du nombre des associations, 86% des dépenses courantes, 90% de l'emploi rémunéré. C’est dire l’importance du monde associatif.
Malgré l’importance de ces chiffres, force est de constater que le secteur associatif n’est pas à la hauteur du poids politique qu’il est sensé représenter. Ce déficit s’explique globalement par une forme d’incapacité à tous les niveaux, que ce soit celui des salariés du secteur ou des bénévoles, à conceptualiser et à positionner le Travail Social d’aujourd’hui dans ses aléas et ses mutations.
L’association et plus particulièrement son secteur habilité, ne joue plus son rôle de contre pouvoir par rapport au politique. Comme d’ailleurs, le politique ne joue plus son rôle de contre pouvoir par rapport à l’économique. Nous sommes, et ce n’est pas nouveau de le dire, dans une crise des représentations et ce n’est pas le spectacle indécent que l’on nous donne à voir aujourd’hui qui va changer cet état de fait. Les politiques ont discrédité le politique en se gardant bien d’appliquer pour eux ce qu’ils préconisent par ailleurs.
Nos associations s’excluent du débat public généré par les grands problèmes de notre société : ceux des sans logis par exemple, des sans papiers, des sans rien, du CNE, du CPE, de la loi sur l’immigration ou sur celle de la Prévention de la délinquance… La stigmatisation, la discrimination, le racisme et la xénophobie n’ont jamais été aussi forts dans notre pays. Il ne suffit pas de porter bien haut des valeurs qui restent trop souvent déclamatoires : il faut leur donner sens, il faut les mettre en application. Cela s’appelle l’engagement.
Je suis de ceux qui pensent qu’il n’y a pas de travail social possible sans engagement et il faut le dire même si cela peut paraître anachronique, sans militantisme.
Pour ce faire, nous devons repenser nos institutions et ne pas nous laisser nous enfermer dans le modèle managérial dominant : celui de l’économie libérale marchande. Dans institution, il y a le mot instituer. S’instituer, c’est admettre que l’ensemble des acteurs s’instituent autour de valeurs créatrices de liens de solidarité et non déclamatoires comme je l’ai déjà dit ; d’un projet et d’une organisation. Il faut penser en permanence l’institution. C’est le contraire d’une conception pyramidale de l’institution. Nous sommes tous institués, même si nous ne sommes pas identiques de part nos fonctions.
Trop souvent nos institutions ne sont plus porteuses d’une symbolique. Contraintes par une commande publique de plus en plus normative et procédurière, elles s’enferment dans une fonction supplétive qui dilue leur potentiel de créativité. Elles ne sont plus dans les valeurs d’échanges mais dans les valeurs d’usage.
Si nous ne voulons pas que nos associations perdent totalement leur sens fondateur, nous nous devons de nous interroger sur le modèle que nous souhaitons et sur la place qu’elles doivent occuper dans le champ social.
En tout premier lieu, il me semble nécessaire de s’interroger sur la composition sociologique des conseils d’administration des associations qui représentent la souveraineté de ces dernières. Au-delà de leur posture individuelle souvent généreuse, les représentants de nos associations ne sont représentatifs quoi qu’ils en disent, ni de la société civile, ni des champs d’intervention dans lesquels les professionnels interviennent. On est passé du concept du bénévole à celui de l’administrateur.
Il manque aujourd’hui à nos associations une vision globale ; c'est-à-dire la capacité qu’elles doivent se donner à définir le Travail Social dans le champ du politique.
Plus inquiétant peut être, est la question du management. Le modèle du gestionnaire s’est imposé. Il n’est plus rare aujourd’hui de voir des Directions d’institutions issues du secteur de l’économie et plus préoccupées par les notions de performance et de rentabilité que par la prise en compte de ce qui est nécessairement complexe, c'est-à-dire tout simplement de l’humain. On parle de gestion des relations humaines et on nomme « des spécialistes » de la chose comme si la relation était réductrice à des protocoles et à des stratégies. Il faut beaucoup d’humilité pour assumer la fonction de direction et ne pas se laisser emporter par son propre narcissisme. Il faut accepter d’être dans le partage et la confrontation.
En tant qu’ancien Directeur de services et d’établissement, je suis de ceux qui pensent que le Directeur doit être porteur de la symbolique de l’institution. Il n’est pas celui qui décide de tout, en toutes occasions. Il ne suffit pas de « décréter pour que cela se fasse ». Il est le garant de ce qui a été échangé, confronté, élaboré. Il sait créer des consensus, c'est-à-dire, des compromis. Il est comptable des appropriations collectives.
Ma conception de l’institution est qu’elle est l’affaire de tous. Il n’ y a pas ceux qui représentent l’institution et les autres qui s’en dédouaneraient. Cela veut dire aussi que l’institué n’a pas à prendre le pas sur l’instituant. Or on est bien obligé de constater une montée dans notre secteur des corporatismes générateurs de clivages, quand ce ne sont pas ceux d’intérêts particuliers. Des dérives de plus en plus marquées apparaissent et se développent dans notre secteur. On assiste et je m’excuse par avance du mot : à une fonctionnarisation du Travail Social. Ne créons pas de nouveaux mammouths. Personnellement, à la longue et délicate mise en place des 35 heures porteuses d’une société de loisirs et de temps libre, j’aurais préféré en priorité une revalorisation de nos fonctions et une reconnaissance de notre singularité. Nous ne sommes pas dans la production, même si la tendance actuelle nous y pousse.
Entre logique gestionnaire et corporatisme, nous assistons à une rigidification des rapports sociaux qui pour paraître opposés n’en vont pas moins dans le même sens.
Le Travail Social ne s’imagine pas sans créativité. Il est un risque parce que la relation est un risque.
Les années 80 constituent indéniablement un tournant dans la compréhension du Travail Social d’aujourd’hui. Les grandes lois de décentralisation, la fin de l’état providence, la découverte du territoire et des politiques de la ville, l’empilement pas toujours cohérent de prestations ont profondément modifié l’essence même du Travail Social le faisant passer d’une logique de mission à une logique de prestations.
La logique de mission se définit dans notre rapport à l’autre. C’est d’abord reconnaître l’autre comme sujet (de droit et de désir) dans son histoire, sa singularité et son environnement. C’est admettre qu’on ne peut pas le réduire à son symptôme et aux troubles qu’il manifeste. C’est refuser la stigmatisation. C’est être dans un accompagnement et une prise en compte de ses difficultés, qu’elles soient psychiques, sociales ou économiques. C’est reconnaître la nécessité du temps et de la complexité.
Malheureusement, la notion de sujet a été remplacée par la notion d’usager ou d’exclu. On est usager ou exclu d’un service, d’une prestation. On voit comment le glissement sémantique nous révèle à une autre logique. Il suffit maintenant d’avoir la bonne prestation pour que les problèmes se résolvent. C’est nier le travail de l’inconscient.
La logique de prestations est centrée sur le symptôme. Notre société se veut de plus en plus une société sans risques aseptisée de ses déviances et de ses différences, uniforme. L’efficacité, l’efficience, la rentabilité sont portées au rang de valeurs. Dominé par l’idéologie de la performance, le travail Social se doit d’avoir des résultats. Mais quels résultats ? Celui du traitement de la souffrance du sujet, celui de sa reconstruction narcissique ou celui de son enfermement dans le sens commun et de sa mise au pas dans des normes sociales de plus en plus normatives ? C’est le traitement par objectifs. C’est la mystification de l’adéquation objectifs-moyens qui risque précisément si l’on n’est pas attentif de nous faire perdre nos moyens. C’est la segmentarisation des réponses. C’est le traitement par guichet. On s’adresse au bon guichet pour la bonne réponse ou l’on suit l’itinéraire sinueux des dispositifs.
Naturellement la logique de prestations rassure : elle définit des protocoles, des normes ISO, des stratégies et elle s’impose comme modèle unique qui nous tire de plus en plus vers le comportementalisme. Mais elle a aussi pour effet de déresponsabiliser : c’est si facile de se dédouaner de la relation par la mise en avant des bonnes pratiques.
Cela dit, je ne suis pas de ceux qui opposent « le tout relationnel » au tout « expertise ». Le « tout relationnel » nous fait courir le risque de l’hyper subjectivité. Le « tout expertise » à l’inverse fait l’économie de la construction du lien. Dans les deux cas, il s’agit de toute puissance.
Il s’agit plutôt de les percevoir comme étant des forces opposées en tension. C’est sans doute dans cette tension que peut se définir notre professionnalité. Il ne faut pas confondre logique de prestation et prestations. Le fait de situer le débat au niveau des logiques, ne nous dispense pas en tant que professionnel de construire nos propres outils d’accompagnement. D’où l’importance du diagnostic, de la pluralité des regards et des approches ; d’où l’importance de l’évaluation à condition que l’on sache lui donner sens : c’est à dire que l’évaluation n’a de sens qu’au regard du diagnostic.
Notre travail ne se limite pas à la visibilité de nos actions. Il nous appartient de rendre compte à défaut de démontrer, précisément ce qui n’est pas visible. Nous savons que les accompagnements que nous menons, ne sont jamais linéaires, qu’ils sont faits aussi de régressions et qu’il y a aussi des symptômes qu’il est préférable de ne pas toucher. Nous sommes témoins et acteurs de la complexité.
De ces témoignages, qu’en faisons nous ? Dans la réalité, pas grand-chose. Dans ce processus nécessaire de réinstitutionalisation, nous devons prendre également conscience de la nécessité de participer au débat public sur le Travail Social pour affirmer en tant qu’acteurs nos propres positionnements. Quel travail social souhaitons nous ? De quelles façons prenons-nous en compte la commande sociale ? Comment concilions nous notre fonction de travailleur social et notre état de citoyen ? Quelles marges de manœuvre sommes-nous capables de nous donner ?
Les réponses à ces questions ne sont pas individuelles mais collectives et passent par un état des lieux sans concession de nos organisations. Il faut redonner sens au collectif.
La première évidence à repérer est celle de nos cloisonnements. Aux cloisonnements de nos pratiques liées à la trop prégnante logique de prestations correspond le cloisonnement de nos organisations.
Il nous faut jeter un regard périphérique et lucide sur la place que nous occupons réellement dans le Travail Social. Nous devons redonner de la transversalité mais aussi de la confrontation à tous les échelons où l’on pense le Travail Social.
Plusieurs niveaux doivent être pris en considération :
- Celui bien évidemment de nos propres institutions, je n’y reviendrai pas.
- Celui de nos organisations professionnelles qui ne sont que trop représentatives d’un champ d’intervention spécifique (CNAEMO, CNLAPS, Association Nationale des Educateurs de jeunes enfants, des placements familiaux, des instituts de rééducation, etc.) ou catégoriels (GNDA) par exemple. Ces organisations sont légitimes mais elles ne doivent pas oublier qu’elles ne représentent qu’un aspect du Travail Social.
- Celui des organisations syndicales qui se sont progressivement enfermées dans des revendications principalement défensives et corporatistes. Elles ne proposent plus une vision politique du Travail Social. Le taux de syndicalisation dans notre profession est inférieur à la moyenne nationale alors que c’était exactement l’inverse dans les années 70. En même temps on note une certaine forme d’anti-syndicalisme chez certains responsables de notre secteur. Que s’est-il passé ? Où peut-on situer les responsabilités ?
- Celui des grandes fédérations qui ont du mal à se définir une politique claire et cohérente tant elles sont contraintes de proposer des compromis entre des membres qui sont parfois sur des intérêts ou des positionnements idéologiques radicalement différents. D’où le risque de passer du compromis à la compromission. La mise en place des centres éducatifs fermés est un bon exemple de manipulation politique qui a favorisé, soit par conviction, soit par intérêt, des clivages idéologiques dans notre secteur Le travail social ne se construit pas sur des injonctions.
- Celui enfin d’un risque majeur de démantèlement de la Convention Collective de 66 jugée trop favorable aux salariés du secteur.
L e Travail Social est aujourd’hui malmené. A l’égal de notre société, il s’enferme dans l’individualisme de nos postures et de nos réponses. Nous devons redonner sens au collectif dans nos pratiques et nos positionnements.
Les semaines qui vont suivre vont favoriser, si on le souhaite, cette émergence du collectif. Le projet de loi de Prévention de la délinquance va être présenté à l’Assemblée Nationale. L’intervention de Monsieur SARKOZY le mercredi 10 mai à la commission des lois nous donne maintenant une image assez exacte de ce qui va être présentée.
Que dire de ces «
conseils pour les devoirs et droits des familles
» présidés par le Maire ou son représentant ? Que dire de «
ces stages de responsabilité parentale
» indépendamment de toute procédure judiciaire ? Que dire de «
ces mineurs récidivistes de 16 ans qui pourraient
être considérés comme majeurs
» ? Que dire enfin de ce «
cahier de suivi comportemental de
l’enfant
» ?
Ces quelques questions non exhaustives de l’intervention de Monsieur SARKOZY dépassent le cadre du Travail Social et interrogent notre société dans ses fondements démocratiques. A l’égal du XIXème siècle, allons-nous assister à un partage entre les bons pauvres, les méritants, ceux qui méritent aide et compassion et les autres ; ceux qui ne méritent que opprobre et châtiments ?
Ce qui m’intéresse ici, c’est notre capacité à participer au débat public. Sommes-nous capables de nous faire entendre ? Avons-nous légitimité à donner notre point de vue ? Nos associations, nos organisations professionnelles ou syndicales seront-elles des relais pertinents pour faire valoir notre conception du Travail Social ?
Je demeure persuadé que nous assistons à une mutation importante de notre secteur. La loi de Prévention de la délinquance développe une conception plus répressive du Travail Social à laquelle nous serons appelés largement à participer.
Allons-nous faire comme d’habitude et restés enfermés dans notre isolement et nos propres cloisonnements ? Ou allons-nous prendre conscience, associations ou salariés, du poids politique que nous pouvons représenter ?
Pour ce faire, il faudra apprendre à communiquer et pas uniquement dans la presse spécialisée.
Pour terminer sur une note plus positive, des tentatives de se fédérer sur des positions communes voient actuellement le jour. C’est le cas de certaines fédérations et organismes professionnels. Elles ne réussiront toutefois que si elles savent mettre de côté leurs propres logiques institutionnelles ; qui si elles ont la capacité de se définir des points de convergences et de les mettre en avant et surtout que si la base, c'est-à-dire ceux qui sont au cœur des pratiques professionnelles, se donnent la capacité de se faire entendre.
mardi 30 mai 2006