La question sociale au bout du compte c’est : « qu’est-ce qui nous fait tenir ensemble ?…qu’est-ce qu’on fout là ce soir ensemble ? ». Pour moi, cette question, c’est l’essence même de la question sociale.
Ce qui nous tient ensemble, c’est fait avec des mots. Le fait que l’on soit là, la base qui nous soutient, c’est le fait que nous soyons des
êtres parlants
. Une fois que l’on a dit ça, s’ouvre un certain nombre de questions.
(…) je ne sais pas trop à quoi sert le travail social, mais on peut se demander à quoi ça sert la parole. Certain pensent que ça sert à communiquer des choses, des idées. Je n’en suis pas sûr du tout ! Je suis même sûr du contraire !
On a développé une théorie de la communication (tirée des théories cybernétiques) issue notamment de la communication animale, dans laquelle on échangerait des signes et les signes nous renverraient à des messages codés (etc…) Si vous écoutez ce que je suis en train de faire, il ne s’agit pas du tout de cela.
Les animaux échangent effectivement des signes et en terme de communication on ne fait pas mieux.
On aimerait que les mots que l’on prononcent renvoient à quelque chose de simple, d’unique. Or, le fait d’être appareillé au langage (c’est un drôle d’appareil que l’on se trimballe à longueur de journée) nous a complètement exclu de cette communication de type animal.
Le langage, c’est pas fait avec des signes mais avec ce que les linguistes nous ont appris à repérer comme étant de l’ordre du signifiant
. Le problème c’est que les signifiants (les mots que je prononce en ce moment) n’ont pas un sens unique. Ils en ont 2 ,3 ,10 ,20 (…)
Ce qui fait que
le langage est un échec de la communication
. Vous ne saurez jamais qui je suis ; je ne saurai jamais qui vous êtes. Il y a quelque chose qui nous échappe en permanence. Cela veut dire que le langage est un espace, un lieu, dans lequel apparaît ce qui nous échappe.
La parole, c’est fait pour être
« lancé à côté »
: lancé à côté d’une chose qui n’arrête pas de nous échapper et en même temps qui n’arrête pas de nous projeter en avant pour essayer de l’attraper (…)
Je pense ici à un adolescent que je vois dans mon cabinet actuellement et qui se pose deux questions :
-Qui je suis ?
-Est-ce que je suis un homme ou une femme ?
Pour des questions aussi fondamentales, ce serait d’un total mépris que de répondre en terme de communication.
Donc la parole c’est un ratage permanent. Ca ne marche pas ! C’est même ce qui signe notre humanité
(…)
Que ça ne puisse pas coller, marcher, ça n’exclu pas que l’on essaye en permanence d’y revenir. La preuve, c’est que nous sommes là, réunis : qu’est-ce qu’on va attraper ensemble ? la Vérité ?…Ce que l’on va attraper, c’est quelques mots échangés ensemble et ces mots là vont emporter avec eux quelque chose qui fait signe qu’un être parlant est passé par là. C’est ça le Sujet !
Le sujet c’est quelque chose qui se faufile malgré nous dans les [méandres] du langage : les cassures de la voix ; les mots qui nous échappent
(…)
On ne peut pas attraper ce qui nous échappe, mais c’est en même temps ce que l’on a de plus précieux.
Je suis en train de vous indiquer à ma façon, quel est le lieu central de la question sociale. Je dirais presque le sanctuaire que nous avons à entretenir les uns les autres et dont nous sommes responsables collectivement. Il n’y a pas de sujet qui se ballade de façon abstraite. Le sujet est complètement pris dans les structures collectives et n’apparaît qu’au détour des structures collectives ; notamment cette structure collective qui s’appelle le langage. Ce foyer central qui nous nourrit et ne nous laisse pas tranquille (…)
[le lien social] ça sert à entretenir nos questions et donc à ne pas les tuer. Maurice BLANCHOT disait dans un de ses textes :
« la réponse à la question, c’est le meurtre de la question ! »
. Gardons le plus longtemps possible nos questions en vie, parce que se sont elles qui nous font vivre. Se sont elles qui nous déplacent les uns vers les autres, avec sans doute entre nous quelque chose qui ne veut pas se refermer.
L’essence de la question sociale, du lien social - au-delà des professionnels qui sont payés pour ça - est une question qui concerne tout le monde. Tout le monde y est, au travail du social !
Tout le monde est travaillé en permanence par la question de rencontrer les autres
. Le cœur de cette question là, ce que la psychanalyse repère du côté du sujet, c’est une énigme totale.
Du coup, je me dis que dans les pratiques professionnelles du travail social, se pose une question fondamentale : comment maintenir vivante les énigmes que nous sommes les uns pour les autres sans les refermer sous des tonnes de savoirs ? et dieu sait si les centres de formation en travail social ont accumulés des blindages énormes autour de cette question là.
La question éducative est relativement simple. Il y a des « mecs » et des « nanas » [les éducateurs] qui rencontrent d’autres « mecs » et d’autres « nanas » dont on dit qu’ils sont « mal dans leurs baskets », en difficulté, en souffrance. Dans cette rencontre là, on espère que les choses vont changer. [Cependant]
la difficulté à vivre d’un sujet, elle n’existe que parce qu’elle a été épinglée en tant que telle. On l’a fabriquée ! Ce que les médecins appellent de la nosographie.
On a construit avec des mots des noms pour dire que « ça n’allait pas » et il faut ensuite des professionnels pour y remédier. Ca pose une série de questions.
Je ne dis pas qu’il faut mettre le Savoir à la poubelle. Je dis qu’il faut le mettre à sa place (…)
Le savoir est alimenté par nos questions (…) en formation, il y a une dialectique très complexe (que l’on étouffe souvent !) qui vise à maintenir un espace où le savoir borne, comme une arène, les [contours] de la question. Mais le savoir ne sert pas à résoudre la question. Si ça servait à la poser, se ne serait déjà pas si mal !
Donc il faut ré-introduire dans la question sociale, à la fois la question des savoirs (…) et ce que FREUD est venu relever comme étant une épine plantée dans la prétention à savoir de l’homme. Il y a à l’endroit de l’humain, de structure, quelque chose qui lui échappe. La parole, c’est le lieu dans lequel apparaît ce point d’échappé. Donc dans son essence [la parole] ça sert à dire quelque chose comme ça : « coucou je suis là ; est-ce que vous êtes là ? »
Alors depuis tout temps (…) cette fonction particulière de
« passeur »
par rapport à ces questions là (…) de
« médiateur »
entre un sujet et la question sociale : c’est ce champ qui est dévolu à la question de l’éducation.
A Athènes, la personne (l’esclave) dont c’est la fonction [d’éduquer] on l’appelle
« Païdagogos » - « le conducteur d’enfant »
(…) On retrouve à Rome [cette fonction sous une autre forme] le terme
« d’Educator »
(…)
Educateur, signifie : « celui qui conduit hors de… »
Il y a donc des gens pour qui c’est le métier [d’éduquer] depuis très longtemps. De faire le passage, cet accompagnement (…)
ce travail de cheminement entre le lieu d’origine (la famille) et le lieu de l’apprentissage social
(…) la socialisation, l’apprentissage de la citoyenneté (…)
C’est dans cet espace là que la question sociale se travaille ; dans ce déplacement permanent qui ne se referme jamais. On est toujours dans cet entre-deux.
Vous voyez bien que ce que soutient cette image là, c’est un espace de vie, de vacuité, dans lequel on est ni dans la famille, ni dans le lieu d’apprentissage. On est dans ce cheminement entre-deux.
Je crois que cette fonction fondamentale des éducateurs, c’est de soutenir un sujet dans cet espace « vide ». Peut-être que ça va vous faire drôle que je vous raconte cela !? Surtout que c’est complètement à l’opposé de ce que l’on raconte aujourd’hui : « …il faut remplir ; insérer des jeunes ; les soigner ; les rééduquer ; etc… »
Je ne dis qu’il ne faut pas le faire. C’est important ! mais à l’occasion des « commandes sociales »
il ne faut jamais perdre de vue qu’un sujet apparaît comme quelque chose de vide, qu’on ne peut pas refermer
(…)
FREUD nous dit que l’être humain est une énigme et cette énigme il l’appelle « l’enfant » [en référence à la préface de FREUD - 1925 - au livre de A. AICHHORN
1
]
Nous sommes tous habité par un enfant qui se présente comme une énigme.
Je suis tombé sur un texte. C’est l’extrait d’une conférence de 1962, organisée par le fils du philosophe allemand, Martin HEIDEGGER (…) :
« Dans un monde où ne vaut que l’immédiatement utile et qui ne cherche rien de plus que l’accroissement des besoins et de la consommation, une référence à l’inutile parle sans doute de prime abord du vide. Les besoins se définissent par l’immédiatement utile. Que peut encore l’inutile face à la prépondérance de l’utilisable. Tel est le sens des choses. L’inutile à sa propre grandeur, son pouvoir déterminant dans sa manière d’être. On ne peut rien faire avec ça ! »
Finalement, peut-être que la question qui nous travaille du côté du social, c’est justement cette tension permanente entre la tentation de l’utile (rentabilité…) et l’inutile. Il y a chez l’être quelque chose qui ne sert à rien !
Il me semble que le travail (difficile) de transmission de l’éducateur, c’est justement de maintenir ouvert l’inutile à l’endroit de l’utilité sociale.
On est dans une société qui se présente sous la figure d’un utile totalitaire. Aujourd’hui, tout doit être utile ! On est dans un monde (capitaliste) où on dirait que la seule destination des humains c’est de produire des biens et de les consommer : ça viendrait enfin répondre à une brûlure de l’être, à quelque chose qui ne nous laisse pas tranquille et qu’enfin de cette façon là, on pourrait répondre à [la question] « qui on est ? ».
On a beau gagner des « sous », se précipiter dans les supermarchés, il y a quelque chose qui nous rattrape, d’inutile, qui réouvre sans arrêt la question pour chacun d’entre-nous, l’énigme.
La fonction de l’éducateur au sens large - comment les parents aident leurs enfants à grandir ; comment créer les conditions sociales pour que la transmission soit possible (…) - l’essence de la fonction éducative, ce qui se transmet de plus précieux, c’est cette dimension d’inutile, de vide, de « manque » nous disent les psychanalystes (…)
Ce n’est pas que nous soyons en manque de quelque chose. On est « en manque », comme les murs sont en béton !
C’est notre nature profonde d’être en manque (…) Nous ne sommes pas en manque de produits consommables, comme pourrait nous le laisser penser le « toxico » par exemple. On est « en manque »… !
Ce manque fondamental, c’est le moteur du désir !
Notre société a essayé de « boucler » du côté de la consommation des biens, du côté de « l’avoir », de la possession, quelque chose qui est construit radicalement comme un
« manque-à-être ».
La fonction des civilisations a toujours été la transmission - des valeurs ; des us et coutumes ; des lois - de cette dimension qui permet à un sujet de se propulser parmi les autres (…)
On est dans un tournant de l’histoire où l’on essaye de refermer cette dimension qui nous fait « manquant ». On avait un certain nombre d’appareillages sociaux qui permettaient [jusqu’à aujourd’hui] de soutenir cette question là (…) la religion, les grands idéaux sociaux (…) Ce qui s’est passé, c’est une chute de ces idéaux (…)
tout ce qui faisait point d’arrimage à la question sociale et à sa transmission, s’est tout doucement effrité.
Aujourd’hui, nous sommes dans un monde où il n’y a « ni dieu, ni maître » qui puissent répondre de notre « être-au-monde » (…) C’est peut-être une chance et en même temps un grand danger.
Du coup, comment répondre aux questions que l’on a à traiter tous les jours ? comment vivre avec les autres ? comment vivre en famille ? comment aider nos enfants à grandir ? (…)
Jusque là, il y avait des réponses « prêt à penser ». [Mais] la courroie de transmission de ces réponses - le Père – [ne fonctionne plus]
Qu’est-ce qui tient aujourd’hui les sociétés humaines ? qu’est-ce qui soutient chaque sujet dans son inscription dans le champ social ? à quoi sommes-nous renvoyés pour nous soutenir chaque jour dans notre vie ?
Ce à quoi les travailleurs sociaux ont à faire attention, c’est à ces questions. Autant pour eux, que pour les personnes qu’ils accompagnent.
(…)
La question de l’éthique est radicalement différente de la question de la morale sociale.
La première occurrence que je connaisse du terme
« éthos »
vous la trouvez chez un des premiers philosophe de l’antiquité grecque : HERACLITE d’EPHESE : « Dans la demeure intérieure de l’homme, il y a un daïmôn » [fragment 119]
On sait par PLATON que SOCRATE se baladait, un
« daïmôn » (démon)
sur son épaule (…) plusieurs fois, PLATON met en scène son maître SOCRATE comme étant pris dans cette rencontre avec quelque chose que l’on pourrait appeler aujourd’hui, sa
« propre subjectivité »
. Finalement ce « daïmôn », cette « demeure intérieure », c’est ce qu’on appellerait aujourd’hui le Sujet.
Voyez quel point d’étrangeté, d’altérité est projeté à l’intérieur du plus intime de l’homme :
« l’étranger est au cœur de nous-même ! »
(c’est le titre d’un livre de KRISTEVA)
Regardez comment aujourd’hui tous les jours, dans nos vies : « on ne veut pas ce qu’on désire et on ne désire pas ce que l’on veut ! ». Ne voyez-vous pas cette dialectique ?
Ce terme de « daïmôn » est précieux parce qu’il désigne ce lieu dans lequel un sujet va entrer en accord avec ce qu’il a de plus intime et en même temps de plus étrange. Ce terme, vous le trouverez aussi dans la langue arabe - « le djin » ; ou dans la langue castillane - « le duende ».
S’il n’y a plus « ni dieu, ni maître » auquel nous puissions nous référer, il reste cette question du « djin », du « duende », du « daïmôn », que nous pouvons écouter en nous. Et c’est sans doute la chose la plus difficile au monde. C’est à mon avis, la question éthique par excellence.
La question éthique se pose aujourd’hui comme une
« éthique des conséquences »
: « même si je ne sais pas ce que je fais, ce que je dis, j’en suis [néanmoins] responsable (répondre de… »
L’éthique, c’est pas le chemin de l’individualisme (…) c’est d’être au plus prés de son désir et à la fois d’en rendre compte ; c’est-à-dire de l’inscrire à l’endroit de la communauté humaine.
SPINOZA, dans un petit texte intitulé « Traité de la réforme et de l’entendement » nous dit : « il y a chez l’être humain, la capacité à entendre l’idée vraie (…) ». Pour trouver le chemin de cette « idée vraie », SPINOZA nous dit que l’on ne peut compter ni sur dieu, ni sur les hommes. On ne peut compter que sur « l’éternité de la joie » (…)
Comment puis-je dire que je suis en accord avec mon désir ? question difficile ! Quels sont les signes qui apparaissent dans mon corps lorsque je suis au plus prés de mon désir, puisque je ne peux pas y répondre par de « l’intellectualité » ?
Il y a un signe qui ne trompe pas, lorsque je suis en accord avec ce que j’ai à faire - ce que je désire – je suis, nous dit SPINOZA, « dans l’éternité de la joie » et lorsque je lâche sur mon désir, c’est la tristesse qui m’habite.
Je vous raconte tout cela, parce que c’est la seule question importante à travailler dans le champ de l’éducation dite « spéciale » : c’est-à-dire d’accompagner un sujet à soutenir sa propre vie (…) un chemin très étroit, risqué (…)
Si dans le travail social, les relations humaines, on arrive à soutenir les uns les autres, une dimension comme celle-là, il y a alors peut-être encore de la vie possible. Mais ça, je ne vous le garantirai pas, parce qu’aujourd’hui, on a les moyens de fabriquer une humanité de type « machinique ». Une humanité dans laquelle il n’y aurait plus d’énigme (…)
[à propos du « rien » ; du « vide » ; du « manque »] HEIDEGGER, dans un des ses grands textes parle de l’art du potier qui « entoure le vide avec de l’argile ». Ce faisant, le potier crée un espace qui est ouvert à la communauté des hommes. Parce qu’il [le pot] enferme en son sein du « vide », de « l’inutile », il peut enfin s’inscrire dans « l’utilisable » (…)
Question / réaction [Eliane RICO, psychologue et formatrice à l’IRTS] : (…) à l’occasion de la correction des épreuves de psychopédagogie pour le DEES, dont un des sujets avait trait à la question de la « rupture », « des processus de séparation », « ces manques » (…) « qu’est-ce que cela induit ? qu’est-ce que cela évoque pour toi Joseph ? »
Il faut essayer de conceptualiser deux choses qui se passent dans le même temps. Un collègue analyste a produit le concept de « coupure-lien ».
La question de la séparation, de la rupture, c’est à la fois la question de la coupure (de la perte) et ce travail de construction (…)
Par exemple,
le fondement de l’interdit de l’inceste vient marquer un effet de rupture. Il est à la fois séparation par rapport au corps de la mère et dans le même temps, appareillage aux mots qui vont permettre de dire la perte de ce corps là (…)
Les éducateurs sont des passeurs dans ce travail d’entre-deux : « tu n’es plus un enfant, mais tu n’es pas encore adulte. »
FREUD, dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité », nous dit qu’un sujet - partant du lieu de l’enfance - « creuse dans le noir un tunnel ». FREUD nous dit qu’il faut que ce tunnel soit creusé des deux côtés.
Donc, il y a le sujet qui grandit, qui est en train de se séparer et en même temps, il faut qu’on aille à sa rencontre. Ca ne se fait pas tout seul ! On a tous trouvé dans nos vies, des points d’appui qui ont fait l’éducation, qui nous ont sortis des lieux de l’enfance.
(…) la rupture c’est l’avancée dans le
« symbolique »
:
la perte des choses et l’avancée dans les mots
.
(…) le langage c’est ce qui nous sépare et en même temps ce qui nous unit. Les éducateurs sont à ce lieu de passage entre ce qui nous divise et ce qui nous unit.
Mais la question d’accompagner la perte, la séparation est quelque chose de difficile parce que ça renvoie à la propre division de l’éducateur qui le supporte. Comment allez-vous accompagner un autre à faire ce travail là, si vous n’êtes pas un peu en chemin de ce côté là ?
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August AICHHORN,
Jeunes en souffrance : psychanalyse et éducation spécialisée
, les éditions du Champ social, 2000