Jacques Cabassut: l’intitutionnel.
Ce texte constitue la préface à l'ouvrage de Jacques Cabassut, Bonjour l'institution! Editions Champ social, 2017
Jacques c’est un copain. Le lecteur me dira: pourquoi faire une préface pour un copain et verser à coup sûr dans le copinage? Mais les copains ce sont des camarades de route, des pisteurs de vérité qui partagent le pain quotidien: les questions, les emmerdes et les joies. Ce compagnonage exige de s’adonner aussi à ce que Jacques aime appeler à la façon d’Abelard et autres sorbonicoles: la
disputatio
. On y trouvera ici les traces de ces
disputatio
, puisque la plupart des textes de cet ouvrage sont issus d’exposés faits par Jacques, soit dans le cadre du séminaire de Psychanalyse Sans Frontière que j’anime depuis plus de 10 ans, soit lors d’interventions dans les congrès et autres journées de travail que nous avons organisés avec Psychasoc. Autrement dit être copain, compagnon de route, implique une certaine vigilance: le premier qui s’éveille secoue l’autre. Presque 15 ans de route commune à Psychasoc
1
, ce lieu que j’ai inventé et que Jacques et quelques autres ont soutenu activement, ça vous lie. Bref l’amitié aussi, ça fait institution. Institution au sens où Pierre Legendre, reprenant un adage célèbre du Droit du moyen-âge, precise qu’il s’agit d’
instituere vitam,
d’instituer la vie.
Je lui reproche parfois gentiment, à Jacques, de trop conceptualiser. Puis je me dis: mais c’est normal, il exerce comme universitaire. Professeur de psychopathologie. Enseignant des concepts qui permettnet de baliser très finement les maladies de l’âme, comme les nomme Stefan Sweig et leurs traitements. Mais le mot âme pour traduire la
psukè
grecque me parait trop pauvre, trop chargé de son poids de représentations judéo-chrétiennes. Non, la
psukè
, c’est avant tout le souffle et, partant, le souffle vital, mais aussi le souffle de la parole. D’aucuns sont à bout de souffle, d’autres en manquent, soit qu’on leur pompe l’air, soit qu’il s’essouflent.
L’Université, on l’oublie trop souvent, est une fabrique de mots, des mots savants, issus des déterminants grecs ou latins, pour la plupart. Ainsi de la psychopathologie héritée d’une grande tradition depuis Hippocrate vise-t-elle la compréhension, mais aussi le soin des malades du souffle. Et pour cela - car on ne saurait en la matière se reposer sur les lauriers d’une science dure - il faut sans cesse inventer. Dit à la manière de Michel Foucault, l’Université peaufine les outils conceptuels dont les praticiens du soin psychique et du travail social, dans toutes leurs ramifications, se soutiennent. Psychologues, psychiatres, psychothérapeutes, mais aussi travailleurs sociaux ne sauraient avancer dans leur art sans ces soubassements de pensée. Mais dira-t-on le risque est gros de discriminer, - une fois de plus -, la tête et les jambes. Ceux qui pensent et ceux qui… dépensent. C’est vrai. Chacun connait tel ou tel universitaire et enseignant en psychologie dite “clinique”, qui de la clinique n’en sait que le nom et se noie dans un verbiage digne du docteur Faustroll
2
. C’est une supercherie et un paradoxe auxquels Jacques ne sacrifie pas. Du fait de son parcours il s’est coltiné le travail de base, d’éducateur à psychologue, de formateur à enseignant chercheur. Car telle se profile la nervure de la pratique clinique: le concept et le terrain. Pas l’un sans l’autre. Et entre les deux toujours s’ouvre un hiatus, qui pousse à interroger sans cesse l’un par l’autre. C’est la condition pour maintenir vivante, donc frappée d’intranquillité, une pratique d’accompagnement, de soin, de soutien, de nos contemporains les plus démunis. Ainsi Jacques Cabassut prend le parti, le seul tenable dans la clinique, de “…
cette victime émouvante, évadée d’ailleurs, irresponsable en rupture de ban qui voue l’homme moderne à la plus formidable galère sociale, que nous recueillons quand elle vient à nous, c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux.
» (Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse »,
Ecrits,
Seuil, 1966, p. 124). Cette Clinique de “la fraternité discrète”, clinique de la rencontre humaine avant tout, ne se soutient que d’un questionnement incessant. En cela Jacques est aux avant-postes. Qu’il écrive sur un match de foot, sa passion, ou une séance de supervision, la surprise est au rendez-vous. Il a fait sienne la recommandation de Theodor Reik, de tenir la posture du “psychologue surpris”.
3
Dans son travail de chercheur, d’enseignant, de superviseur, de psychologue, de psychanalyste, de formateur, Jacques a creusé un sillon sur ce qui le passionne dans le secteur social, medico-social, sanitaire… L’intitutionnel. Cet ouvrage que le lecteur découvre après moi, vient dans la foulée de nombreux travaux publiés et de deux ouvrages qui font référence en la matière
4
. L’institutionnel tel que Jacques le met en oeuvre, à l’Université de Nice où il exerce, mais aussi dans ses interventions en institution, entre autre pour Psychasoc, implique le passage de là où ça souffre, le pathos qui englue les sujets dans une plainte inépuisable, à là où… ça s’ouvre. De la souffrance à la … s’ouvrance. Tel est le chemin de la clinique, et cela vaut autant dans le cabinet du psy que dans l’espace de formation. Bref la clinique institutionnelle, issue peu ou prou des tentatives de François Tosquelles, Jean Oury et consorts, ne se realise que comme clinique en acte, in vivo. Elle vise la mobilisation des forces vives dans l’institution (cabinet, centre de formation, établissement…) à travers la prise en compte de la parole de chacun, professionnels ou “usagers” (parfois bien usagés!). La parole dans toutes ses dimensions, ses ratages comme de ses inventions. Evidemment cela implique une prise en compte des differents fonds de scène et des praticables sur lesquels se déroule cette parole singulière: éthique, politique, institutionnel et clinique. Si le sujet, comme le rappelle Jacques à juste titre, ne saurait s’auto-nomiser, ni s’auto-nommer, il s’agit bien de sortir de cette dichotomie qui pourrit l’impensé occidental depuis plus de 2000 ans: le sujet et le collectif, l’individu et la société etc… Lacan le souligne dans ses
Ecrits
“ Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel”. L’enjeu de l’institution, de toute institution, vise bien la mise en tension de ces élements apparemment disparates: le professionel et l’équipe, l’usager et le groupe etc Avec deux écueils. D’abord celui de faire disparaitre le sujet dans le collectif. Cette réification, au sens de Marx d’une prolétarisation de l’homme, constitue la marque de notre civilisation post moderne, où sous les atours chatoyants de la plus grande diversité, il s’agit en fait de faire marcher tout le monde au pas. L’autre écueil, et il est tout autant l’envers qui marque la modernité, risque de faire éclater le collectif sous les coups d’un sujet désubjectivé, désasujetti, individualisé, tentant par là d’échapper à ce qui le divise. Un sujet livré à la brutalité d’une pulsion sans entrave. Or notre époque promeut les deux écueils sous les formes d’un coté du communuatarisme et de l’autre de l’individualisme. Le travail d’intervenant institutionnel prend alors tout son sens de résistance à ce qui mine de l’interieur et de l’extérieur toute institution. Soutenir cette dynamique institutionnelle ne peut se faire que d’un point d’arrimage suffisamment solide. Là on entrevoit la place que prend le travail analytique. Je dis bien le travail analytique, plus que la psychanalyse, car la psychanalyse, contrairement à ce que nous serinent certains, ne relève ni d’un dogme, ni d’une religion, ni d’un savoir constitué, mais d’un apprentissage permanent dont Freud precise dans sa preface à l’ouvrage d’August Aichhorn qu’il se fait “à même son corps”
5
. Peut-êre devrait-on parler ici d’usinage. C’est donc du lieu d’un travail “à même son corps” dans la cure que Jacques tire les ressources pour conduire une pratique précisément au point de nouage, -
knotenpunkte
, dit Freud -, entre sujet et collectif. Là où le nous se noue! Il faut donc penser, à la façon dont Léon Trotsky évoquait la révolution permanente, un processsus d’intitutionnalisation permanente.
Aussi Jacques a-t-il raison de souligner l’équivocité que ne manque pas d’emporter son titre de “bonjour l’institution”, accompagné des signes diacritiques du questionnement (?) comme de l’exclamation (!). Un espoir de bienvenue marqué au coin de l’angoisse… C’est jamais gagné! Louis Aragon nous le rappelle:
Rien n'est jamais acquis à l'homme ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur
Et quand il croit
ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Comment en serait-il autrement? Tout chez l’humain n’est-il pas livré la Fortune?
Joseph ROUZEL, Assouan, Louxor, Montpellier. Avril 2015.
1
PSYCHASOC: L’Institut européen psychanalyse et travail social de Montpellier.
2
Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien
est un roman d’Alfred Jarry paru en 1911. On y suit les pérégrinations à travers Paris du Docteur Faustroll, pataphysicien, de son domestique Bosse-de-Nage, cynocéphale papion et de l’huissier de Justice René-Isidore Palmuphle venu saisir les biens de Faustroll. Dans le dernier chapitre, Faustroll entreprend le calcul de la surface de Dieu ! Véritable Bible du Collège de Pataphysique, mine de drôlerie et d’invention poétique, avouons que cela devient nettement moins drôle lorsqu’on à faire à un universitaire qui s’y croit. Ce que François Rabelais en son temps fit fort de ridiculiser.
3
Theodor Reik,
Le psychologue surpris
:
deviner et comprendre les processus inconscients
, Denoël, 2001.
4
Jacques Cabassut,
Le deficient mental et la psychanalyse
, Champ Social, 2005;
Petite grammaire lacanienne du collectif institutionnel
, Champ Social, 2013.
5
August Aichhorn,
Jeunes en souffrance
, Champ Social, 2000.