Ce texte est paru dans le n°2425 des ASH du 14 octobre 2005. Merci à l’auteur et à la rédaction des ASH de nous autoriser à passer en ligne ce texte pour qu’il circule auprès du plus grand nombre, seule façon de produire un espace de pensée vivant car collectif.
« Un enfant de mon groupe entreprend d’escalader des placards de trois mètres de haut pour attraper une couverture dont il envisage de se servir de parachute pour faire sauter un autre enfant de son groupe du premier étage du foyer »,
me dit un éducateur travaillant dans une maison d’enfants à caractère social.
« Rassurez-vous,
poursuit-il,
on a retrouvé la couverture au rez-de-chaussée sans les enfants qui ont finalement renoncé à ce projet pour […] faire des trous dans les plaques de polyester du plafond de la salle à manger avec des manches à balai. »
D’autres récits de même teneur nous sont rapportés, comme ce garçon qui urine systématiquement dans le récipient qui sert de réceptacle à la balayette des WC jusqu’à le faire déborder, ou encore cet autre qu’un éducateur retrouve en position fœtale sous un escalier après l’avoir cherché assez longuement… […] Les éducateurs expriment souvent leur désarroi face à ces comportements qu’ils s’efforcent de contenir tant bien que mal sans parvenir à les comprendre.
La « pensée du faire »,
qui associe la pensée fondée sur l’expérience des éducateurs les plus aguerris et la pensée inventive que chacun est capable de développer, peut, dans les écoles comme sur les terrains de l’action sociale et médico-sociale, servir de référentiel théorique et méthodologique pour penser et conduire l’acte éducatif, sujet passionnant et qui passionne, y compris dans les colonnes des
ASH
(2). Ce concept est redevable aux travaux de Gérard Mendel (1), disparu le 14 octobre 2004, à l’âge de 74 ans. Son décès est passé relativement inaperçu, ce premier anniversaire de sa mort est l’occasion de mieux faire connaître un des axes de ses multiples travaux :
« l’actepouvoir »
- en un seul mot ainsi que Mendel l’avait conçu […].
En s’appuyant sur les travaux de Winnicott, Mendel développe une étude approfondie du sujet engagé dans l’
« acte »,
terme qu’il différencie radicalement du terme
« action ».
Dans l’introduction de
L’acte est une aventure,
il écrit :
« Ce livre traite d’un
trou noir
qui a pris place au cœur de notre culture depuis son origine. Il s’attache à étudier un phénomène omniprésent dans notre quotidien et sans lequel nous ne pourrions survivre, mais qui a disparu de la réflexion intellectuelle depuis plus de vingt-cinq siècles. Le concept d’action a absorbé le phénomène de l’acte au point que les deux termes sont devenus amalgamés, interchangeables – mais toujours dans le sens d’action. »
[…] Pour Mendel, l’
« action »
concerne les notions, les concepts, la réflexion intellectuelle avant l’acte et après lui. Le
« pré-acte »,
c’est le temps de l’avant-acte, qui se déroule dans la tête, sans contact direct avec la réalité. On retrouve dans le
« pré-acte »
des notions telles que le désir, la motivation, l’intention, la visée, le sens, la délibération, le projet, la préparation, le plan d’action, la programmation, l’initiative, la décision, la volonté. Le
« post-acte »
concerne le récit, l’interprétation, la construction historique de l’événement, l’évaluation, le retour d’expérience.
L’
« acte »
, quant à lui, est la rencontre du sujet porteur de son projet d’action avec la réalité. […] Mais pour qu’il y ait
« acte »,
il ne suffit pas qu’un sujet soit confronté à la réalité, il est nécessaire que le sujet aborde la réalité avec un projet d’action qui soit conscient. Pour qu’il y ait
« acte »,
le sujet doit rencontrer une réalité hors de soi qui lui résiste. […]
Lorsque le sujet a peu de pouvoir sur son acte, il peut éprouver du déplaisir, de la souffrance, de la démotivation, un sentiment d’irresponsabilité. A l’inverse, permettre aux professionnels de dire ce qu’ils pensent sur ce que qu’ils font les amène à avoir plus de pouvoir sur l’
« acte »,
d’où l’augmentation du plaisir, de l’intérêt, de la motivation, et le développement du sens de la responsabilité.
Cette approche de l’acte m’intéresse dans la mesure où le travail de l’éducateur se situe dans l’« ici et maintenant » […]. L’éducateur construit des projets d’action éducative (pré-acte) puis il va faire un travail de reprise de ce qui s’est passé, analyse des pratiques, évaluation (post-acte).
C’est le niveau même de l’acte, la confrontation à la réalité, qui doit être étudié.
Une caractéristique majeure de l’éducation spécialisée est que la part du réel dans la réalité de l’activité éducative est incompressible. Le réel auquel se confronte immanquablement le travail éducatif résiste à la maîtrise et à l’effort de symbolisation. Il nécessite d’inventer, de penser, d’imaginer en permanence des réponses cliniques avec les autres professionnels. Le secteur social et médico-social semble évoluer actuellement vers la taylorisation des tâches des travailleurs sociaux : quelle ineptie lorsqu’on sait que le travail éducatif nécessite la mobilisation de la subjectivité des éducateurs et des ajustements constants de leurs activités en fonction des désirs, des besoins et des demandes des personnes dont ils s’occupent !
Mendel différencie deux formes de pensée. En premier lieu, la
pensée du cogito
, rationnelle-théorique, est la pensée de l’action mise en forme dans le pré-acte et que le sujet maintient durant l’acte en tant que projet. Elle est consciente, intentionnelle, verbale, discursive. C’est une forme de pensée socialement reconnue, valorisée. Verbalisée et formalisée, elle peut se transmettre et s’imposer par le discours des sciences sociales, avec des hypothèses qui deviennent des quasi-certitudes au détriment d’une seconde forme de pensée qui est pourtant celle des travailleurs sociaux mais que nous avons beaucoup de difficultés à exprimer : c’est la
pensée du faire
. Celle-ci affronte directement la réalité et ses inconnues. Elle se décline selon deux composantes. D’une part, la
pensée du savoir-faire
, le talent, l’acquisition d’une technique, d’une méthodologie de travail, tout ce que nous apprenons par l’expérience, cette pensée du savoir-faire se constitue à la faveur d’actes anciens qui sont intégrés. On s’y prendra de telle ou telle façon plus tard en fonction des expériences passées…([…] c’est l’acquisition de ce type de pensée que tentent d’évaluer les jurys de validation des acquis de l’expérience). D’autre part, la
pensée inventive
consiste à
« inventer pour des situations compliquées et inédites, des solutions originales qui vont permettre de traiter le problème d’une manière élégante. »
(3) C’est la pensée
mètis
de la culture grecque […]. Cette intelligence rusée s’est exprimée dans des domaines très divers : la guerre, la pêche, la chasse, le tissage, la fabrication d’objets […], la navigation, la médecine, […], le politique… L’éducateur peut s’inspirer de cette forme d’intelligence pratique et rusée de la Grèce antique. Voici la définition que je souhaite retenir :
« La mètis est une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. »
(4)
L’éducateur doit pouvoir intégrer ces aspects afin de parvenir à ses fins. Il doit pouvoir tisser son intervention éducative autour de l’orbe qu’il circonscrit. Dans la conclusion de
l’ouvrage
, l’auteur explique que la
mètis
ne peut pas pleinement s’exercer sans combiner la souplesse du lien avec la puissance du cercle, le filet ondoyant est la figure de la
mètis
la plus parfaite:
« C’est dans le geste du vannier tressant la corbeille que s’énonce le plus clairement la complicité du lien et du cercle […]. Les vanniers font en tressant avancer la corbeille en cercle et, au lieu d’aller du début à la fin comme en d’autres ouvrages, ils reviennent au début en terminant […]. Le mouvement du vannier se développe selon un tracé parfaitement circulaire qui mène l’osier tordu sans jamais rencontrer d’autres limites que son point de départ. »
L’homme à
mètis
présente deux caractéristiques d’intelligence pratique et rusée dont l’éducateur peut s’inspirer : l’
agchinoia
(la pénétration d’esprit)
et l’
eustochia
(la sûreté du coup d’œil)
.
Il s’agit de se montrer agile d’esprit et prompt dans la rapidité de l’action, l’accent est mis sur la vivacité et l’acuité de l’esprit dans une situation nouvelle.
« La pensée du faire
» chez Mendel est donc composée de ces deux composantes :
« la pensée du savoir-faire prolongée par l’expérience et la pensée inventive »
dont il est question ici.
L’éducateur est en permanence confronté dans l’acte éducatif à l’épreuve de la réalité, à la sanction du réel, à la réaction des enfants, adolescents ou adultes, toujours inattendue. Il doit pouvoir […] mettre en œuvre des réponses adaptées au contexte, aux personnes, à l’organisation. Dans une relation éducative, il n’y a que des situations nouvelles. L’intelligence pratique et rusée implique une aptitude à atteindre le but projeté,
« avoir l’œil sûr, viser juste »,
rapidité et justesse
représentent les caractères spécifiques de la
mètis
.
La réussite du travail éducatif doit plus au coup d’œil et à la vivacité de l’esprit qu’à un savoir imperturbable. Les méthodologies rigides ne conviennent pas en éducation spécialisée, l’éducateur doit conserver «
le pouvoir sur ses actes »
, car c’est par ce levier qu’il pourra modifier une partie de la réalité au sein de laquelle se réalise son acte éducatif.
Chaque acte éducatif est une aventure qu’il est souhaitable de partager avec les pairs afin d’enrichir en permanence la culture du métier. C’est par
« le pouvoir sur l’acte »
éducatif que peut se déployer
« le pouvoir de l’acte »
qui peut intervenir sur la réalité et introduire des effets de changements. C’est à ce niveau que le pouvoir de l’éducateur s’exerce : pouvoir sur l’acte plutôt que pouvoir des uns sur les autres. »
(1) Psychiatre et psychanalyste, Gérard Mendel était devenu depuis plus de vingt ans un praticien de l’intervention psychosociologique de terrain faisant référence au courant de la sociopsychanalyse dont il était le fondateur. Il a contribué à faire connaître en France D.W. Winnicott et écrit une vingtaine de livres dont
L’acte est une aventure, du sujet métaphysique au sujet de l’actepouvoir -
Editions La Découverte, 1998.
(2) Voir notamment le tribunes libres de Joseph Rouzel et Jean-Marie Vauchez, respectivement dans les ASH n° 2418 du 26-08-05, p. 35 et n° 2422 du 23-09-05, p. 35.
(3) Gérard Mendel,
Vocabulaire de psychosociologie, Références et positions,
sous la direction de J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Lévy, article « Acte » page 29, Erès, 2002.
(4)
Détienne M. et Vernant J.P.,
Les ruses de l’intelligence, la mètis des grecs,
Flammarion, nouvelle bibliothèque scientifique dirigée par Fernand Braudel, Paris, 1974, pages 9 et 10.