L’atelier de Pierrot
Trois dimanches par mois, Pierrot vient en résidence dans notre lieu de vie.
C’est un artiste des temps modernes, le copain du copain d’un copain, qui n’aurait même pas rencontré Jésus de Morteau. C’est une sorte de météorite insondable et extra-terrestre qui a atterri chez nous. Normalement pour une nuit par semaine pour faire avec les enfants, un atelier basé sur la récupération d’objets et leurs détournements ! C’est le contrat que j’ai passé avec lui et l’on verra que cela n’est pas toujours aussi simple que cela.
Les vrais artistes, les irraisonnables sont difficilement en harmonie avec ceux qu’ils considèrent d’un air méfiant, comme des beaux-parleurs normopathes ou des financeurs de pacotille et je me suis senti convoqué dans ce rôle-là, dans un premier temps de lune de fiel… Ils aiment le faire savoir à coup de messages qu’ils croient parfois subliminaux, mais qui ne le sont en fait que pour leurs esprits vagabonds et transgressifs à plaisir.
Pierrot il fait partie de ceux-là, iconoclaste mal entendant des règles éducatives les plus primaires et de la vie en société en général. Il vagabonde chez nous du dimanche matin onze heures jusqu’à ce qu’il décide de partir. Normalement, le contrat c’est le lundi matin mais il reste parfois toute la semaine en prétextant si besoin, un hypothétique travail qu’il aimerait bien achever à titre gratuit. Difficile pour le directeur que je suis aussi de ne pas entendre un tel message ! Le budget me rattrape avec ses deux petits bras malins !
Quand il reste et c’est très souvent le cas, on sent rapidement qu’il se joue autre chose derrière cette présence énigmative !
Pierrot c’est notre artiste, il a la légitimité pour l’être, et c’est ce qu’on lui demande. Être lui-même, dans la plus grande des naturalités. Et à ce niveau rien ne l’arrête, il respecte ce contrat tacite à la lettre et aucun obstacle ne lui résiste, même pas ceux de la normalité….
Il butine le jour comme un nouveau-né, s’affole d’un papillon qui est entré dans son sac de couchage, car il campe chez nous, refusant toutes les commodités de notre chambre de permanent. Il couche en général sur le canapé du salon.
Il part souvent dans des discours qui lui paraissent fumants mais qui derrière certains artifices verbaux pour celui qui y prêterait attention, peuvent se révéler des plus pertinents ou les plus anodins au-delà des bégaiements qui étayent souvent ces propos. En général, quand il parle à un adulte, il faut un décodeur, mais avec les enfants que Nenni ! Il parle le langage de la tribu…
Pierrot il évolue dans la stratosphère, dans l’intergalactique et c’est là en apesanteur, qu’il rejoint le monde des enfants ! C’est un adulte pas comme les autres, une sorte de grand enfant pas terminé pour qui le temps semble être arrêté et d’une importance secondaire. Il ne travaille pas à la sécurité sociale, il ne se comporte pas comme un salarié, il n’a pas de montre, il s’arrête quand il est au bout de ce qu’il croit pouvoir faire sur le moment avec les enfants et s’il faut deux jours supplémentaires, puisqu’il est bien dans son trip, il reste…. Il semble n’avoir aucune notion du temps et de l’argent et par ces temps de crise, cela peut impressionner !
Voilà un premier point de butée avec les salariés. Pas facile d’accepter un tel intervenant ! Sans parler du fait qu’il ne regarde pas la montre qu’il n’a pas, il ne semble vouloir respecter aucun horaire du LDV. Ce qui a le don de compliquer les affaires des permanents présents qui doivent régler toutes les contingences d’une vie pas si ordinaire dans le paradoxe Winnicottien d’une famille non famille avec des enfants aux carences éducatives et affectives précoces.
Et ses enfants quand ils sentent une faille dans le dispositif, ils s’y engouffrent et en jouent car ce sont de véritables professionnels du conflit. Cela devient souvent plus compliqué car cela vient biaiser les codes, règles et coutumes relationnels mis en place au prix parfois de sacrifices de chaque côté, insoupçonnés depuis le début de la prise en soin d’un enfant par un adulte étranger. Nous sommes tous les étrangers de la singularité, aurait pu dire un pote à moi, qui s’appelle Albert CAM, gardien de but resté fixé au stade Bonnal, un soir de licenciement, sans stade oral. (Celle-là c’est pour les initiés !)
Remettre en cause, même à minima, ses convictions éducatives pour céder à la simplicité compliquée d’un artiste, cela demande parfois beaucoup d’abnégation, d’imagination et de goût de se risquer à l’imprévisible. Tout le monde n’est pas prêt à l’accepter ! Et je m’emploie de temps en temps à faire le tampon entre les uns et les autres. Il n’y a jamais rien de bien méchant mais des réglages à faire, du recadrage et des explications à donner sur la fonction de chacun et ce que j’attends du groupe d’adultes, juste un petit vaccin de rappel de notre projet initial commun.
Le collectif est à ce prix et même s’il n’a rien d’un éducateur et que ce n’est surtout pas ce que je lui demande, car dans ce rôle, je ne l’embaucherais pas, je trouve que malgré ses attaques du cadre, notamment aux niveaux des horaires, sa présence apporte un plus à la notion d’ambiance que j’ai envie de donner à notre Lieu de vie. Je sais après avoir lu Oury, et rencontré Marc Ledoux de la clinique de La Borde que cette notion d’ambiance est hyper importante pour nous aider à construire un lieu où il fait bon vivre et travailler comme nous le disait Jean Cartry, il y a quelques temps. L’alchimie clinique passe par l’ambiance et tout lieu qui se veut être soignant doit travailler cette dimension qu’est l’ambiance, c’est un truc parfaitement inacceptable pour bon nombre de nouveaux manager du travail social, mais travailler sur le seul cadre n’aura jamais les effets souhaité voire plutôt entrainera plutôt en retour de la sidération ou de la violence. C’est parfois le cas dans certaines institutions qui ont oublié de penser (panser) ou repanser leur méthode d’accueil.
Je me souviens un jour avoir visité un hôpital de jour du côté de Chalon, où mon hôte me présentait les locaux en me signifiant à chaque fois, dans chaque pièce, que l’endroit était thérapeutique ! Dans la salle miteuse de réfectoire par exemple, ils prenaient des repas thérapeutiques, une salle de bain aux murs suintants avec une baignoire pourrie, était là pour des bains thérapeutiques, un vieux poney dans le parc pour de l’équithérapie !
Quand je suis parti, je me suis dit et nous alors, quand on mange une bonne côte de bœuf autour du barbecue ou une poignée de merguez grillées sur un feu de camp, on en fait pas tout un plat thérapeutique ! On se régale, rigole, chante, raconte des histoires sans rien rechercher de particulier sinon cette notion d’ambiance….
Philippe Bichon, psychiatre à La Borde, m’interrogeait gentiment en mai dernier lors de mon intervention dans un colloque autour de la psychothérapie institutionnelle à St Martin de Vignogoul sur cette forme d’obsession que j’avais à dire que dans notre LDV, on ne recherchait pas le thérapeutique à tout prix, voire à n’importe quel prix. Je me souviens lui avoir répondu que trop d’établissements en faisaient leur carte de visite et que cela n’était pas notre cas et qu’au bout du compte s’il advenait du thérapeutique par hasard, dans nos actes éducatifs, c’était tant mieux ! Sur le coup, je ne me suis pas souvenu de cette phrase de Dubuffet au sujet de l’art brut et qui pourrait tout aussi bien s’appliquer au thérapeutique « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a fait pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. »
Pour moi Pierrot s’inscrit dans ce décalage, il ne fait rien de thérapeutique et il ne voudrait surtout pas en faire, tellement il méprise notre dialectique pseudo intellectuelle mais au bout du compte, ce qu’il fait est thérapeutique et tant qu’il l’ignorera, ce sera le cas. Pourvu qu’il ne lise pas ces lignes…. De toutes façons, ce n’est pas moi qui vais le faire changer et ce n’est en rien mon objectif, j’ai besoin de cette adulte innocence qui plaît tellement aux enfants !
Quand on prend le temps de s’intéresser à ce qu’il peut faire notamment avec un jeune diagnostiqué par son psychiatre comme psychotique à tendance schizophrène et au comportement la plupart du temps antisocial, il faut avoir du respect pour sa façon d’imaginer son univers artistique. Avec ce jeune, il a commencé pendant quelques séances par le laisser démonter et déboulonner, toutes sortes de pièces mécaniques, sans soucis de rendement ou d’esthétisme, dans un fatras innommable, pour l’amener petit à petit à un travail de reconstruction et d’élaboration mentale vers la création de petits objets simples mais parlants. Ses premières œuvres qu’il m’ait été donné de voir étaient deux personnages aux corps et visages déformés, fabriqués pour l’essentiel avec des bouteilles en plastique torturées à l’aide d’un chalumeau et réalisées parait-il dans une effervescence tumultueuse remplie d’injures sexuelles en direction des femmes…. Le jeune homme de 14 ans aillant passé plusieurs heures sur ces créations dans une implication extrêmement étonnante pour ce que l’on connait habituellement de sa patience et de ses capacités de concentration ! Je dis bravo l’artiste !
Dans son atelier, c’est impressionnant de bordel, personnel de ménage ou technicien de surface agrémenté, s’abstenir sous peine de syncope et donc d’accident du travail ! Pensez à vos employeurs !
Pierrot, c’est un aventurier, il ramène aux hasards de ses voyages dans toutes les déchetteries qui se trouvent sur sa route, toute sorte d’objets, de boulons, de pièces mécaniques, de tôles, de pièces électroniques, d’intérieurs d’ordinateurs…. Chaque fois qu’il revient, il décharge du matériel de son camion, ça aussi cela peut faire peur aux collègues et à moi-même ! Il entasse partout et parfois à l’extérieur de son atelier, ce qui est plus compliqué à gérer, car les déchets envahissent parfois le lieu tout entier et aussi ses extérieurs ! Pinces qui traînent dans l’herbe, boîte à outils vidée, marteaux vagabonds et voyageurs…. Et quand on sait ce qu’ils sont capables de faire avec un marteau…
Avec un marteau, ils casseraient la lune, je les en crois capable car ils se battent parfois même avec le vent me rapportait un soir Floris tout dépité… Il y a parfois de la poésie dans les psychoses, et il faut accepter de vivre avec pour savoir quelle est la musique de cette poésie si particulière !
Mais quand on voit ce que Pierrot est en capacité de faire avec ces déchets et les enfants, il y a de quoi lui laisser un peu de marge de manœuvres, au-delà de nos soucis de rangement et de propreté ! A partir de déchets et la métaphore est puissante, surtout avec le public d’enfants et d’adolescents que nous lui confions, ils créent de véritables œuvres d’art, belles et causantes. Il y a du sublime dans ce qu’il transmet aux enfants, il arrive à les transporter dans un monde imaginaire en proie à une fiction contemporaine où le réel touche à sa destruction par les déchets qu’il produit et eux en sauveur de leur humanité, ils reconstruisent du beau et du vendable ! Incroyable magie de l’art !
À travers cette tentative d’acte de réparation se pose la question de l’échec aurait pu me dire Fustier pour m’embarrasser à nouveau, s’il m’avait appelé comme il le fait deux fois par an en vérité ! C’est tout l’enjeu d’un travail sur la carence….
Les jeunes, eux n’ont que faire de la carence et se laissent sans réticence embarquer dans cet imaginaire qu’ils s’approprient ensuite pour en faire une partie d’eux-mêmes et devenir sans complexe des artistes en puissance. Quelle n’est pas leur fierté de transformer du jetable, du consommé, de l’inutile, en pièces qui se vendront sans doute lors d’une future expo en monnaie sonnante et trébuchante. Dans leurs yeux, je vois parfois des planches à billets je ne sais pas si c’est bien mais je vois qu’à leurs airs radieux, ils se projettent dans un ailleurs beaucoup plus subtil que la réalité de leurs histoires personnelles. Je ne sais pas si c’est thérapeutique n’en déplaise à mon cher Philippe Bichon. J’ai la sensation que cela leur donne, une importance suffisamment bonne sur le moment et qui perdure souvent de façon résiduelle encore quelques jours après, voire des semaines plus tard si l’on se donne les moyens de réactiver cela dans leurs mémoires. Je crois que cela n’est déjà pas si mal pour débuter le chantier de réparation narcissique qui est le nôtre, c’est-à-dire pour faire simple, une sorte de ravalement de la façade du moi à peu de frais !
Cet atelier, c’est de l’or en barre, me disait l’alchimiste que je voudrais visionnaire de mon surmoi ébouriffé, comme la tête à Pierrot. Il ne me reste qu’à continuer de convaincre mes collègues de la pertinence de cet atelier en trouvant les moyens de cadrer avec habilité mon nouvel ami Pierrot sans l’empêcher dans son extraordinaire originalité. Il est tellement mignon ce type dans sa simplicité créative et parfois tellement chiant dans la liberté qu’il revendique à l’insu d’un collectif qui se voudrait cohérent et solide. Mais la cohérence, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé et parfois je pense qu’il serait bon qu’il s’y intéresse un peu plus car il a beau se revendiquer comme un artiste libre, il a aujourd’hui intégré un collectif qui a des comptes à rendre à des financeurs quelques fois moins humoristiques que leurs grilles d’évaluations !
Pierrot il y a des moments, je me dis qu’il faudrait bien qu’il décode, par exemple ce que représente vraiment sa présence dans notre projet d’établissement, quel est vraiment cet acte de résistance politique qui vient le soutenir et le porter dans son cheminement et son authenticité, mais ça c’est une autre histoire….. Que je vais tenter de continuer à contenir, sans la réduire, comme cette énigme du paradoxe si cher à Jean et à Donald, deux copains à Paul le musicien.
Eric Jacquot, responsable du lieu de vie "Le Bergeronnette".
Le 14 septembre 2012
Pierrot de la lune...
Laurence Lutton
vendredi 30 novembre 2012