L'éthique de la psychanalyse
Il s’agit de la première de deux conférences données par Lacan à la faculté universitaire Saint-Louis, à Bruxelles, le 9 mars 1960. Ce texte a été publié au printemps 1986 dans la revue de l’École Belge de Psychanalyse,
Psychoanalyse,
n° 4, pp. 163-187
,
numéro entièrement consacré à Jacques Lacan. (La première publication de l’une – ou des deux ? – conférence(s) fut donnée en 1982, dans
Quarto,
supplément belge à
La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne
, sous le seul titre référencé par J. Dor « La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite ? » soit celui donné par Lacan à sa deuxième conférence à Bruxelles ; cette publication interne n’a pu être trouvée).
Dans cette publication de la revue
Psychoanalyse,
le titre
«
I – À cette place, je souhaite qu’achève de se consumer ma vie… » n’est pas celui que Lacan avait lui-même proposé, ainsi qu’il est dit dans les dernières lignes de la présentation des deux conférences : « Lacan, fait inhabituel, avait rédigé la majeure partie du texte de ses deux interventions. Il les avait annoncées comme suit : – 1. Freud, concernant la morale, fait le poids correctement, – 2. La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite ? ». Nous laisserons cependant à la présentation du texte son titre tel que dans la publication, soit :
I.– À cette pl
a
ce, je souh
a
ite qu’
a
chève de se consumer m
a
vie…
Mesdames, Messieurs,
Quand Monsieur le chanoine Van Camp est venu me demander, avec les formes de courtoisie raffinée qui sont les siennes, de parler à l’université Saint-Louis à Bruxelles, de quelque chose qui serait en rapport avec mon enseignement, je ne trouvai, mon Dieu, rien de plus simple que de dire – nous étions alors en octobre – que je parlerai du sujet même que j’avais choisi pour cette année qui commençait alors, à savoir : l
’Éthique de la psychanalyse.
Je répète ici ces circonstances, ces conditions de choix, pour éviter, en somme, quelques malentendus.
Quand on vient entendre un psychanalyste, on s’attend à entendre, une fois de plus, un plaidoyer pour cette chose discutée, qu’est la psychanalyse ; ou encore, quelques aperçus sur ses vertus, qui sont évidemment, comme chacun sait, en principe, de l’ordre thérapeutique.
C’est précisément ce que je ne ferai pas ce soir et donc ce à quoi vous n’avez pas à vous attendre.
Je me trouve dans la position, donc difficile, de devoir vous mettre à peu près, au temps, au médium de ce j’ai choisi cette année de traiter pour un auditoire, mon Dieu, forcément, plus formé à cette discussion, à ce débat, à cette recherche que vous ne pouvez l’être, quel que soit l’attrait, l’attention que je vois marqués sur tous ces visages qui m’écoutent, puisque ceux qui me suivent, me suivent depuis, me suivent disons à peu près sept ou huit ans et que c’est donc quelque chose de précisément focalisé sur ce… thème, plutôt évité en général, des incidences éthiques de la psychanalyse, de la morale qu’elle peut suggérer, de la morale qu’elle présuppose, de la morale qu’elle conditionne – peut-être d’un pas en avant, grande audace, qu’elle nous permettrait de faire concernant le domaine moral.
À vrai dire, celui qui vous parle, est entré dans la psychanalyse assez tard pour, ma foi, comme tout un chacun de formé, d’éduqué, peut tenter de s’orienter dans le domaine de la question éthique, j’entends théoriquement. Aussi peut-être, mon Dieu, par quelques unes de ces expériences qu’on appelle… de jeunesse.
Mais enfin, il est déjà dans la psychanalyse depuis presque assez longtemps pour pouvoir dire qu’il aura passé bientôt la moitié de sa vie à écouter… des vies, qui se racontent, qui s’avouent. Il écoute. J’écoute.
De ces vies que donc depuis près de 4 septénaires j’écoute s’avouer devant moi, je ne suis rien pour peser le mérite. Et l’une des fins du silence qui constitue la règle de mon écoute, est justement de taire l’amour. Je ne trahirai donc pas leurs secrets triviaux et sans pareils.
Mais il est quelque chose dont je voudrais témoigner. À cette place, je souhaite qu’achève de se consumer ma vie. C’est ceci. C’est cette interrogation, si je puis dire innocente, et même ce scandale qui, je crois, restera palpitant après moi, comme un déchet, à la place que j’aurai occupée et qui se formule à peu près ainsi :
parmi ces hommes, ces voisins, bons ou incommodes, qui sont jetés dans cette affaire auxquels la tradition a donné des noms divers, dont celui d’existence est le dernier venu dans la philosophie, – dans cette affaire, dont nous dirons que ce qu’elle a de boiteux est bien ce qui reste le plus avéré, comment se fait-il que ces hommes, support tous et chacun d’un certain savoir ou supporté par lui, comment se fait-il que ces hommes s’abandonnent les uns les autres, en proie à la capture de ces mirages par quoi leur vie, gaspillant l’occasion laisse fuir son essence, par quoi leur passion est jouée, par quoi leur être, au meilleur cas, n’atteint qu’à ce peu de réalité qui ne s’affirme que de n’avoir jamais été déçu ?
Voilà ce que me donne mon expérience, la question que je lègue, en ce point, sur le sujet éthique.
Je rassemble ce qui fait, à moi, psychanalyste, en cette affaire, ma passion.
Oui, je le sais, selon la formule de Hegel, tout ce qui est réel est rationnel. Mais je suis de ceux qui pensent que la réciproque n’est pas à décrier, que tout ce qui est rationnel est réel.
Il n’y a qu’un petit malheur c’est que je vois la plupart de ceux qui sont pris entre l’un et l’autre, le rationnel et le réel – ils ignorent ce rassurant accord.
Irais-je à dire que c’est de la faute de ceux qui raisonnent !
Une des plus inquiétantes applications de cette fameuse réciproque c’est, que ce qu’enseignent les professeurs est réel et, comme tel, a des effets autant qu’aucun réel, des effets interminables, indéterminables voire… ! même si cet enseignement est faux.
Voilà sur quoi je m’interroge. Tant pis.
Accompagnant l’élan d’un de mes patients vers un peu de réel, avec lui je dérape sur ce que j’appellerai le credo de bêtises dont on ne sait si la psychologie contemporaine est le modèle ou la caricature, à savoir :
le moi, considéré comme fonction de synthèse à la fois et d’intégration ; la conscience, considérée comme l’achèvement de la vie et l’évolution comme voie de l’avènement de l’univers à la conscience – ((ainsi que))
l’application catégorique de ce postulat au développement psychologique de l’individu, à des notions comme celle de conduite appliquées de façon unitaire pour décomposer jusqu’à la niaiserie tout dramatisme de la vie humaine, pour camoufler ceci : que rien dans la vie concrète d’un seul individu ne permet de fonder l’idée qu’une telle finalité la conduise, qui la mènerait par les voies d’une conscience progressive de soi – que soutiendrait un développement naturel – à l’accord avec soi et au suffrage du monde d’où son bonheur dépend.
Non que je ne reconnaisse aucun efficace au fatras qui se concrétise, de successions collectives, d’expérimentations enfin correctives sous le chef de la psychologie moderne.
Il y a là des formes allégées de suggestion, si l’on peut dire, qui ne sont pas sans effet, qui peuvent trouver d’intéressantes applications dans la foi du conformisme, voire de l’exploitation sociale.
Le malheur c’est seulement que ce registre je le vois sans prise sur une impuissance qui ne fait que s’accroître à mesure que nous avons plus l’occasion de mettre en œuvre les dits effets.
Une impuissance toujours plus grande de l’homme à rejoindre son propre désir. Impuissance qui peut aller jusqu’à ce qu’il en perde le déclenchement charnel et que, celui-ci même en restant disponible, fait qu’il ne sait plus lui trouver son objet et ne rencontre plus que le malheur en sa recherche ; qu’il vit dans une angoisse qui rétrécit toujours plus ce qu’on pourrait appeler sa chance inventive.
Ce qui se passe ici dans les ténèbres a été par Freud subitement éclairé au niveau de la névrose. À cette irruption de la découverte dans le sous-sol, a correspondu l’avènement d’une vérité : le désir n’est pas chose simple. Il n’est ni élémentaire, ni animal, ni spécialement inférieur. Il est la résultante, la composition, le complexe de toute articulation dont le caractère décisif est ce que je me suis efforcé de démontrer, l’avant-dernier terme de ce que je dis là où je ne me tais point dans mon enseignement. Et il faudra bien qu’un moment je vous dise peut-être pourquoi je le fais.
Ce caractère décisif du désir n’est pas un aperçu dans le sondage qu’y a permis Freud, n’est pas seulement d’être plein de sens, n’est pas d’être archétype, n’est pas de représenter une extension de la psychologie dite compréhensive, n’est pas notamment ce que représenterait un retour à un naturalisme micro-macroscopique, – la conception ionienne de la connaissance –, n’est pas non plus de reproduire figurativement des expériences concrètes primaires comme une psychanalyse dite génétique de nos jours l’articule, arrivant à cette notion simpliste de confondre la progression d’où s’engendre le symptôme avec la régression du chemin thérapeutique pour aboutir à une sorte de rapport gigogne s’enveloppant soi-même autour d’une stéréotypie de frustration dans le rapport d’appui qui lie l’enfant à la mère.
Tout cela n’est que semblant et source d’erreurs. La caractéristique propre à l’intention freudienne où se situe ce désir en tant qu’il apparaît comme un objet nouveau pour la réflexion éthique, consiste en ceci : le propre de l’inconscient freudien est d’être traduisible et même là où il ne peut être traduit, c’est-à-dire à un certain point radical du symptôme, nommément du symptôme hystérique, comme étant de la nature de l’indéchiffré, donc du déchiffrable, c’est-à-dire de n’être représenté dans l’inconscient que de se prêter à la fonction de ce qui se traduit.
Ce qui se traduit, techniquement, c’est ce qu’on appelle le signifiant. C’est-à-dire un élément qui a ces deux propriétés, ces deux dimensions, d’être lié synchroniquement à une batterie d’autres éléments qui lui sont substituables ; d’autre part, d’être disponible pour un usage diachronique, c’est-à-dire la formation d’une chaîne, la constitution d’une chaîne signifiante. Voilà.
Il y a dans l’inconscient des choses signifiantes qui se répètent, qui courent constamment à l’insu du sujet. Quelque chose d’imaginé, ou de semblable à ce que je voyais tout à l’heure, en me rendant dans cette salle, à savoir ces bandes lumineuses publicitaires, que je voyais glisser au fronton de nos édifices.
Ce qui les rend intéressantes pour le clinicien c’est qu’elles trouvent, ces chaînes, à se faufiler dans des circonstances propices, dans ce qui est foncièrement de la même nature qu’elles, à savoir notre discours conscient au sens le plus large, à savoir, tout ce qu’il y a de rhétorique dans notre conduite, c’est-à-dire beaucoup plus que nous ne croyons. Et vous le voyez, je laisse ici de côté la dialectique.
Là-dessus vous allez me demander qu’est-ce c’est que ces éléments signifiants.
Je répondrai : l’exemple le plus pur du signifiant c’est la lettre, une lettre typographique. (Bruits divers) Une lettre cela ne veut rien dire. Pas forcément. Pensez aux lettres chinoises pour chacune desquelles vous trouvez au dictionnaire un éventail de sens qui n’a rien à envier à celui qui répond à nos mots. Qu’est-ce à dire ? Qu’entends-je en vous donnant cette réponse ? Pas ce qu’on peut croire. Puisque ceci veut dire que leur définition aux lettres chinoises tout autant que celles de nos mots, n’a de portée que d’une collection d’emplois et, qu’à strictement parler, aucun sens ne naît d’un jeu de lettres ou de mots qu’en tant qu’il se propose comme une modification de leur emploi déjà reçu.
Ceci implique que toute signification qu’il acquiert, ce jeu, participe des significations auxquelles il a déjà été lié, si étrangères entre elles que soient les réalités qui sont intéressées à cette réitération. Et ceci constitue la dimension que j’appelle de la métonymie, qui fait la poésie de tout réalisme.
Ceci implique, d’autre part, que toute signification nouvelle ne s’engendre que de la substitution d’un signifiant à un autre : dimension de la métaphore par où la réalité se ((perfore)) de poésie.
Voilà ce qui se passe au niveau de l’inconscient et ce qui fait qu’il est de la nature d’un discours. Si tant est que nous nous permettons de qualifier de discours, un certain usage des structures du langage.
La poésie déjà s’effectue-t-elle à ce niveau ? Tout nous le laisse entendre. Mais limitons-nous à ce que nous voyons. Ce sont des effets de rhétorique. La clinique le confirme qui nous les montre se faufilant dans le discours concret et dans tout ce qui se discerne de notre conduite comme marqué de l’empreinte du signifiant.
Voilà qui ramènera ceux d’entre vous qui sont assez avertis, aux origines même de la psychanalyse, autant que l’étude de la science des rêves, du lapsus, voire du mot d’esprit.
Voilà qui pour les autres, ceux qui en savent plus, les avertit du sens dans lequel se fait un effort de reprise de notre information.
Eh quoi ! N’avons-nous donc qu’à lire notre désir dans ces hiéroglyphes ?
Non. Reportez-vous au texte freudien sur les thèmes que je viens d’évoquer, rêves, lapsus, voire mots d’esprit, vous verrez que vous n’y verrez jamais le désir s’articulant en clair.
Le désir inconscient c’est ce que veut celui, cela, qui tient le discours inconscient, c’est ce pourquoi celui-là parle.
C’est dire qu’il n’est pas forcé, tout inconscient qu’il soit, de dire la vérité. Bien plus, le fait même qu’il parle lui rend possible le mensonge.
Le désir, lui, répond à l’intention vraie de ce discours. Que peut être l’intention d’un discours où le sujet, en tant qu’il parle est exclu de la conscience ?
Voilà qui va poser à la morale de l’intention droite, quelques problèmes inédits dont nos modernes exégètes ne sont pas encore avisés apparemment d’aborder le problème.
En tout cas, pas ce thomiste
qui à une date déjà ancienne n’a rien trouvé de mieux que de mesurer au principe de l’expérience pavlovienne la doctrine de Freud pour l’introduire dans la considération distinguée des catholiques.
En effet ainsi, recevant ainsi jusqu’à ce jour, chose curieuse, les témoignages d’une satisfaction égale de ceux qu’il daubait en somme, à savoir la faculté des lettres qui couronnait sa thèse, et de ceux dont on peut dire qu’il les trahissait, à savoir ses collègues psychanalystes.
J’ai trop d’estime pour les capacités présentes des auditeurs, littéraires et psychanalytiques, pour penser que cette satisfaction soit autre que celle d’un silence complice sur les difficultés que met vraiment en jeu la psychanalyse en morale.
L’amorce de la réflexion serait, semble-t-il, d’observer que peut-être c’est à mesure qu’un discours est plus privé d’intention qu’il peut se confondre avec une, avec la vérité, la présence même de la vérité dans le réel, sous une forme impénétrable.
Faut-il en conclure que c’est une vérité pour personne jusqu’à ce qu’elle soit déchiffrée ?
Devant ce désir dont la conscience n’a plus rien à faire qu’à le savoir inconnaissable autant que la chose en soi, mais reconnu tout de même pour être la structure de ce « pour soi » par excellence qu’est une chaîne de discours, qu’allons-nous penser ?
Ne vous semble-t-il pas de toute façon plus à portée de nous, j’entends, que notre tradition philosophique, de se conduire correctement vis-à-vis de cet extrême de l’intime, mais qui est en même temps internité exclue. ((Comme ceux qui)), sur cette terre de Belgique longtemps secouée du souffle des sectes mystiques, voire des hérésies, faisaient – non tant de choix politiques que d’hérésies religieuses – l’objet des partis pris, dont le secret entraînait dans leurs vies les effets propres d’une conversion avant que la persécution montrât qu’on y tenait plus qu’à cette vie.
J’approche ici une remarque que je ne crois pas déplacée de faire dans l’université devant qui je parle.
Sans doute est-ce un progrès qui se reflète dans la tolérance que constitue la coexistence de deux enseignements qui se séparent, d’être ou de n’être pas confessionnels.
J’aurais d’autant plus de mauvaise grâce à le contester que nous-mêmes en France nous avons pris, tout récemment, semblable voie.
Il me semble pourtant voir apparaître un résultat assez curieux dans cette séparation, en tant qu’elle aboutit à une sorte de mimétisme des pouvoirs qui s’y représentent.
Je dirais qu’une épître de saint Paul me paraît quant à moi – et le moins qu’on puisse dire est que je ne professe aucune appartenance confessionnelle – une épître de saint Paul me paraît aussi importante à commenter en morale qu’une autre de Sénèque.
De cette séparation résulte pourtant ce que j’appellerai une curieuse neutralité dont il me semble moins important de savoir au bénéfice de quel pouvoir elle joue, que d’être sûr qu’en tout cas elle ne joue pas au détriment de tous ceux dont ces pouvoirs s’assurent.
Il s’est répandu une sorte de division étrange dans le champ de la vérité.
Pour revenir à mes deux épîtres, je ne suis pas sûr que l’une et l’autre ne perdent l’essentiel de leur message à n’être pas commentées dans le même lieu.
Autrement dit, le domaine de la croyance ne me paraît pas, pour autant qu’il soit ainsi connoté, suffire à être exclu de l’examen de ceux qui s’attachent au savoir.
Pour ceux qui croient, d’ailleurs, c’est bien d’un savoir qu’il s’agit.
Quand saint Paul s’arrête pour nous dire : « Que dirais-je donc ? Que la loi est péché ? Que non pas. Toutefois je n’ai eu connaissance du péché que par la loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de la convoitise, si la loi n’avait dit : « Tu ne convoiteras point ». Mais le péché trouvant l’occasion a produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au précepte. Car sans la loi, le péché est sans vie. Or moi j’étais vivant jadis sans la loi. Mais quand le précepte est venu, le péché a repris vie alors que moi j’ai trouvé la mort. Et pour moi le précepte qui devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car le péché, trouvant l’occasion, m’a séduit grâce au précepte et par lui m’a donné la mort. »
Il me semble qu’il n’est pas possible, à quiconque, croyant ou incroyant, de ne pas se trouver sommé de répondre à ce qu’un tel texte comporte de message articulé sur un mécanisme d’ailleurs parfaitement vivant, sensible, tangible pour un psychanalyste ; et, à vrai dire, je n’ai eu dans un de mes séminaires qu’à embrancher directement sur ce texte pour qu’il ait fallu juste le temps de l’audition musicale, ce demi temps qui fait passer la musique à un autre mode sensible, pour que mes élèves s’aperçoivent que ce n’était plus moi qui parlait.
Mais de toute façon, le choc qu’ils ont reçu de la chanson de cette musique, me prouva que, d’où qu’ils vinssent, cela ne leur avait jamais fait entendre – au niveau où je l’amenais de leur pratique –, le sens de ce texte.
Il y a donc une certaine façon dont la science se débarrasse d’un champ dont on ne voit pas pourquoi elle allégerait si facilement sa charge et, je dirais de même, qu’il arrive à mon gré un peu trop souvent depuis quelque temps, que la foi laisse à la science le soin de résoudre les problèmes quand les questions se traduisent en une souffrance un peu trop difficile à manier.
Je ne suis certes pas pour me plaindre que des ecclésiastiques renvoient leurs ouailles à la psychanalyse. Ils font certes là fort bien.
Ce qui me heurte un peu, c’est qu’ils le fassent, me semble-t-il, sous la rubrique, l’accent, qu’il s’agit là de malades qui pourront donc trouver sans doute quelque bien, fût-ce à une source disons mauvaise.
Si je blesse ici quelques bonnes volontés, j’espère tout de même au jour du jugement que je serai pardonné du fait que, du même coup, j’aurai incité cette bonté à rentrer en elle-même, à savoir, sur les principes d’un certain non-vouloir.
Chacun sait que Freud était un grossier matérialiste. D’où vient alors qu’il n’ait pas su résoudre le problème pourtant si facile de l’instance morale par le recours classique de l’utilitarisme ? Habitude, en somme, dans la conduite, recommandable pour le bien-être du groupe. C’est si simple. Et en plus c’est vrai. L’attrait de l’utilité est irrésistible. Tellement qu’on voit des gens se damner pour le plaisir de donner leur commodité à ceux dont ils se sont mis en tête qu’ils ne pourraient vivre sans leur secours. C’est là sans doute un des phénomènes les plus curieux de la sociabilité humaine. Mais l’essentiel est dans le fait que l’objet utile pousse incroyablement à l’idée de le faire partager au plus grand nombre. Parce que c’est vraiment le besoin du plus grand nombre comme tel qui en a donné l’idée.
Il n’y a qu’une chose, c’est que quel que soit le bienfait de l’utilité et l’extension de son règne, ceci n’a strictement rien à faire avec la morale, qui consiste, comme Freud l’a vu, articulé et n’en a jamais varié – au contraire de bien des moralistes classiques, voire traditionalistes, voire socialistes –, qui consiste primordialement dans la frustration d’une jouissance posée en loi apparemment avide.
Sans doute l’origine de cette loi primordiale, Freud prétend la retrouver, selon une méthode goethéenne, d’après les traces qui restent sensibles d’événements critiques.
Mais ne vous y trompez pas. Ici le schéma évolutionniste de l’ontogenèse reproduisant la phylogenèse n’est qu’un mot clef utilisé à des fins de conviction omnibus.
C’est « l’onto » qui est ici en trompe l’œil, car il n’est pas l’étant de l’individu, mais le rapport du sujet à l’être si ce rapport est de discours.
Et le passé du discours concret de la lignée humaine s’y retrouve pour autant qu’au cours de son histoire il est arrivé des choses qui ont modifié ce rapport du sujet à l’être.
Ainsi, comme une alternative à l’hérédité des caractères acquis qu’en certains passages Freud paraît admettre, c’est la tradition d’une condition qui fonde d’une certaine façon le sujet dans le discours. Et ici, nous ne pouvons manquer de remarquer, d’accentuer cette chose dont je suis étonné qu’aucune critique, qu’aucun commentateur de Freud n’ait laissé apparaître, dans son caractère massif, cette condition.
La préoccupation, la méditation de Freud autour de la fonction, du rôle, de la figure, du nom du Père, le marque comme entièrement articulable – ((comme)) toute sa référence éthique – autour de la tradition proprement judéo-chrétienne.
Lisez ce petit livre qui s’appelle
Moïse et le monothéisme
, ce livre sur lequel s’achève la méditation de Freud quelques mois avant sa mort ; ce livre qui le consumait, qui le préoccupait pourtant déjà depuis de longues années ; ce livre qui n’est que le terme et l’achèvement de ce qui commence avec la fondation, la création du complexe d’Œdipe et se poursuit dans ce livre si mal compris, si mal critiqué qui s’appelle
Totem et Tabou
. Vous y verrez alors une figure qui apparaît concentrant sur elle l’amour et la haine. Figure magnifiée, figure magnifique marquée d’un style de cruauté active et subie.
On pourrait épiloguer longtemps sur les raisons personnelles, sur le groupe familial et l’expérience d’enfance qui ont induit Freud, fils du vieux Jacob Freud – patriarche prolifique et besogneux – et d’une petite fille de la race indestructible. On pourrait épiloguer longtemps sur ce qui a introduit Freud à cette image. L’important n’est pas de faire la psychologie de Freud sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Je la crois, quant à moi, cette psychologie, plus féminine qu’autre chose, comme j’en vois la trace dans cette extraordinaire exigence monogamique qui chez lui va le soumettre à cette dépendance qu’un de ses disciples, l’auteur de sa biographie, appelle «
uxorious
».
Freud dans la vie courante, je le vois très peu père. Il n’a vécu je crois le drame œdipien que sur le plan de la horde analytique. Et pour une mère, il était (comme dit, je crois, quelque part Dante) la Mère Intelligence et ce que nous avons appelé nous-mêmes (et dont je vous parlerai demain soir) la Chose freudienne qui tout d’abord est la Chose de Freud, à savoir ce qui est au centre du désir inconscient.
L’important c’est comment il a découvert cette Chose et d’où il part quand il la suit à la piste chez ses patients.
Cette fonction de l’objet phobique autour de quoi tourne la réflexion de
Totem et Tabou
, cette fonction qui le met sur la voie de la fonction du Père qui est de constituer un point tournant dans la préservation du désir, principe de sa toute puissance, toute puissance du désir et non pas, comme on l’écrit non sans inconvénient dans une tradition analytique, toute puissance de la pensée, principe corrélatif d’un interdit portant sur la mise à l’épreuve de ce désir.
Les deux principes croissent et décroissent ensemble, si leurs effets sont différents : la toute puissance du désir engendrant la crainte et la défense qui s’ensuit chez le sujet, l’interdiction chassant du sujet son énoncé – l’énoncé du désir – pour le faire passer à un autre, à cet inconscient qui ne sait rien de ce que supporte sa propre énonciation.
Ce Père n’interdit le désir avec efficace, c’est ce que nous enseigne
Totem et tabou
, que parce qu’il est mort et j’ajouterai : parce qu’il ne le sait pas lui-même, entendez qu’il est mort.
Tel est le mythe que Freud propose à l’homme moderne en tant que l’homme moderne est celui pour qui Dieu est mort, entendons que lui croit le savoir.
Pourquoi Freud s’engage-t-il en ce paradoxe ? Pour expliquer que le désir n’en sera que plus menaçant et donc l’interdiction plus nécessaire et plus dure : Dieu est mort, plus rien n’est permis.
Le déclin du complexe d’Œdipe est le deuil du Père, mais il se solde par une séquelle durable : l’identification qui s’appelle le Surmoi, le Père non-aimé devient l’identification qu’on accable de reproches en soi-même.
Voilà ce que Freud nous apporte, rejoignant par les mille filets de son témoignage, un mythe très ancien, celui qui de quelque chose de blessé, de perdu, de châtré dans un roi de mystère, fait dépendre la terre toute entière gâtée.
Il faut suivre dans le détail ce que représente cette pesée de la fonction du Père. Il faut ici introduire les distinctions les plus précises concernant ce que j’ai appelé son instance
(174)
symbolique, le Père comme lieu et siège de la loi articulée où se situe le déchet de déviation, de déficit, autour de quoi se spécifie la structure de la névrose. Et, d’autre part, l’incidence sur ce point de quelque chose que l’analyse contemporaine néglige constamment et qui pour Freud est partout sensible, partout vivant : cette incidence du Père réel, pour autant qu’en fonction de cette structure, cette incidence – même bonne, même bénéfique – peut entraîner, déterminer des effets ravageants, maléfiques. Nous entrons dans tout un détail de l’articulation clinique où je ne puis pas, ne serait-ce que pour des raisons d’heure, m’engager, ni vous entraîner plus loin. Qu’il vous suffise de savoir que, s’il est quelque chose qui par Freud est promu au premier plan de l’expérience morale, c’est quelque chose qui nous montre le drame qui se joue à une certaine place qu’il nous faut bien appeler (quelle que soit la dénégation motivée de Freud concernant tout penchant personnel à ce qu’on appelle le sentiment religieux) la religiosité – qui est tout de même la place où s’articule comme telle une expérience dont c’est certes le cadet des soucis de Freud que de la qualifier religieuse puisqu’il tend à l’universaliser, mais que pourtant il articule dans les termes mêmes où l’expérience religieuse proprement judéo-chrétienne l’a, elle-même, historiquement développée et articulée.
Le monothéisme intéresse Freud en quel sens ? Il sait certes aussi bien que tel de ses disciples que les dieux sont innombrables et mouvants comme les figures du désir. Qu’ils en sont les métaphores vivantes. Mais non pas le seul Dieu. Et s’il va rechercher le prototype dans un modèle historique, le modèle visible du Soleil, de la première révolution religieuse égyptienne, d’Akhenaton, c’est pour rejoindre le modèle spirituel de sa propre tradition, le Dieu des dix commandements. Le premier, il semble ((l’)) adopter en faisant de Moïse un égyptien – pour répudier ce que j’appellerais la racine raciale du phénomène, la
Volkspsychologie
de la chose ; le deuxième, ((lui)) fait enfin articuler comme tel, dans son exposé, la primauté de l’invisible en tant qu’elle est la caractéristique de la promotion du lien paternel, fondé sur la foi et la loi.
La promotion du lien paternel sur le lien maternel, ((qui)), lui, est fondé sur la charnalité manifeste, ce sont les termes mêmes dont Freud se sert. La valeur sublimatoire, si je puis m’exprimer ainsi, de la fonction du Père est soulignée en propres termes en même temps qu’affleure la forme proprement verbale, voire poétique, de sa conséquence, puisque c’est à la tradition des prophètes qu’il remet la charge historique de faire progressivement affleurer au cours des âges, le retour d’un monothéisme refoulé comme tel par une tradition sacerdotale plus formaliste dans l’histoire d’Israël – préparant en somme en image et selon les écritures, la possibilité de la répétition de l’attentat contre le Père primordial dans (c’est toujours Freud qui écrit) le drame de la Rédemption où il devient patent.
Il me semble important de souligner ces traits essentiels de la doctrine freudienne, car auprès de ce que ceci représente de courage, d’attention, d’affrontement à la vraie question, il me paraît de peu d’importance de savoir ou de faire grief à Freud qu’il ne croie pas que Dieu existe ou même qu’il croie que Dieu n’existe pas.
Le drame dont il s’agit est articulé avec une valeur humaine universelle et ici Freud dépasse assurément par son ampleur le cadre de toute éthique, au moins de celles qui entendent ne pas procéder par les voies de l’imitation de Jésus-Christ.
La voie de Freud, dirais-je qu’elle procède à hauteur d’homme ? Je ne le dirais pas volontiers. Vous verrez peut-être demain où j’entends situer Freud par rapport à la tradition humaniste.
Au point où nous en sommes, je vois l’homme surdéterminé par un
Logos
qui est partout où est aussi son anankè sa nécessité. Ce
Logos
n’est pas une superstructure. Bien plus, il est plutôt une sous-structure puisqu’il soutient l’intention, qu’il articule en lui le manque de l’être et conditionne sa vie comme passion et sacrifice.
Non ! La réflexion de Freud n’est pas humaniste et rien ne permet de lui appliquer ce terme. Elle est pourtant tempérance et tempérament… humanitaire disons-le, malgré les mauvais relents de ce mot en notre temps. Mais chose curieuse, elle n’est pas progressiste. Elle ne fait nulle foi à un mouvement de liberté immanente, ni à la conscience, ni à la masse. Étrangement. Et c’est par quoi elle dépasse le milieu bourgeois de l’éthique contre lequel elle ne saurait d’ailleurs s’insurger, non plus que contre tout ce qui se passe à notre époque : étant comprise l’éthique qui règne à l’Est – éthique qui comme toute autre est une éthique de l’ordre moral et du service de l’État.
La pensée de Freud est démarquante. La douleur même lui paraît inutile. Le malaise de la civilisation lui paraît se résumer en ceci : tant de peine pour un résultat dont les structures terminales sont plutôt aggravantes. Les meilleurs sont ceux-là qui toujours plus exigent d’eux-mêmes. Qu’on laisse à la masse comme aussi bien à l’élite quelques moments de repos.
N’est-ce pas cela, au milieu de tant d’implacable dialectique, une palinodie dérisoire ? J’espère demain vous montrer que non.
La morale, comme la tradition antique nous l’enseigne, a trois niveaux : celui du souverain bien, celui de l’honnête et celui de l’utile.
La position de Freud au niveau du souverain bien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est que le plaisir n’est pas le souverain bien. Il n’est pas non plus ce que la morale refuse. Il indique que cela n’étant pas le bien, le bien n’existe pas et que le souverain bien ne saurait être représenté.
Le destin de Freud c’est que la psychanalyse ne peut plus se caractériser comme l’esquisse de l’honnêteté de notre temps.
Il est bien loin de Jung et de sa religiosité, qu’on est étonné de voir préférer dans des milieux catholiques, voire protestants, comme si la gnose païenne – voire une sorcellerie rustique – pouvaient renouveler les voies d’accès de l’Éternel.
Retenons que Freud est celui qui nous a apporté la notion que la culpabilité trouvait ses racines au niveau de l’inconscient, articulé sur un crime fondamental dont nul individuellement ne peut, ni n’a à répondre.
La raison, pourtant, est chez elle au plus profond de l’homme, dès lors que le désir est échelle de langage articulé, même s’il n’est pas articulable. Sans doute ici allez-vous m’arrêter. « Raison », qu’est-ce à dire : il y a logique là où il n’y a pas de négation ? Certes, Freud l’a dit et montré, il n’y a pas de négation dans l’inconscient. Mais il est aussi vrai, à une analyse rigoureuse, que c’est de l’inconscient que la négation provient, comme le met si joliment en français en valeur l’articulation « ne », de ce « ne » discordantiel qu’aucune nécessité de l’énoncé ne nécessite absolument : ce « je crains qu’il ne vienne », qui veut que je crains qu’il vienne, mais aussi bien qui implique jusqu’à quel point je le désire.
Freud assurément parle au cœur de ce nœud de vérité où le désir et sa règle se donnent la main, à ce « ça » où sa nature participe moins de l’étant de l’homme que de ce manque à être dont il porte la marque.
Cet accord de l’homme à une nature, qui mystérieusement s’oppose à elle-même, et où il voudrait qu’il trouve à se reposer de sa peine trouvant le temps mesuré de la raison : voilà, j’espère vous le montrer, ce que Freud nous indique sans pédantisme, sans esprit de réforme, et comme ouvert à une folie qui dépasse de loin ce qu’Érasme a sondé de ses racines.
9 mars 1960
Ces doubles parenthèses au nombre de 7 sur l’ensemble de ce texte sont présentes dans le document source sans plus d’explication : faut-il conjecturer qu’il s’agit de difficultés de transcription ? Nous les laissons en l’état.
. Note de la rédaction de
Psychoanalyse
: Lacan fait allusion à Dalbiez,
La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne,
Desclée de Brouwer, 1936.