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L’institution et la psychose : une relation nécessaire et (In)suffisamment bonne

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Charles Spitaleri

dimanche 14 mai 2006

Mon sujet s'intéresse à la psychose et plus précisément à la collusion qui semble se produire entre les différentes réalités que je nommerais et développerais ci-après.

Pour imager cette réflexion, prenons une collision entre deux véhicules ou un carambolage. Elle évoque, des forces opposées, le fracas, des destructions, des débris, des blessures et la mort humaine. La collision peut être frontale, latérale ou postérieure. Elle implique la recherche de responsabilités et de fautes à des fins de réparations, d'indemnisations des victimes et de sanctions. Certains facteurs ou causes s'origines soit dans les personnes actrices de la collision, soit dans l'environnement matériel ou humain hors de l'évènement. D'autres demeurent inconnue ou irrévélables. C'est alors que, face à l'impuissance suscitée par l'irreprésentable, la souffrance peut atteindre son acmé.

A moins que ?...

En effet, lorsque je débute mon travail, je me sens très vite heurté par la suffisance de certaines démarches éducatives. Les projets élaborés pour et avec les résidants ne semblent pas tenir suffisamment compte des limites psychoaffectives de ceux-ci. Comme si leurs angoisses sont déniées ou tout au plus renvoyée ailleurs… au médical, aux médicaments. Elles pourraient faire obstacle au mandat éducatif qui grosso modo pourrait se résumer en ces termes : « Dans trois ans nous aurons réussi ou pas à évaluer et peut-être orienter leurs avenir ». Ils (membres de l’équipe) semblent regarder les résidants un peu trop comme un « non-patient ». La dynamique des soins semble disparaître face à des enjeux « purement » éducatifs . Je reste convaincu toutefois que la dimension clinique ne peut être écartée de la sorte. Le regard et l’attitude professionnelle sont de nature à entendre l’Autre dans ses limites. Qui plus est lorsque ces limites sont induites par des troubles psychotiques graves.

Signalons, au passage, qu'au foyer des Pâquis, les résidants sont pour la majorité, qualifiés, si je puis dire, par un diagnostic psychopathologique. Le mandat éducatif doit donc intégrer dans ses vues, la clinique et une lecture suffisamment pertinente des symptômes. Or ce n'est pas toujours un défi relevable de par le manque de connaissances en psychologie mais aussi à cause d’une sorte de résistance à considérer la réalité métapsychologique des situations éducatives. Les phénomènes de transfert et de contre-transferts sont très peu analysés, voir le plus souvent déniées.

Nous verrons ci-après que ces résistances sont non seulement liées à des phénomènes psychiques personnels, mais aussi institutionnels. Et c’est autour de ces derniers que je souhaite orienter aussi cette réflexion.

Un exemple significatif :

Lors d’une supervision d’équipe, je propose de réfléchir sur le thème de la temporalité du résidant psychotique. De tenter de comprendre aux travers d’une situation comment la notion du temps peut être perçu dans la psychose, afin de mieux discerner la pertinence de nos mandats qui durent trois ans maximum. Cette réflexion nous aurait peut-être permis d’aller visiter dans nos représentations la psyché en état de psychose. Or, la réaction de l’ensemble des collègues s’y oppose avec force probablement face à l’appréhension suscitée : « Nous voulons du concret… Que faire lorsqu’une de nos résidantes ne se lève pas le matin ? Que faire face un discours délirant ? Nous n’avons pas le temps de nous attarder dans des discours psy !!!... » Que faire, que faire, que faire ? Le cri de l’impuissance envahit la séance de supervision. Le superviseur reste démuni avec son référentiel systémico-comportementale. Je vis alors une sorte de levée de boucliers contre ma personne et surtout contre la probable mobilisation d’un noyau psychotique que je suscite en chacun d’eux.

Mais peut-être ai-je commencé à ouvrir une porte vers l’ambiguïté ? Pas sûr !!...

Nous tenterons dans cet exposé, de dégager, à la lumière d’illustrations cliniques, quelques axes de compréhensions sur la dialectique engagée entre les situations des résidants psychotiques du foyer et l’éducateur. Dialectique qui nous conduira à explorer des contenus psychiques et sociaux de la situation.

Nous verrons que plusieurs axes de recherches et début d’hypothèses seront abordés, notamment :

Ø la question de la capacité d’endeuillement et l’autonomisation sociale.

Ø les effets paranoïaques de l’institution sur la relation avec le résidant qui présente des troubles psychotiques.

Ø la co’régression, une dynamique utile à la co’créativité éducative.

I. Le foyer des Pâquis

C’est un lieu d’hébergement extra-hospitalier, situé au centre ville de Genève. Il est destiné à accueillir des personnes souffrant de troubles psychiques. Le séjour est transitoire et limité dans le temps (trois ans maximum). Il est une structure du Secteur AI (Assurance Invalidité). Secteur rattaché administrativement et hiérarchiquement au Secrétariat Général des H.U.G des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG). L’encadrement est assuré par une équipe pluridisciplinaire formée de travailleurs sociaux (12) et d’infirmiers (2). Le personnel est présent 24h/24 et propose des prestations de socialisation et de réhabilitation dans le but d’aider le résidant à acquérir ou retrouver puis maintenir la plus grande autonomie et qualité de vie possible. Ils sont au bénéfice d'une rente invalidité. Leurs troubles psychiques à l'entrée doivent être stabilisés par un traitement pharmacologique et un accompagnement adapté. Le foyer collabore avec un réseau qui est constitué essentiellement d'un centre de consultation, des unités de soins psychiatriques et du CTB (Centre de Thérapies Brèves). Ces trois partenaires sont des services qui appartiennent aux HUG. Appartenance qui bien sûr influe sur les situations cliniques que nous décrirons.

Selon le manuel de management de la qualité, les buts officiels d'un séjour se résument comme suit:

I. L'évaluation des capacités des résidants dans les actes de la vie quotidienne;

II. Le développement de ces mêmes capacités à travers le projet socio-éducatif;

III. La stabilisation, voire une consolidation des acquis et le développement d'activités extérieur;

IV. L'élaboration d'un projet de sortie et la recherche d'un lieu de vie et l'accompagnement dans la réalisation de la sortie.

Dès l’entrée du résidant, un projet socio-éducatif individuel est établi avec lui. Les principaux supports de ce projet sont :

I. Les référents, au nombre de deux par résidant ;

II. Les entretiens individuels avec une fréquence minimale hebdomadaire ;

III. Les plannings individuels : programmes écrits hebdomadaires

IV. Les contrats d’engagement mutuel qui spécifient les objectifs à atteindre dans une période donnée ;

V. Les bilans d’évaluation : ce sont des synthèses écrites régulières (deux fois par an minimum), du suivi de la prise en charge.

II. Illustrations cliniques

II.1 Ana :

Est une jeune fille de 26 ans née à Genève d’origine andalouse. Lorsqu’elle a 5 ans, ses parents divorcent après 9 ans de vie commune. Etrangeté de la séparation, le mariage serait toujours valide en Espagne. Son père a reconstruit un couple à Séville et a deux enfants : Deux filles de 5 et 6 ans. Du côté paternel, une des tantes souffrent de troubles psychotiques et la grand-mère de troubles dépressifs. Dans la filiation maternelle, l’oncle d’Ana a un enfant de 20 ans souffrant de difficulté autistiques. Les grands-parents sont installés en Suisse depuis 1962. Le grand-père possède une boutique de confection à Genève, où Ana a travaillé quelques mois. Elle a interrompu sa scolarité à l’école de commerce sans obtenir de qualification (équivaut à un niveau CAP français). Ana a vécu toute son adolescence dans un appartement avec sa mère. Ses tentatives de vie seule sans sa mère ont avortées.

En 2000, elle a été placée dans un foyer pendant 6 mois, puis retourne chez sa mère. Et suite à une altercation violente avec celle-ci, elle est hospitalisée à l’hôpital psychiatrique sous le statut d’entrée non volontaire (équivalent genevois d’une hospitalisation d’office en France).

Avant son entrée définitive au foyer des Pâquis, Ana a du passer seize jours d’essais dont cinq nuits au foyer pour convaincre l’équipe éducative de la pertinence de son entrée. Ce qui est à peu près le double de temps qu’il n’en faut habituellement. Pendant cette période et durant tout son séjour, et ceux jusqu’à l’exclusion, survenue au bout d’un an environ, sa mère appel tous les jours le foyer « pour être rassurée » dit-elle, de l’état de sa fille.

Ana est une jeune femme qui intrigue. Elle est sensible et intelligente. Dans ses envolées de fureurs elle crie sa souffrance de manière pleine, entière et vraie. Souvent lorsque j'essaie d'écouter et de lire son discours délirant, je me trouve dans le blanc de la pensée. Rien ne vient, aucune image. Pourtant je la vie attachante. Ses yeux de feu noires semblent transpercer le mur du réel. Quelle force !? Comment l'accompagner et l'aider à soulager sa persécution ? Où est-elle ? De quelle endroit de sa personne parle-t-elle ?

Un collègue, comme c’est souvent le cas, se retire après quelques vains mots d’encouragement, soutenu par ses collègues, auprès d’un neuroleptique sédatif prévu à cet effet, face aux délires et aux cris qu’Ana tente d’expulser. Tant est grande l’horreur de la violence qui l’envahi et qui menace l’autre d’un passage à l’acte grave.

Les voix de son père, de son ex-ami et d'autres encore, qui « veulent me tuer » dit-elle, la harcèlent. Elle se bat, ne lâche pas le conflit. A croire que la tension, la lutte qu'elle vie passionnément lui donne une force qui chaque fois la blesse un peu plus mais aussi la soulève au-delà de son désespoir d'être.

« Mais vous, je vous aime bien Charles. Je ne sais pas pourquoi ? Peut-être parce que vous ressembler à mon cousin ? » Séduction narcissique (P-C Racamier) ? Probablement ! Le ballet des identifications et désidentifications s'emballe. Sorte de cœur à cœur « aimé-haï » qui exprime l'attraction illusoire d'un « unisson narcissique » (P-C Racamier), dont tout « l'effort pour rendre l'autre fou » (H.Searles) tente de s'opposer becs et ongles au processus de deuil originaire.

La problématique d’Ana évoque entre autre la question enfantine des origines, celle qui m’interpelle aussi. C'est pourquoi elle me parle et que je cherche à l'entendre. C'est sûrement ce genre de question que je me pose au sein du chant de la psychologie, pour accepter la nécessaire non réponse. Tenter de (dé) couvrir, voir de (ré) parer des objets internes endommagés par la violence des pulsions destructrices qui s'origine dans un avant être, ou de reconquérir des racines émotionnelles qui ont été coupées pendant l’enfance.

Il y a bien des ressemblances entre elle et moi. Nos origines sont sud-méditerranéennes, tous deux enfants d'immigrés avec la passion qui nous anime.

Elle mène le combat de « ces » origines qu'elles voudraient faire sienne, prise par la fascination d'une mère indistincte. Alors je sens comme un appel à une sorte de guidance, une demande ambivalente qu'elle me hurle du fond d'un je ne sais quoi : « Je ne suis pas folle moi... ces eux qui veulent me tuer...ils ne veulent pas que je vive...Je les entends, ce ne sont pas des voix...Ils sont là dans le poste radio...Les noirs (son dernier ami est de couleur noir) n'ont qu'a baiser avec des noirs et qu'ils me laissent retourner en Espagne ! » . Elle prend alors la voix d'une petite fille, se maquille, une fois, deux fois, rajoute des crèmes à outrance sur son visage légèrement bouffis par « ces médicaments qui me détruisent et font que je ne me sens plus ! » Ne perçoit-elle pas intuitivement, que le neuroleptique, comme le dit J.Hochmann 2 peut « lui interdire le délire...comme un anti-vomitif empêche de rejeter un poison » .

A ce propos H.Searles dénonce : « avec la recherche incessante pour trouver des médicaments spécifiques de plus en plus efficaces, mais inévitablement inhumains, nous nous éloignons de plus en plus de la possibilité d'accéder à ce pouvoir thérapeutique spécifique qui se trouve à l'intérieur de nous-mêmes et qui comporte des émotions intenses et très personnalisées » 3 .

Et c’est là, si j’ose dire, que le bas blesse !

Et puis, elle se regarde dans son petit miroir qu'elle sort de son sac à main rose. Qui voit-elle ? Une femme, laquelle ? Sa maman et ou elle ? Qui ou que cherche-t-elle ? Peut-être à ne pas disparaître. Cette image dans le miroir finalement m'apparaît comme le vestige d'un fantasme originaire de séduction. Une sorte de relation auto-érotique. Puis elle regarde son sein droit car « ce salop (son père) me frappe à cet endroit, il me fait mal » . Son sein est bien là, comme le signe d'une puberté avortée.

Nous apercevons ici comment les intrications de deux histoires différentes et ressemblantes sur certains points-clés nécessitent l’analyse du contre-transfert et du transfert. Nous développerons ce sujet plus loin.

Il semble donc que l'objet de l'éducatif, qui est de conduire le résidant vers une autonomisation socialement adaptée, pose la question des capacités d'endeuillement de celui-ci. Capacités qui mettent aussi en jeu, d'une certaine manière, celle de l'éducateur, dans son rôle de mère suffisamment bonne (Winnicott). L'autonomisation serait une cocréation entre le résidant et l'éducateur. Capacités mis en jeu dans la relation et « exploitable » dans les analyses transféro-contre-transférentielles.

Deuil des origines, transfert, contre-transfert sont autant de concept nécessaire à la mise au travail de la pensée pour rendre possible le jeu (Winnicott) dans l’espace transitionnel de la relation éducateur-résidant.

II.2 M.Arment :

Je m’installe devant une page blanche pour penser à M.Arment. Il me vient alors l’association d’idées suivante : M.Arment répète souvent avec des termes ritualisés les expressions suivantes : « je suis amnésique vous le savez bien » ; « la mémoire c’est trop dangereux » ; « ma mémoire est blanche » , comme la page encore vierge que j’ai sous les yeux.

Le contour qui délimite cette page me fait penser au corps de M.Arment, son regard, ses mots. Sorte de représentation d’une délimitation de l’espace psychique qui invite « au remplissage » , comme la page blanche. Qui y a t’il ou qui est-il derrière cette page blanche ? Ou plutôt, pourquoi M.Arment donne t’il à voir et à entendre cette sorte de vide ? Un danger ! Lequel ? Une douleur ! Comment la ressent-il ? En effet, lorsque je tente de susciter chez lui, lors d’un entretien, le rappel à des bons souvenirs il me répond : « je ne me suis jamais poser ce type de questions. Mais j’ai parfois des flashs, comme des appels mémoriels (des images rapides) lorsque je suis dans mon lit et que je réfléchis à la vie…Certains flashs me font mal à la tête » . Cette « sensation » d’amnésie semble être la manifestation d’une défense contre la menace d’une arrivée de souvenirs douloureux qui risque d’envahir la conscience et d’éprouver une insupportable angoisse. Je réalise lors de cet entretien, qui au passage est vécue par M.Arment, comme « sympathique car il me rafraîchit les idées dit-il» , que nous touchons ensemble un point de rencontre que je qualifie de chaud. Une sorte d’émotion mélancolique bonne à vivre même si elle suscite au loin ou dans les profondeurs de l’être, un effroi.

C’est à ce moment précis que M.Arment rompt ce contact par une phrase qui me surprend : « je ne veux pas me faire entraîner par celui qui part…j’ai confiance en ma maman seulement, j’ai toujours eu peur des personnes gentilles. Avec les personnes méchantes je part en courant… je ne suis pas bipolaire ! »

L’entretien se finit là. M.Arment se lève, me tend la main et dit : « Au revoir monsieur ; merci monsieur ». Je me retrouve une nouvelle fois seul dans la salle d’entretien encore empreinte de l’atmosphère chaleureuse de la rencontre. C’est alors que dans ma pensé rêveuse (capacité de rêverie : Bion), j’aperçois le petit enfant effrayé qui se sent contraint à suivre l’adulte ou rester comme abandonné dans une solitude sans protection. Il me revient alors à la mémoire l’événement qui selon M.Arment peut engendrer une peur du lien : « lorsque ma tutrice a quitté son emploi, elle m’a mis à Belle-Idée (hôpital psychiatrique) » ou encore l’abandon par son père et la non reconnaissance de l’enfant qu’il fut.

Il se « con-sidère » (sidération) comme un objet sans la conscience ni le matériel psychoaffectif suffisant pour « assumer » un sentiment de rejet. Son vécu ressemble plutôt à celui de l’effroi suscité par une angoisse de morcellement.

Une autre attitude, une autre image, une autre pensée: M.Arment est debout au coin de la rue près de chez lui, ou plutôt du foyer. Il fait la manche, demande une cigarette, une pièce de monnaie (pour aller s’acheter de l’alcool).

En le regardant depuis le fenêtre je suis touché par la pauvreté de son isolement, il est seul. Personne ne l’attend et il n’attend personne. Ou plutôt, son attente est immédiate. Cette cigarette, cette pièce… qui lui permettrait d’éprouver un plaisir, une sensation d’être bien ou « bonard » comme il dit.

Où sont ses affects ? En tout cas les miens sont lourds et tristes lorsque je le regarde. Identification ? Probablement. Je vis là encore, une sorte d’instant nostalgique, celui d’un lien perdu, d’un temps meilleur. Le sentiment mélancolique d’un temps passé ( perte du lien originel à la mère !?).

Pourtant, M.Arment exprime aussi ce type d’émotions de manière furtive, lorsqu’il évoque sa période de vie avant l’adolescence, avant que dit-il : « la schizophrénie ne me fasse tomber d’un seul coup malade ». Puis il se reprend et rectifie : « La schizophrénie s’est aggravée à ce moment-là, car même enfant j’étais schizophrène, mais personne ne le voyait ».

Dans cette proximité de la relation je croise et touche un vécu commun (partage d’une idée du moi selon Racamier) que je peux partager avec lui au travers d’images non évoquées. Je me rend compte que sa douleur est presque « avouée » et dite avec l’ébauche d’une émotion exprimée ou du moins ressentie par moi. Dans cet éprouvé commun le symptôme tant à disparaître et quelque chose de ce que Fédida appel l’informe se rencontre.

Peu de temps après ce court moment d’échange « vrai », « chaud », M.Arment revient vers moi et dit « je peux vous demander mon Stilnox (somnifères) SVP » . Cette phrase est prononcée à un autre qui est comme un nouvel être, un étranger. Comme si nous ne nous étions jamais connu. Discontinuité du lien ou refroidissement d’un avorton de lien. Le moment nostalgique partagé ensemble n’est plus, comme s’il n’avait jamais été. Comme si le temps nécessaire à la mémoire n’est pas. Comme si l’humain, la chair, ne s’inscrit pas en lui?

Cette remarque ou cet état de fait nous renvoie à la question de la régression selon Pierre Fedida : « L’informe ne s’impose pas selon la modalité de l’abjection mais, par cette excentration produite par le symptôme et sous ce rapport au silence qui dépossède le corps du patient de ses ancrages sémiotiques et sémantiques» . 5

II.3 Mister :

Discours général de l’équipe sur Mister, recueilli lors d’une réunion de transmission qui résume le premier tableau que Mister présente à son arrivée :

« Il va bien mieux que sa dernière venue au foyer. L’hospitalisation lui a fait du bien. Il est davantage dans le contact, ne semble pas persécuté, peut-être légèrement en retrait. Nous avons eu raison de le reprendre. Il faut qu’on lui donne sa chance. Il est vrai qu’il garde un certain déni de sa pathologie. Il ne va pas quand même dire qu’il est fou ; il ne le serait plus. D’ailleurs qu’est-ce que nous ferions là. Il a toujours ces idées grandioses et toutes puissantes. Il voudrait faire vendeur !! Suivre une formation à l’IFAGE (école de vente). Une école d’un niveau trop élevé pour lui. Il ne se rend pas compte. Son discours par contre est cohérent. Il a l’air d’être bien en ce moment ».

Une remarque : « Il faut qu’on lui donne sa chance ! » Cette expression souvent dite au foyer et qui légitime une sorte de valeur morale éthiquement bonne, porte en elle au contraire comme le dit M. Cifali: « une idéologie libérale qui remet à chaque sujet la responsabilité de son développement et de son devenir…Et qui ne tient pas le contrat, ni ne fait de projet, qui se laisse aller à l’intérieur au point de n’y faire plus rien, est prié de sortir pour trouver un lieu où il soit mieux. Nous avons ici à évoquer la folie qu’il y a, dans un tel contexte, à proposer un contrat assorti d’une menace : s’il ne le tient pas, l’institution se séparera de lui, légitimée : on lui a donné sa chance, il ne l’a pas prise, donc la faute lui revient…Or tout n’est-t-il pas réglé par avance, puisque pareil engagement ne peut être tenu par celui qui se déserte ? » 6 .

Ce premier tableau semble satisfaire, tranquilliser et rendre un peu fier l’équipe. Ce qui est après tout un sentiment légitime.

Voici un deuxième tableau un mois après :

« Mister est sombre. Il a une gestuelle bizarre. Semble parasité dans sa pensée par des voix. Il est très en retrait, silencieux. Il émane de lui une certaine tension qui inquiète l’équipe de plus en plus. D’ailleurs ce w-e il s’est mis à frapper avec insistance contre la porte du tabac du coin qui était fermé. Cela avait l’air bizarre. Un éducateur est descendu pour mieux comprendre ce qui se passait. En s’approchant de lui, une peur s’est comme épanchée dans la relation. Qui de l’éducateur ou du résidant est à l’origine de celle-ci ? Difficile à dire. Probablement les deux. Peur de quoi ? De la violence, d’un risque de passage à l’acte ? C’est vrai que les fous font peur !! L’éducateur n’est pas tranquille. Nous (l’équipe) ne sommes plus tranquille (comme dans le premier tableau). Il reste là devant le foyer regardant les passants, se racontant une histoire à l’intérieur de lui.

Pour le moment il n’y a pas de violence agie. Mais il est mal ! Alors nous reprenons la situation pendant les transmissions ».

Voici ce que je relève : « De toute façon avec lui il faut faire attention. Ces signes- là sont toujours prédicteurs d’un passage à l’acte, il faut vite appeler le médecin. Je le connais, à mon avis il doit prendre des toxiques, il décompense de nouveau. Prend-t-il bien ses médicaments ? J’en doute fortement ou alors il va falloir augmenter les doses. Il faut très vite le faire consulter. Il vaut mieux qu’il soit hospitalisé avant qu’il ne décompense sur un mode violent car il est capable de faire beaucoup de dégâts ». Les visages des uns et des autres sont inquiets. Une excitation quelque peu maniaque s’immisce dans la réunion. Des petites histoires drôles tentent de diluer la tension et prenne le dessus sur la réflexion et nous en concluons très vite à la prise de position suivante : appeler le médecin pour qu’il l’hospitalise ou tout du moins qu’il augmente le traitement médicamenteux.

S’il est vrai que dans cette situation la décision fut favorable au résidant, je veux relever toutefois l’espèce de rapidité dans laquelle se fait la prise de décision qui a permis d’éviter l’élaboration des affects transférentiels et contre-transférentiels de la situation.

En effet, face à la force et la prégnance des convictions sur la justesse des décisions prises par le responsable de l’équipe, et approuvées majoritairement par ses membres, Il m’est difficile de dire mon inquiétude.

Les décisions sont hâtivement prises sous l’effet impérieux d’une angoisse qui probablement est aussi celle que le résidant projette sur l’équipe. Le temps d’analyse est écourté. Les angoisses du résidant nous font agir et nous empêchent certainement d’en élaborer les contenus. Aucun éducateur ne semble être en mesure d’exprimer ses propres émotions dans cette situation. Pourquoi ne pas émettre des hypothèses sur les différents facteurs qui contribuent à la situation. Mettre en travail ce que nous ressentons, les images ou fantasmes qui nous viennent à l’esprit. Bref, métaboliser un tant soit peu ce que le résidant nous fait vivre et restituer à celui-ci un matériel alpha (Bion). Non ! Au lieu de cela, nous tranchons sur des directives presque protocolaires fondées sur une attitude passée, certes expérientielle, mais qui fait du résidant un objet-non objet (Racamier). Ce type d’approche tend essentiellement à contrôler une violence sans en identifier les sources pour mieux la contenir et répondre à la demande inconsciente et peu élaborable de Mister.

Voilà comment dans une situation analysée sur des éléments factuels, le résidant risque de se retrouver à l’hôpital de façon répétitive, sans forcément contribuer à une édification psychique utile à la réalisation de ses objectifs de vie ? Cela met en évidence le dysfonctionnement de ce que R. Kaës nomme « la pensée en groupe » qui est le reflet comme le souligne J. Sauzeau de « la capacité de mentalisation et de théorisation des membres appartenant à cette équipe, capacité dont dépendra l’expression du potentiel thérapeutique, pédagogique, éducatif ou formatif de l’institution » 7 .

Conditions qui permettent le plaisir de penser en équipe et que Sauzeau énumère comme suit 9 :

Ø Que la fonction alpha soit en place (Bion).

Ø Que chacun puisse supporter une certaine violence, car penser seul nous renvoie à notre capacité à être seul en présence d’autrui (Winnicott).

Ø Qu’il existe des contenants de pensée (théories, valeurs, constituant des points de certitudes).

Ø Que soit maintenue une mémoire dont l’équipe est porteuse au sens d’une histoire partagée. Sorte de transmission intergénérationnelle.

Cet exemple illustre également, l’attitude quelque peu paranoïde du responsable et de l’équipe, ainsi que le contrôle des émotions qu’elle engendre. Notamment si la conflictualisation des pensées risque d’entrer en jeu. Pour ainsi dire la psychose du résidant et les défenses paranoïaques de l’équipe, majorés ici par celles du responsable, lui-même représentant de l’institution, viennent réduire le champs de la pensée et geler toutes sortes de créativité dans la prise en compte de la situation. L’en-jeu devient une sorte d’expulsion de la tentative du « je » (membre de l’équipe ou résidant) de se faire entendre dans son désir d’un être en devenir, et pour l’éducateur en particulier dans le « nous » de l’équipe.

II.4 Mme Solamenta :

La situation qui suit tente d’illustrer une approche institutionnelle quelque peu paranoïde d’une résidante lors d’un processus d’entrée au foyer. Ainsi que l’importance de la continuité du lien et donc du travail souhaitable entre l’institution foyer et l’unité de l’hôpital.

Mme Solamenta est une femme d’une quarantaine d’année, divorcée avec un enfant dont le père a la garde. Elle souffre selon les psychiatres d’une schizophrénie paranoïde qui l’a souvent conduite à vivre des périodes de sa vie alternativement à l’hôpital et dans les foyers. Lors de cette dernière hospitalisation, elle présente une symptomatologie catatonique et hystériforme. Pour cette femme candidate pour venir vivre au foyer, les symptômes sont demeurés identiques depuis presque une année à ceux qui lui ont « coûtés » l’exclusion du dernier foyer.

Lors des entretiens de candidatures avec l’infirmière référente de Mme Solamenta, nous avons émis ensemble un scénario d’entrée au foyer. Une procédure progressive qui prenne en compte la nécessité d’une continuité du lien, d’un passage à témoin qui puisse offrir à Mme Solamenta les garanties d’un transfert de l’intra à l’extra-hospitalier, le plus sécuritaire possible.

Or, lorsque la patiente arrive au foyer elle présente toujours les mêmes symptômes avec en plus une angoisse massive qu’elle tente d’atténuer en vain par un exhibitionnisme masturbatoire. Ce qui nous contraint, vingt minutes après son arrivée de la reconduire à l’hôpital.

L’analyse de la situation que nous faisons avec l’infirmière est la suivante :

Si l’on se centre strictement sur les besoins de la patiente, il est évident que celle-ci semble demander un soutien majeur lors du passage de l’intra à l’extra-hospitalier. A savoir que la contenance dont elle a besoin pour passer de l’hôpital au foyer exige une approche de notre part qui prenne suffisamment en compte son angoisse. Nous devons donc inventer un processus qui s’élabore à partir du temps nécessaire à Mme Solamenta pour que son état psychique lui permette de réaliser son désir de venir vivre au foyer.

Nous proposons donc :

Ø un accompagnement de son infirmière référente à chaque visite d’essai et ceux jusqu’à une sorte de « sevrage » progressif de l’environnement hôpital.

Ø L’infirmière demeure avec la future résidante au foyer pendant les visites d’essai, le temps nécessaire au « sevrage ».

Ø Temps de visite court et s’allongeant progressivement avec des entretiens comprenant Mme Solamenta, l’infirmière référente et l’éducateur référent. Ces entretiens servent comme point d’ancrage de la rencontre où la confiance s’instaure et un début d’apaisement se déploie dans le temps, sans séparer ni éloigner le futur résidant de ceux qui peuvent la soutenir.

Ce temps de passage, est comme le souligne: « une interface entre le soin et le social … espaces « intermédiaires » au sens de Winnicott qui permettent le travail psychique et relationnel, qui seul peut établir la continuité entre les apports des soins et les exigences du social » 10 .

Nous envisageons ce processus sur une durée de plusieurs mois, car après le moment du nouage du lien, « c’est le temps qui permet d’avoir accès à l’autre qui souffre » 11

Cela implique de la part:

Ø de l’hôpital : D’augmenter le staff en personnel soignant pour remplacer l’infirmière référente pendant les visites au foyer. Ce qui est impossible sur une durée de plusieurs jours, voir semaines étant donnée la restriction en personnel qui sévit de plus en plus fort au sein de l’hôpital. Sein, si j’ose dire, qui se tarit du bon lait.

Ø du foyer : D’assouplir les procédures des visites d’essai de manière drastiques. En effet, pour répondre aux exigences d’entrée, Mme Solamenta devra démontrer que les symptômes contre-indiqués avec la vie sociale aient disparus ou soient suffisamment atténués pour devenir « compatible » avec la vie du foyer après une période d’essai. En réalité elle doit pouvoir, après trois mois d’essai maximum, passer une journée et une nuit sans difficulté majeure.

III Problématique et pistes d’analyse

Le dictionnaire 14 définit la collision comme « un choc entre deux corps qui se rencontre ». Rencontre dont l’éducateur ne peut faire l'économie dans sa fonction.

Le parallèle est peut-être un peu osé. Je prétends cependant, que les douleurs engendrées par le type de traumatismes psychiques décrit dans ce travail, sont aussi fortes et destructrices que celles suggérées par l’image de la collision.

Dans les quelques illustrations clinico-éducatives que nous avons décrit nous voyons que les facteurs exogènes, endogènes et surtout iatrogènes sur les troubles psychotiques du résidant du foyer sont :

Ø D'une part, insuffisamment conscientisés et élaborés dans ce contexte éducatif ;

Ø D’autre part face aux forces de l'identification projective, l'éducateur peut être conduit à « se placer dans un en-face symétrique et spéculaire qui par un effet de fascination (d'inter-fascination) le laisse se prendre par le contenu des représentations inconscientes » 15 (Pierre Fédida auteur de la préface du livre « l'Effort pour rendre l'autre fou » de H.Searles).

Ainsi l'éducateur peut s’éloigner de la rencontre avec la personne résidante. Et Parfois même, le mandant éducatif peut faire obstacle à celle-ci.

Le courage de l’éducateur en l'occurrence, ne tient-il pas dans sa volonté et sa capacité à s'engager dans le côtoiement de la folie, la sienne et celles des autres, comme l'entend Searles, et d'oser bousculer des défenses institutionnelles confortablement installées au sein de l'équipe. Car en effet, comment envisager une approche Racamière de la problématique, évoquée dans l'extrait qui suit, sans déstabiliser un système de pensée qui me parait radicalement opposé à ce type de vison clinique auquel j’adhère.

« Que nous soyons en situation de thérapie individuelle, ou familiale, ou institutionnelle, nos visées sont avant toutes chose d'essayer d'élargir, d'ameublir et d'irriguer un espace qui est un espace de recherche...un entrespace (Freud)...entre-deux (Pier Mario Masciangelo)...un royaume intermédiaire (Marcel Roch)...Cet espace ...Avec les psychotiques, il est d'abord à ménager : si ce n'est pas le plus facile, c'est le plus important. Cet espace de recherche (plein d'incertitudes) et d'invention (plein de surprises) est un espace de non-choix et de non-agir , de laisser-penser et de laisser-fantasmer. ..C'est là que se déploient interprétations ou silences ; actions parlantes , ou « objets-parleurs » (qui sont de ces objets matériels voulant par eux-mêmes dire quelque chose).

Ah ! Nous ne sommes certes pas des chasseurs d' ambiguïté ; Ni chasseurs de têtes. Plus modestement sommes-nous des ouvreurs de portes : celles de l'ambiguïté perdu... » 16 .

Racamier nous donne ici des mots-clés « piliers-repère » du cadre utiles à introjecter comme des contenants théoriques de la relation particulière qui s’engage avec la personne psychotique.

Instiller ce type de pensée ou plutôt susciter une ouverture, voir une adhésion à ces vues me semble un challenge dans le contexte institutionnel du Foyer des Pâquis. Car s’ «il n'est rien dans la psyché du patient (résidant) qui ne se représente et ne s'éveille dans la notre » 17 , il incombe donc à l'éducateur, la responsabilité, voir le devoir, de rendre toujours plus net son contre-transfert. D'autant que la tentation est grande de s'investir, en tant que soignant, d'une mission de guérison, voir d'unique guérisseur, poussé par l'injonction institutionnelle hospitalière qui se « targue » d'en faire son objectif principal.

Donc un certain retrait d’investissement serait peut-être beaucoup plus pertinent et aidant pour travailler dans l’espace potentiel propice au jeu (Winnicott) et donc favorable au processus de construction du sujet.

En effet, il y a comme « un langage non-langage » qui s’installe lorsque j’accepte l’impuissance ou le non faire et me tiens dans une « présence-absence » qui est mue par un désir d’écouter pour recevoir l’inédit, l’insondable, le non-langage.

N’y a t il pas à simplement dire à l’autre que j’ai suffisamment besoin de lui, pour m’initier à une lecture unique de ce qu’il cherche à dire, pas toujours à quelqu’un d’ailleurs. Et que le but du travail d’aide serait plutôt de participer à la mise en place des moyens qui favorisent un langage vecteur du mouvement de vie.

Il s’agit donc de démêler et alléger l’investissement psychoaffectif de « la cause » des résidants psychotiques, par entre autre l’analyse transférentielle et surtout contre-transférentielle, afin de laisser le résidant naître, agir, et être. Leurs proposer la présence d’un environnement facilitant la liberté créative.

Si nous nous référons à l’attitude généralement adoptée par l’éducateur face aux types de souffrances d’Ana par exemple, nous pouvons voir combien il lui est peu facile aux vues des possibilités dont il dispose, d’envisager une approche « co’régressive » et de travailler sa relation au résidant avec une visée psychodynamique. D’une part, la formation de l’éducateur ne l’invite pas à s’équiper de telles compétences, et d’autre part il me semble que le réalisme social et institutionnel dont il dépend, s’érige comme un mur de réfutation des conflits psychiques en jeu dans la psychose du résidant. Réalisme d’une volonté de faire passer la comptabilité avant la réflexion clinique (accréditation, qualité).

L’analyse du transfert est de plus en plus loin des préoccupations institutionnelles. La recherche des racines de l’histoire du patient-résidant dont la continuité psychique a été mise à mal par les avaries intra et inter relationnelle (familiale et sociale), et de la nécessaire prise en compte des phénomènes de répétitions qui s’actualisent dans les échanges transféro-contretransférentiels, font aujourd’hui cruellement défaut. Le travail sur soi des éducateurs constitue me semble-t-il avec leurs expériences humaines, un matériel de formation qui prévaut largement sur les savoirs théoriques. Or, face aux situations complexes que je viens d’illustrer, nous ne pouvons faire l’économie « de l’importance qu’il y a à considérer le transfert comme une relation vivante, dynamique et se modifiant constamment…de quelle manière nos patients (résidants) nous communiquent leurs problèmes fréquemment par delà leurs associations et les mots qu’ils utilisent, et ne nous donnent ainsi la possibilité d’être compris qu’au travers de notre contre-transfert » 20 .

En effet, l’exigence relationnelle que demande les échanges quotidiens avec nos résidants nous amène à une présence humaine de nature psychothérapeutique et des capacités créatives qui s’opposent au « discours définitif » qui tu la rencontre du « je ».

III.2.2 L’institution et le résidant psychotique : une relation spéculaire mutuelle

Au fur et à mesure que nous progressons, nous voyons poindre l'importance d'un acte créateur comme un don mutuelle entre deux parties :

Ø L'institution, le foyer, l'éducateur et les exigences éducatives qui s'élaborent sur une perception névrotique de la réalité, aux antipodes de la pensée psychanalytique.

Ø Le résidant qui, souffrant de troubles psychotiques, manifeste par là, un dysfonctionnement de ses capacités psychiques à faire le deuil originaire, met en échec les épreuves de réalités que sont certaines demandes d'autonomisation sociales.

Par conséquent, nous commençons à discerner un élément déterminant de la problématique, que nous pouvons tenter de définir comme suit :

La proposition d'une socialisation envisagée sur un modèle de nature plutôt névrosée, se heurte nécessairement à la temporalité du monde psychotique. Ce monde déploie des forces de résistances pour faire face aux bombardements psychiques que constituent les pensées irreprésentables contenues dans le socius éducatif. Par conséquent nous distinguons petit à petit comment ce type d'approche va à l'encontre de l'acte créateur qui ne peut s'originer que dans un espace psychique intermédiaire (Winnicott). Espace contenant (Bion) qui se met en place dans un jeu de relations entre l’éducateur et le résidant et qui contribue à la procréation de pensées.

Comment donc favoriser la capacité de rêverie de l'éducateur, plus apte alors à « métaboliser » les identifications projectives du résidant ?

A ce point de la réflexion, nous pouvons préciser davantage la problématique comme suit :

Comment prendre d'avantage en compte la réalité intérieure des résidants alors que le champs social et plus particulièrement ses exigences institutionnelles et éducatives qui en résultent, s'orientent, me semble-t-il, de plus en plus vers des critères de satisfactions de types comportementale? D'autant que ce type d'investissement du factuel, du visiblement mesurable semble favoriser comme le souligne J.Hochmann, « la négation de l'espace intérieur des sensations, des images, des pensées et des émotions venues du dedans et l'illusion qu'il est dangereux, sinon impossible de contenir ses émotions » chez le résidant et chez l'éducateur. Il se crée comme une opposition entre une vision éducative qui tente de prendre en compte les données métapsychologiques de la relation et celle qui, comme le dit Winnicott, justifie « un procédé économique et raisonnable qui doit rendre gentils les méchants clients » 21 .

Si nous faisons une courte analyse des données précitées, il me semble que nous devons chercher à comprendre la nature et les constituants de la force qui fait obstacle à l’accueil du monde intra-psychique dans ce contexte du foyer des pâquis.

Mon hypothèse est : que cette force s’origine dans un système institutionnelle de type paranoïde qui contribue à figer le temps de l’intemporalité du monde psychotique (dans lequel se situent la plupart des résidants). Ce temps circonscrit, est sous l’emprise de la paranoïa et maintient l’objet en devenir sujet dans sa jouissance primitive et nourrit celui-ci d’un lait sans faim. Réciproquement, cet objet-non objet satisfait à son tour le besoin de sécurité de la mère-institution qui ne pourrait supporter l’éloignement ou la perte de son enfant fétiche.

III.3 Défense paranoïde d’une institution:

Il faut bien sûr distinguer la paranoïa d’une personne des manifestations paranoïdes d’un groupe d’individu organisé en équipe.

Nous aborderons la paranoïa selon les concepts freudiens. Puis nous évoquerons à partir des concepts de Paul Fustier, l’effet paranoïde d’un système institutionnel sur la relation éducateur-résidant (psychotique).

III.3.1 La paranoïa :

Selon le vocabulaire de la psychanalyse, qui reprend les définitions freudiennes, « la paranoïa est caractérisée par des délires de persécution, de jalousie et de grandeur. L’ensemble des délires est systématisé. Freud affirme cependant que la systématisation du délire n’est pas à ses yeux un bon critère pour définir la paranoïa comme le souligne l’étude du Cas Schreber. La paranoïa se définit, dans ses différentes modalités délirantes, par son caractère de défense contre l’homosexualité. Il y a pour Freud un fondement commun à la schizophrénie paranoïde et à la paranoïa. L’ambiguïté apparente du terme de « position paranoïde » (M.Klein) trouve là une de ses explications. La position paranoïde se centre sur le fantasme de persécution par les « mauvais objets partiels » et M.Klein retrouve ce fantasme dans les délires aussi bien paranoïdes que paranoïaques » 22 .

Sous l’emprise paranoïaque, sorte de contrôle de survie, le psychotique retrouve l’ambiance qui fut sienne à ses origines. Il éprouve à l’intérieur de ce système comme la certitude de ne pas en sortir. Dans cette ambiance primaire d’une mère archaïque, il bénéficie de la jouissance d’un non-être, défense suprême contre l’angoisse d’annihilation.

III.3.2 Manifestation d’une emprise :

Le système paranoïaque ne milite-t-il pas pour l’indifférenciation de l’être ? Autrement dit, les forces qu’il déploie servent à maintenir le sujet à l’état d’objet puisque le risque est grand pour une telle institution de perdre ce pourquoi elle est fondée. Car « si le malade guéri, l’institution meurt !» . Que serait l’hôpital psychiatrique de Belle-Idée sans ses patients psychotiques ? Nous sommes donc dans ce type de situation aux prises avec des messages doubles et aliénants.

Sous l’emprise de la paranoïa il s’exerce une sorte de paralysie du jugement de la personne. Dans la vision du monde paranoïaque il y a une forme d’intolérance de la différence. Mais ce qui devient subtile et pervers c’est qu’aux nom d’une ouverture et d’un accueil d’un être souffrant on impose une sorte de pensée unique qui veut nommé l’être à partir de références non confrontables non conflictualisables entre elles ou avec d’autres.

En effet, ce que j’entend dans l’équipe, c’est souvent la peur d’exprimer une pensée différente de la pensée institutionnelle ambiante, car la dire revient à s’exposer au veto institutionnel qui s’origine dans une réaction défensive toute-puissante. Par exemple, lorsqu’une idée nouvelle vient à l’esprit d’un membre de l’équipe, elle est automatiquement et subjectivement soumise à un objet interne (le chef de l’équipe) qui l’a censure. Cette idée avant même d’être verbalisée, est bien souvent refoulée dans les décombres obscures d’un inconscient collectif de l’équipe : « de toute façon il ne sera pas d’accord, à quoi cela sert-il d’aller plus loin…» sentiment d’impuissance renforcé par une forme d’angoisse qui inhibe l’investissement d’un espace transitionnel possible.

Une collègue dit : « j’ai un projet, je ne me sens pas reconnu et je sais par avance que ce projet ne sera pas considéré par mon chef. Je me dois donc d’inventer une tactique stratégique afin de lui présenter mon idée de manière à ce qu’il puisse se l’approprier en tant qu’auteur du projet » . Nous voyons bien ici que l’érotisation et le plaisir de penser, viennent s’échouer sur une peur des représailles, probable symptôme d’une angoisse de castration.

L’emprise institutionnelle lorsqu’elle se manifeste sous le primat d’une structure paranoïaque, le destin individuel se réduit à la recherche d’une survie ou plutôt d’un non-être jouissif, symptôme d’une carence identitaire qui évoque la psychose.

Lorsque je me situe en dénonciateur d’un processus déshumanisant, je me retrouve aux prises avec une force d’opposition qui cherche à me contraindre de ne pas exister par moi-même dans une parole auto nommée. Mais plutôt à adhérer aux sentiments fantasmés collectifs dans lesquels nous pourrions nous épargnés d’une angoisse de séparation d’avec la mère archaïque comme l’enfant, voir l’infan, cherche à demeurer dans la mère idéal. Je viens à ce moment-là soulever, remuer et ôter l’illusion de la toute puissance de cette dernière. L’espace intermédiaire propice à la créativité du sujet se réduit à un contenu de pensée unique.

Le système paranoïaque semble ne pas accueillir une forme de pensée qui permet justement de penser l’autre comme une réalité psychique à l’œuvre en demande d’être. Dans les institutions, les enjeux narcissiques sont importants et augmentent l’interdit de penser. C’est ce qui se passe un peu dans le foyer du point de vue de l’éducateur. Etre au foyer, exige l’adhésion d’un contrat narcissique (Piera Aulagnier). Par ce contrat, le groupe assure une place, une identité au nouveau venu mais celui-ci s’engage à perpétuer les valeurs culturelles du groupe, l’assurant ainsi de sa continuité.

Contrat dans lequel il est implicitement, voir explicitement demandé à chaque éducateur, s’il veut se sentir intégré à l’équipe, d’adhérer au mythe originel qui comme le dit Fustier, organise finalement le mandat de l’institution foyer.

Mais lorsque ce mythe est conservé et n’est pas mis en travail de penser, ou plus précisément, lorsqu’il limite le champ de l’espace transitionnel, de par l’angoisse paranoïde qu’il génère, l’éducateur se voit comme forcé de faire en quelque sorte un choix entre :

Ø quitter l’institution.

Ø accepter la pensée unique que l’institution proclame et donc de se cacher derrière cette obligation de vue pour sauvegarder la mère institutionnelle de type paranoïaque. Nous entrons alors dans une « relation psychotisante ».

Ø trouver un espace tiers qui lui permette de vivre avec un certaine lucidité les enjeux de survie de l’institution, tout en s’en dégageant sans trop menacer celle-ci.

C’est dans cette interface, que peut s’orienter, grâce à des appuis tiers, comme l’expérience professionnel et le travail analytique personnel, l’accompagnement éducatifs du résidant psychotique. Pour avancer dans un temps qui lui appartient en lui proposant un moi auxiliaire qui peut lui proposer matériel psychique capable d’accueillir les processus primaires, par l’analyse du transfert et du contre-transfert, afin de le dégager de cette jouissance perverse que lui propose l’institution.

Conclusion

En tant qu’éducateur, il s’agit d’être, de savoir « négocier » la pulsion primaire de la relation narcissique qui tente d’éviter la castration de cette mère institutionnelle paranoïaque et en même temps dans la relation à l’objet, ici à la fois le résidant et la mère institutionnelle, d’accepter une certaine castration. C’est dans cette tension que l’éducateur peut jouer le rôle d’un moi auxiliaire accoucheur aidant, dans lequel les éléments bêta, projetés par le résidant et l’institution, peuvent trouver un matériel d’élaboration de pensée. En conséquence, l’épreuve de réalité traumatisante que représente pour lui l’environnement social peut être atténuée et ainsi les symptômes persécutoire quelques peu désamorcés.

Toutefois nous pouvons dire sans trop compromettre la fonction éducative, que celle-ci semble dessaisie de son objet lorsque la personne désinvestie la réalité, ce qui est le cas du psychotique. Or, lorsqu’il s’agit d’ « éduquer » des personnes qui se trouvent d’un point de vue de leurs capacités psychiques, aux prises avec des conflits préœdipiens, et une défaillance du principe de réalité, ne faut-il pas, comme le préconise Freud discerner aux mieux ce qui se joue de l’infantile chez l’éducateur, chez le résidant, et donc dans leur relation. Rappelons à ce propos comment Freud fixe la tâche de l’éducateur : il s’agit de « connaître les particularités constitutionnelles de l’enfant, savoir deviner, grâce à de petits indices, ce qui se passe dans son âme encore inachevée, lui témoigner sans excès l’amour qui lui est dû tout en conservant l’autorité nécessaire tâche malaisée pour les éducateurs… et en l’envisageant on se dit que seule l’étude approfondie de la psychanalyse est capable de constituer une préparation suffisante à l’exercice d’une pareille profession » 23 .

Paul Fustier définit bien le regard et l’attitude utile pour rencontrer autrui : « C’est pouvoir jouer de la similitude différence. C’est d’abord reconnaître que l’on a fondamentalement à faire à un semblable, c’est ensuite en pointant les différences, pouvoir le situer dans le non-moi. Mais rien n’est jamais définitif d’autant plus que le maintien en tension de l’ego et de l’altère garantit la mobilité du lien » 24 .

C’est encore ce que Racamier appelle « l’idée du moi ». Elle permet : « de pressentir que toute personne, avant que d’être connu, avant que d’être aimé ou détester est de même sorte et de même pâte que nous : de cette glaise commune dont il est dit que l’homme est fait L’idée du moi permet d’identifier l’autre à l’espèce dont je fait parti C’est bien de l’alter ego dont il s’agit : l’altérité naît en quelque sorte d’une suffisante similitude, axe discret sur lequel se rencontre l’image de l’autre et l’image de soi. Racamier propose de considérer que cette idée du moi résulte d’une identification primaire au père de la préhistoire, identification directe immédiate antérieure à toute concentration sur un objet quelconque et cela par différence avec l’identification œdipienne.

Ainsi se constituerait une imago particulière non figurative intermédiaire qui n’est pas exactement la représentation de soi ni de l’objet tout en participant des deux à la fois et qui vient constituer une représentation fondamentale de l’humain…Les organisations schizophréniques, les psychoses trouveraient, selon Racamier, leur origine dans un désinvestissement de cette idée du moi, ce sens du moi, cette image de l’humain » 25 .

Lorsque l’idée du moi défaille, le concept d’organisateur psychique inconscient (Anzieu et Kaës) devient dans certain cas l’organisateur institutionnel inconscient qui va donner aux prises en charge réalisées leurs spécificités.

Au foyer des Pâquis l’idée du moi défaillante n’est pas démutisée. Elle est celle d’une institution qui s’enferme dans des procédures défensives dont l’objectif serait d’annuler de façon maniaque la violence du fantasme. Etablissement hyper dynamique où se multiplie activités et ateliers comme s’il s’agissait d’absolument agités les usagers pour qu’ils produisent et retrouve de ce fait, figure humaine. C’est bien là une des interrogations qui m’a rendu sensible à la violence de l’angoisse vécue par certains résidants, de par la mise en place de projets éducatifs parfois grandioses (Klein) ne prenant pas la mesure psychique des épreuves de réalités que ceux-ci subissent. Puisqu’en trois ans par exemple, les éducateurs et les résidants doivent tenter de mettre à la hauteur d’un visage humain des patients psychotiques graves, en les invitant à intégrer des ateliers de travail pour les « socialiser » à tout prix.

Bibliographie

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Ø Brulhart A. (2003), « De Bel-Air à Belle-Idée, 2 siècles de psychiatrie à Genève 1800-2000, tome 2 » , HUG et georg.

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Ø Racamier P.C (1992), « Le génie des origines ; psychanalyse et psychoses », Paris, Payot, 2ème éd complète, p

Ø Sauzeau J. (1998), in « Revue SOINS EN PSYCHIATRIE-N°198 »

Ø www.psychasoc.com/article.php

Charles Spitaleri, infirmier spécialisé en santé mentale et psychiatrie à Genève

1 Searles H. (1977), « L’Effort pour rendre l’autre fou », Paris, Gallimard, p31

3 Searles H (1977), op. cité., p23

4 Racamier P.C (1992), « Le génie des origines ; psychanalyse et psychoses », Paris, Payot, 2ème éd complète, p

5 Fedida P. (2000), « Par où commence le corps humain, retour sur la régression », Paris, puf, p26

6 Cifali M. (?), « Exclusion au quotidien », p1

7 Sauzeau J (1998), « L’équipe revisitée » in Revue SOINS EN PSYCHIATRIE-N°198 p15.

8 Sauzeau J (1998), op. Cité., p15

10Sauzeau J (1998), op. Cité., p16

10 Baillon G ( 2001), « Psychiatrie de secteur . Un re-cadrage pour une re fondation» in revue de santé mentale p21

12Baillon G ( 2001), op. cité.,p23

12 Diatkine R., Quartier-Frings F., Andréoli A. (1991), « Psychose et changement », Paris, puf, p289

14Brulhart A. (2003), « De Bel-Air à Belle-Idée, 2 siècles de psychiatrie à Genève 1800-2000 tome 2 »

HUG et georg, p29

14 Dictionnaire (1997) « Le Robert Illustré D’Aujourd’hui en couleur », Paris, Club France Loisirs, p297

15 Searles H (1977), op. cité., p28

16 Racamier P.C (1992), op. cité., p389

17 Racamier P.C (1992), op. cité., p109

22 Winnicott D.W.(1969) « Lettre de juin 1969 au rédacteur de Child Care News » in Psycho-Analytic Explorations, Londres. Kamac, 1989, p125

19 Cifali M. (1994), « Le lien éducatif: contre-jour psychanalytique » Paris, puf, p189

20 Joseph B. (1989), « Le transfert : une situation totale » in PSYCHOTHERAPIE No 4, p207

21 Winnicott D.W. (1969), op. cité., p128

22 Laplanche J., Pontalis J-B., (2002) « Vocabulaire de la psychanalyse » , Paris, puf, p299-300

23 « Psychanalyse et éducation » in www.psychasoc.com/article.php p13

24 Fustier P. (2004), « Le travail d’équipe en institution , clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique », Paris, Dunod, p87

25 Fustier P. (2004), op. cité., p87

26 Fustier P. (2004), op. cité., p95

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