L’institutionnel, la clinique, et le management comportementaliste
Depuis quelque temps, suite à un changement de direction, nous voilà confrontés à notre tour à une politique managériale qui met cul par-dessus tête notre service éducatif : le dit «
fonctionnement du service
» n’est plus un moyen de servir les pratiques, d’aider les éducateurs qui sont en première ligne dans l’exercice des mesures de milieu ouvert, mais son propre horizon. La gestion devient à elle-même sa référence, le moyen de satisfaire sa propre logique, logique d’emprise et de gestion des « ressources »... Nous sommes dans l’auto-référence à soi. Ce qui correspond profondément à la culture dominante, celle de l’auto-fondation, du Sujet-Roi, celle du libre choix du Moi n’est-ce pas… Le risque c’est qu’à force de se mordre la queue, ils deviennent enragés ! Nous sommes donc condamnés tout à la fois à combattre et à nous maintenir vivants auprès du management, comme des cliniciens – ce qui est loin d’être facile !
Ce management, épousant la structure pyramidale (familialiste-paternaliste) des vieilles associations philanthropiques patriotes, et quasi féodales (dans la mesure aussi où les conseils d’administration ne jouent pas leur rôle tiers, tout au contraire), devient non seulement à lui-même sa propre référence, mais cherche à s’imposer comme référence centrale pour les praticiens, les cliniciens !
Vous êtes
nos
salariés
, nous est-il dit.
La priorité est dès lors pour les directions gestionnaires,
désarrimées du tiers commun, celui du travail clinique, éducatif
, de s’inquiéter du « bon » fonctionnement du service – et il faudrait ici voir ce qui est entendu par « bon » –, et non de se soucier des pratiques éducatives, cliniques, du fonctionnement des mesures d’AEMO, de leur logique… L’institution n’est plus mise au service des praticiens, pour que ceux-ci servent les enfants et les parents, la clinique, mais ce sont les praticiens et la clinique qui se trouvent appelés au service du « bureau » et du narcissisme des chefs…
L’un d’entre nous le disait au plus simple au directeur-gestionnaire:
vous voulez nous mettre au pit, à votre pit…
[« pit » est l’abréviation familière qui, par métonymie, dérivation du pit-bull, signifie « mettre au pied », comme le chien est mis au pied du maître…)]
Dans notre petite scène, où le lien jusqu’alors existant entre la gestion et la pratique est renversé, la dialectique brisée, les choses se sont cristallisées autour de la volonté d’imposer sans autre considération, de façon pour le moins contraignante et expéditive, une « badgeuse ». La plus grande majorité d’entre nous tente depuis, comme nous le pouvons, avec notre diversité, nos conflits, de
dire notre refus
, et surtout de faire respecter, si cela est encore possible,
nos marges, nos « anomalies »
comme ils disent aussi. Ce mouvement est en cours, sur différents plans.
Il est vrai qu’au long des années passées, la maturation de notre exercice d’AEMO, de nos pratiques, l’élaboration de notre implication et responsabilité professionnelles – privilégiant la parole sur l’agir, ouvrant à des degrés divers la question du désir (la question du
qu’est-ce que je fous là
?, comme dit Oury) – ont peu à peu profondément modifié, de
façon non perverse
, pour nombre d’entre nous le rapport à l’
emploi du temps
.
S’il y a bien quelque chose que nous avons en effet un peu conquis, et qui souvent en étonne ou en irrite plus d’un, les plus attachés de la servitude volontaire et du conformisme, c’est bien justement d’habiter au cas par cas, dans ce champ de pratiques si diverses qui sont les nôtres, notre
emploi du temps.
Pour la plupart,
je dis que cet
emploi du temps
n’est plus trop perverti par les mille perversions habituelles, typiques du technocratisme, du remplissage, celles d’un mode de justification qui fait que le praticien, soumis au surmoi des chefferies, doit justifier de son emploi du temps comme s’il avait à se justifier d’exister, d’exister séparé de la Haute Mère n’est-ce pas… !
Ce que je soutiens c’est que les praticiens de ce service, dont je suis, pour avoir un certain goût de la liberté, ne mentent guère dans leur
rendre compte
régulier et vivant (en réunion hebdomadaire, comme dans un lien constant avec les collègues chefs de service, et dans les rapports réguliers aux magistrats) de leur travail auprès des familles et des enfants. Pour l’essentiel, jusqu’alors, les praticiens n’étaient pas trop suspectés : ce pourquoi ils s’autorisent à aménager, en regard de là où ils en sont, au mieux des nécessités de la pratique, de la conduite des mesures, leur
emploi du temps
, en lien avec les chefs de service.
Notre travail, situé en première ligne du
malaise dans l’éducation
, est un travail très difficile, souvent très angoissant. Et pouvoir se dégager du surmoi institutionnel, et habiter ainsi de façon beaucoup plus tranquille et vivante son
emploi du temps
– d’autant que nos interventions nous conduisent à beaucoup nous déplacer, dans les coins les plus reculés du département – crée les meilleures conditions pour rencontrer les enfants et les parents, et ainsi faire valoir avec mesure notre médiation éducative. Je ne dis pas qu’il ne puisse y avoir des transgressions, pas bien méchantes, mais qui peut croire éradiquer ces transgressions par je ne sais quel contrôle ?
Je ne connais qu’une façon pour amener un praticien à servir, et non pas à se servir, que je résumerai ainsi : c’est de voir si ce praticien, quant à son travail, il baratine ou il ne baratine pas… On peut baratiner en bouchant son emploi du temps, en étant là pile à l’heure à l’embauche, pile à l’heure à la débauche, on peut aussi, je le sais bien, trouver nombre de prétextes pour se défiler du cadre, de l’exigence du cadre, du cadre en tant qu’il est, comme j’en ai trouvé si heureuse la notion quelque part sous la plume de Charles Melman, une
scène Autre
. C’est d’ailleurs pour cela que quant à lier les praticiens à ce cadre, il convient à mon avis de le faire, non sur la totalité de l’emploi du temps, mais sur des temps institutionnels ritualisés. En tous les cas, pour ce qui concerne notre service, j’observe, à la différence de ce que j’en ai connu autrefois, que quant à la gestion par exemple des permanences (que ce soit les permanences régulières, celle des vacances) les choses s’organisent dans une grande fluidité, sans heurt.
Le « fonctionnement du service », comme disent nos managers, n’a jamais été menacé depuis des lustres… Il l’est aujourd’hui. Et ce serait notre fait ? Et bien non, ce n’est pas du fait de praticiens qui refusent de se laisser maltraiter, et surtout qui
refusent ce renversement de la politique institutionnelle
! Une politique, qui malgré un certain déséquilibre, a jusqu’alors déjoué le moule techno-gestionnaire.
Nous sommes, quant à notre rapport au temps et à l’espace, sans arrêt en train d’essayer de nous lier au mieux, non à une machine, mais au réel des familles et des enfants, pour les aider de la façon la plus aimable et équilibrée, à supporter et vivre justement ce réel. Ce qui oblige, de ce réel, à en encaisser la dimension d’impossible, de l’impossible à commander ! C’est bien cet
impossib
le que les managers, mis face à leur propre impuissance, leur propre division, ont aussi, à travers notre propre refus, à encaisser.
Comprendre cela peut aider à demeurer sinon aimable avec les managers, tout du moins en capacité de leur parler – je dis bien
parler
–, sans vouloir de trop les détruire à notre tour… C’est le
travail des résistants
de l’après Freud !
Nos plus jeunes collègues par exemple, confrontés sans cesse, comme les plus anciens, aux symptômes les plus chauds, aux refus, sont pour la plupart aidés et peu à peu conduits à perdre leur surplus d’idéal, conduits à reculer, à patienter, et partant aidés à reconnaître ce qu’il en est de
l’efficace du symbolique
: l’efficace d’un accueil du refus, d’une absence qui ne soit ni rejet ni abandon, l’efficace du temps nécessaire, l’efficace de l’espace tiers, du sens de la mesure et des limites de notre intervention… Ce qui fait le sens du mot
clinique
dans le travail social.
Le travailleur social fait de la thérapie en continuant d’exister,
en survivant à la destructivité sans agir des représailles en retour
, disait Winnicott. C’est énorme cette affaire là ! Nous y travaillons, avec quelque succès, depuis longtemps.
Voilà qui rend aussi notre service non monolithique : des enjeux d’orientation, des conflits le traversent, bien sûr. Mais jusqu’alors dans des conditions qui nous permettaient tous je crois de vivre, et de considérer que la vie institutionnelle, même si elle est parfois violente, est supportable. Nombre de jeunes et moins jeunes collègues se sont inscrits, chacun à leur manière et leurs tendances, dans cette tradition, dans ce mouvement, dans cette scène. Je les y vois souffrir et résister, commencer ou continuer à perdre aussi ce qu’il ont, comme chacun, à perdre, je les vois aussi un peu moins « suivre », serait-ce le « lacanisme », et penser par eux-mêmes… Je sais souvent leur douleur, et je sais combien ils butent sur la division, l’irréductible division. Mais j’aime ces moments où je les vois se délivrer (du surmoi), affronter et déjouer
l’interdit de la Reine de la nuit
, même s’ils ne le savent pas…
Ce contexte et ce climat de travail supposent des conditions institutionnelles, une écologie si je puis dire de l’institutionnalité : que notre espace, tel un jardin, soit aéré, cultivé, soigné. C’est là aussi l’enseignement du courant institutionnaliste, aujourd’hui à mon sens à reprendre de façon critique. Et là, il n’est pas question de la seule couleur du portail ou du sapin de Noël !
Ce qui se trouve aujourd’hui attaqué, quand l’emploi du temps est ainsi mis au pli du bureau, de la machine, c’est l’espace de respiration, de séparation, celui de la responsabilité individuelle, l’espace pour que le sujet advienne au désir, à son désir, à la parole, à sa parole. Ce qui est menacé, c’est bien en effet la
scène Autre
, la condition institutionnelle de la parole, l’espace tiers (potentiel) de l’advenue au désir.
Je vais maintenant prolonger ce propos par quelques autres réflexions liées à ce cours de notre vie institutionnelle, dont l’horizon est très obscurci. J’en profite pour dire ici mes remerciements les plus sensibles à tous ceux qui depuis des années ont supporté l’échange et accompagné mon effort.
Notre milieu professionnel, sans avoir d’abord à chercher ou à désigner d’autre ennemi, à l’extérieur, souffre depuis longtemps à mes yeux de son propre positivisme, éducatif, thérapeutique, et de son propre anti-juridisme, ou juridisme occulte. J’ai souvent relevé cela. C’est dans ce positivisme et cet anti-juridisme là – induisant nos propres façons de se conduire en seigneur des lieux, en nous tenant nous aussi
dans
plusieurs places de discours
–, que s’est engouffré le management. Et nous ne saurons donc le faire reculer, en ses manières missionnaires, si nous ne revenons sur cela, qui lui a fait son lit. Nous avons tous à nous dégager du lieu divin de la Référence, de cette façon de nous prendre (ou de prendre l’équipe, l’institution, le juge, etc.) pour le Garant incarné, une Haute Gouvernance qui impose son propre juridisme, son imperium…
Le positivisme, pour ce qui nous concerne, je n’ai cessé d’y insister, se traduit et se manifeste depuis des décennies par une annulation, une récusation, un déni de la problématique œdipienne, celle du « meurtre » et de « l’inceste ». Ce qui a conduit les pères à raser les murs. Parce que
les pères
, j’entends là les hommes et les femmes qui, tels les juges ou les praticiens de l’AEMO judiciaire, sont en représentation et en fonction d’
un-père
(Lacan, Ecrits, p. ), ils n’opèrent que de ne pas fuir leur propre destructivité… C’est bien en effet cette destructivité que fuient ces pères scotchés à la Positivité et à l’Idéal … Regardez les, ces
innocents
, collés à leur Cause, ils se font un monde d’un claquement de porte, un monde d’un sentiment agressif, de meurtre ! Ils en sont malades, et ils vous en rendraient malades ! Avec le management la
maladie de l’idéalité
, comme disait Janine Chasseguet-Smirgel, a de beaux jours devant elle…
Ce qu’il faut donc ici bien voir c’est en quoi le positivisme – qui dénie tout sens positif à la négativité – rend impossible la métabolisation de la destructivité, et dès lors « sur-moralise ».
Le père, j’entends
le père en tant que tel
, celui qui fait face au fantasme œdipien, qui ne donne pas satisfaction, peut-il être autre chose, pour nos managers aussi, qu’un « méchant » ? Ce qui me fait ici penser à ce que disait si bien Winnicott, s’en prenant aux comportementalistes :
« … quand on suce son pouce, on est méchant, quant on mouille son lit, on est méchant, quand on met du désordre, quand on vole, qu’on casse un carreau, on est méchant. C’est méchant de mettre les parents au défi, de critiquer les règlements de l’école, de voir les défauts des cursus universitaires, de haïr la perspective d’une vie qui tourne comme une courroie de transmission. C’est méchant de rechigner devant une vie réglée par des ordinateurs. »
. Dans ce propos précurseur, tenu en 1969 voyez-vous, Winnicott, soulignait que ces gens dont il parlait, qui
considèrent la vie avec la plus extrême naïveté et
une
surprenante sursimplification
, ne sauront jamais «
qu’il existe une autre sorte de travail social, un travail orienté pour faciliter les processus du développement ; ils ne sauront pas que contenir tensions et pressions des personnes et des groupes comporte une valeur positive, de même que laisser le temps agir dans la guérison ; ils ne sauront pas que la vie est réellement difficile et que seul compte le combat personnel, et que pour l’individu, il n’ya que cela qui soit précieux. … Il faut [
aussi
] parler ici des médecins et des infirmiers, car leur travail repose également sur une sursimplification fondamentale : la maladie est déjà présente, leur travail est de l’éliminer. Mais la nature humaine n’est pas comme l’anatomie et la physiologie, bien qu’elle en dépende, et les médecins … ne sont pas faits pour la tâche du travailleur social, à savoir reconnaître l’existence du conflit humain, le contenir, y croire et le souffrir, ce qui veut dire tolérer les symptômes qui portent la marque d’une profonde détresse. Les travailleurs sociaux eux ont besoin de considérer sans cesse la philosophie de leur travail ; ils ont besoin de savoir quand ils doivent se battre pour être autorisés à faire les choses difficiles (et être payés pour ça) et non les choses faciles ; ils doivent trouver un soutien là où on peut en trouver, et ne pas en attendre de l’administration … ni plus généralement des figures parentales
[des tutelle].
… les travailleurs sociaux doivent être eux-mêmes les figures parentales, sûrs de leur propre attitude même quand ils ne sont pas soutenus, et souvent dans la position curieuse de devoir réclamer le droit d’être épuisés par l’exercice de leurs tâches, plutôt que d’être séduits par la voie, facile, de se mettre au service de la conformité. »
Il concluait ce texte en indiquant que si le comportementalisme n’était pas
tué par le ridicule
(tellement il est accablant de bêtise), alors
«
il faudra la guerre, et la guerre sera politique, comme entre une dictature et la démocratie ».
Nous y sommes, bien sûr.
Mais on ne peut mener à mon sens cette guerre, ce que je rabâche aussi depuis longtemps, sans travailler à se dégager dans le même mouvement, d’une
position institutionnelle en miroir de celle que l’on dénonce
. Il ne s’agit pas de s’enquiller dans le miroir, mais bien d’avoir une politique de la pensée, une politique de l’interprète, sans singer les syndicats ou les partis (qui ont bien sûr leur rôle !), mais en se tenant,
nous-mêmes limités à notre place de discours
, dans l’espace tiers, comme tiers.
Aussi mon orientation, d’une bonté limitée, a toujours été dans notre scène professionnelle, luttant contre les simplificateurs-unificateurs, de
faire du deux
, et à partir de là du pluriel. Ce qui ne m’a guère rendu compatible à cette aspiration naturelle des communautés et des groupes au
même,
à l’
Un
– à cet homogène par où la différence, hé bien, soit elle passe à l’as, soit elle se cristallise en clivage, sur le mode habituel du phallique/castré.
Elaborer, penser, aimer, se cultiver, interpréter, c’est travailler à l’infini à symboliser et à dépasser ce clivage – clivage dans la représentation dont les racines pulsionnelles inconscientes, infantiles, sont celles de la primitive relation orale (
ou bien dedans, ou bien dehors
), celles du sadomasochisme, du dominant/dominé. Ce « travail », dont nul diplôme nous délivre, s’engage à l’infini, et par des voies diverses, comme conquête subjective du
féminin,
pour les deux sexes. C’est le message que Freud délivre dans
Analyse finie, analyse infinie
, texte fameux dans lequel il souligne que
le féminin
est le
roc de la castration
pour les deux sexes, l’un qui veut le pénis et l’autre qui a peur de le perdre.
Voilà qui oriente depuis bien longtemps mon regard, dans le marais de l’amour-propre et des intérêts particuliers.
« C’est une absolue perfection, comme divine, de jouir loyalement de son être
».
Pourquoi cet aphorisme de Montaigne me vient-il ici ? Peut-être d’avoir longtemps médité son
loyalement,
qui nous écarte de l’égotisme, vous savez cette façon de placer sa jouissance à l’enseigne de l’ironique devise anglaise :
I, me, and myself…
On appelle cela le narcissisme… Une façon de n’être jamais deux quand on est deux, jamais trois quant on est trois...
Etre deux, ce n’est vraiment pas une affaire facile. Certains ne seront peut-être jamais deux, parce qu’être deux suppose de soutenir
son être-pour-le-sexe
, soit la déchirure, l’entre-deux du vide – ou pour le dire dans les termes de Lacan, cet
impossible du rapport sexuel
dont le
Nom-du-père
est le messager.
Il y a une impossible satisfaction du désir, et c’est cela, cette limite mise au fantasme, au désir de l’Un, qui est le plus
insupportable
. Je comprends, moi qui ait hurlé la détresse, que cet
insupportable
chacun cherche à le repousser, le contourner.
Pour les managers, sur-simplificateurs et autres tenants du comportementalisme, cet
insupportable,
le tragique même de notre condition
,
n’est, comme l’écrivait René Char, poète et résistant, qu’
affaire triviale.
Ceux-là, enlacés à leur fonction, tel
L’âne qui portait des reliques
, continuent à se prendre pour l’Idole à qui l’hommage est dû… Leur
violence est inouïe, inaudible à eux-mêmes... Je me demande souvent : ont-ils été si maltraités et n’ont-ils jamais quitté ou été quittés qu’ils aient un tel goût de suivre et de faire suivre ?
Le problème c’est que
la fabrique du deux
est la chose la plus précieuse de notre exercice professionnel. L’essentiel, j’y insiste, est bien là :
arriver à être deux
, tout en jouissant
loyalement
de son être… Ce qui implique d’accepter que l’autre aussi, il en jouisse de son être, avec ou sans moi,
loyalement
. C’est ainsi qu’on peut sortir du familialisme et de la citadelle institutionnelle, sans trop succomber au duel, à la séduction-perversion. Certains vont penser que je dis (une fois encore) n’importe quoi, parce que pour eux quand on est deux on est deux, point. Ah bon ? N’ont-ils donc jamais appris, un peu appris, au fil de leurs souffrances (inévitables), à reconnaître comment la passion de la complétude – puis-je dire
incestueuse
? – a pu les tenir, et les tenir encore… ? Il n’y a pas d’autre élaboration qui vaille que cette reconnaissance là vous savez… C’est cette passion de l’Un qui
inceste
le cours de nos vies comme le cours de la vie institutionnelle… C’est pourquoi dans le travail institutionnel il s’agit bien aussi pour l’interprète de médiatiser le rapport du désir à la loi,
non pas d’opposer la loi au désir
,
mais d’unir
, comme le soulignait Lacan,
le désir à la loi
… Le grand problème pour le monde éducatif, psy, étant alors de se dégager de sa propre impasse, soit de sa propre
conception insulaire du sujet
dit Legendre, et de là saisir la facture institutionnelle du sujet et de la Loi… Laissons pour l’instant ce point, un peu difficile.
Beaucoup aimeraient bien, c’est très au goût du jour,
isoler l’inceste
, autrement dit que l’inceste ce soit fifille avec papa, et le petit avec maman, ou bien, pour les plus audacieux, comme cette chère Héritier, « l’inceste de troisième type », entre sœurs… Quelle découverte dites-donc! Mais si vous vous en tenez à cette réduction de l’inceste à la chair et à la famille, à cette sociologie là, à cette anthropologie là, objectiviste et bouchère, vous êtes foutus, vous ne pourrez jamais comprendre que l’inceste ça va bien au-delà de la chair et de la famille, que c’est d’abord l’enveloppe invisible, sexuelle, de tout lien, en tant que pour l’humain tout lien est pris dans le nouage du corps, du mot et de l’image, inconscient compris.
On parle ainsi de la patrie comme d’une mère-patrie… La folie patriotique, ultra nationaliste, c’est une folie proprement incestueuse ! Regardez les enlacés du Front Managérial, ils aiment leur Association, leur Cause, à mort ! Je veux dire qu’ils n’hésitent pas à vous « tuer » si vous menacez cet enlacement, c’est-à-dire en vérité, leur fol amour d’institution ! C’est comme s’ils étaient mariés avec leur mère. Il m’a été rapporté un jour par une directrice en conflit de pouvoir avec un autre directeur qui était son rival, que celui-ci, alors qu’elle le moquait (sans trop savoir) sur son lien à l’Association dont ils dépendaient tous les deux, lui a répondu : «
Mais je ne suis pas marié avec l’Association !
» Même si c’était une dénégation, j’ai vu là, comme dans toute dénégation (cf. sur ce point le texte essentiel de Freud), un début de levé de refoulement ! Un espoir ! J’ai dit à celle-ci : «
vous voyez bien qu’il vous attend, même s’il ne le sait pas, comme une femme…
» Cette interprétation, arrivée sûrement trop tôt ou trop tard, n’a pas, dans le lien de ces deux là, porté ses fruits…
Mais j’ajoute que ce qu’il faut bien voir, c’est que cet enlacement, ce fol enlacement à la mère-institution, il regarde et implique chacun d’entre nous.
Dès que vous avez affaire à l’institution, sous un quelconque signifiant, y compris celui de la psychanalyse, vous avez le lien à la fiction « mère » qui se pointe, et dès lors vous avez affaire à la question de l’inceste –
la question de l’enlacement à la fiction de la Mère absolue
, la
Mère phallique
comme dit le jargon de la psychanalyse –
la Reine de la Nuit
qui trône dans l’inconscient…
L’inceste c’est d’abord et avant tout
l’inceste de représentation
, un lien absolutiste, sans écart ni distance, avec le signifiant de sa Cause. Regardez donc comme certains se trouvent identifiés à leur Association, leur Institution, leur Cause. Ils en parlent comme si ces fictions avaient un corps de chair ! Cela les rend un peu « délirant »…
J’ai bien essayé moi, comme je viens de le signaler, d’aider par exemple cette directrice, ma chère M., à s’en dés-identifier. Elle ne pouvait s’en dégager toute seule. Il faut des tiers dans cette affaire. J’ai manqué d’aide pour l’aider. Bon, j’espère que cela est un peu entendu aujourd’hui par quelques uns qui pourraient me lire ici, et qu’ils en tireront profit pour eux-mêmes. Et je leur dis : vous voyez que je ne suis pas si « méchant », même si je peux être parfois con à mon tour. Mais je le revendique, comme d’être fatigué. Ceux qui veulent un mec parfait, un maître sans faille, un père idéal, sans violence of course, qu’ils aillent se faire voir…
C’est cela, cette férocité du lien duel, enraciné dans cette indistinction originaire de soi et de l’autre, source de l’aspiration fantasmatique à l’Un, que le langage, le droit et les institutions, les « parents » (toutes les médiations parentales institutionnelles) ont charge de civiliser, de médiatiser. Et c’est malheureusement dans cette férocité, qui me fait combattre comme je peux, que se tient et nous tient avec lui le management aujourd’hui !
Civiliser
, comme le mot l’engage, c’est lier le sujet aux catégories du droit civil, celles, langagières, de la différence des sexes et des générations,
mais c’est aussi lier les institutions au principe de limite, de distinction, de séparation.
C’est pourquoi l’intervention du juge, si elle était bien comprise, cliniquement bien comprise, ne devrait avoir d’autre horizon que celui de rétablir en droit, au cas par cas, chacun à sa place, et
cela en référant toutes les fonctions et les institutions à leurs propres limites de discours et de compétence, aux frontières de leur propre espace tiers1
.
Il n’y a de sujet
, comme le rabâche Pierre Legendre,
que
sujet institué
.
La manœuvre civilisatrice, symbolique, différenciatrice, clinique – manœuvre dans laquelle s’inscrit notre propre médiation éducative –, consiste, en toute société, «
à travailler le mélange du sujet humain avec la Mère absolue, en déplaçant le sujet vers l’espace tiers des institutions où fonctionne la Loi, […]. Instituer veut dire défaire plus ou moins ce mélange, le situer dans un discours de la Loi, l’utiliser aux fins de la reproduction.
» (L’empire de la vérité, p. 73).
Vous voyez, ce propos qui date de 1983, m’a marqué, et depuis je n’ai cessé de me dire que c’est quand même fort de café que les psychanalystes, qui prennent trop souvent les juges pour de simples régulateurs sociaux, des benêts ou une sous-catégorie de thérapeutes, aient circonscrit à ce point cette affaire de «
l’espace tiers des institutions où fonctionne la Loi
» ! J’ai fini par comprendre que pour ces analystes, qui revendiquent au fond le monopole du symbolique, de la clinique, il n’y a qu’une identification noble, la leur, comme cela se voit surtout du côté du Parti millerien. Ce qui ne peut être sans effet sur la conduite et l’issue des cures…
Legendre poursuivait ainsi : «
Cette Mère absolue, à proprement parler sans nom, projetée dans un au-delà de la mère bien réelle, habite le fantasme inconscient. … nous ne savons pas ce que c’est, mais nous en subissons les effets.
».
Si vous ne considérez pas cela, l’arrière scène inconsciente de la subjectivité, le fait que le fantasme incestueux se projette bien au-delà de la mère réelle, sur l’ensemble des liens, v
ous ne pouvez saisir la fonction proprement clinique du droit et des institutions…
Si vous refusez de prendre acte que
la subjectivité est un fait institutionnel2
, vous ne pourrez par exemple pas bien repérer ce qu’il en est de «
l’inceste »
dans ces annonces de recrutement que je lis ici et là pour des directeurs ou des chefs de service. C’est très instructif ce genre de lecture pour relever le fin fond du fantasme – dois-je dire « totalitaire » ? –, qui sous-tend l’idéologie managériale. Qu’y-a-t-il donc derrière ces annonces exigeant une collusion de fer, sinon l’inceste, et le refus du féminin et la peur, la peur de l’Autre ?
Pour celui qui a, comme disait mon maître griot,
la vision des fondements
, il est assez aisé de reconnaître sous ces annonces, exigeant comme première vertu d’avoir «
le sentiment aigüe de l’unité de direction
», la vieille passion des Associations patriotes, la fureur managériale de l’Un, du faire Un à deux, à plusieurs…
C’est là-dedans que nous nous engouffrons, que nous entraîne la tourmente gestionnaire. Pour quelle transmission, pour quel monde à venir ?
Une dernière remarque. La psychanalyse comme école peut-elle aider à mener la guerre ? Oui, si elle aide d’abord à
ne pas suivre
,
à faire
perdre le goût du faire suivre
. J’ai forgé mon viatique, en particulier dans les Leçons de Pierre Legendre, qui a tenu les distances, la distance, sans faire école, et auquel je paie ma dette. Bien d’autres bien sûr, du
Mouvement psychanalytique,
comme en soutient si courageusement la fiction (nécessaire) Jacquelyne Poulain-Colombier (hors éclectisme ou œcuménisme sans rigueur), m’ont aidé à trouver la boussole qui m’oriente pour combattre, mener la guerre contre le scientisme, l’objectivisme, mais aussi contre la déconstruction indéfinie, et cela sans perdre le sud, la
boussole des désirs invisibles
3!
Daniel Pendanx
Notes
1 Daniel Boulet, après une longue expérience de juge des enfants à Bordeaux, a été un des premiers, sinon le premier, à indiquer dès 1989 dans son Bilan critique de la protection de la sauvegarde de l’enfance combien la personnalisation familialiste de la fonction du juge des enfants a «vulgarisé une modalité d’exercice de la fonction judiciaire qui tend au refoulement de la problématique généalogique et à la dé-légitimation de l’ordre symbolique des places.» (Archives Aquitaine de Recherche sur le Social, n°spécial 1989-1990, pp.85-86).
H
élène Cazeaux-Charles, elle aussi ancien juge des enfants, soulignait à son tour en 2003, dans une intervention auprès de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, l’exigence et le sens de l’écart à faire valoir: « Reconnaître la nécessité d’un écart structurel entre les fonctions de juge des enfants ou du tribunal pour enfants et les services éducatifs suppose que l’on ait définitivement renoncé à croire que le droit est une technique de régulation sociale, légitimant, ainsi conçu, ce qu’il faut bien qualifier de dérive comportementaliste de l’action judiciaire et éducative. Conçu autrement, c’est-à-dire comme un discours porteur de fictions inscrites dans un montage agençant les places, réglant les fonctions, distribuant les rôles, le droit oblige à la mise en œuvre de pratiques professionnelle mettant en scène, chacune pour le compte de leur acteur, la rencontre des sujets humains avec la dimension de l’indisponible. » (Documents internes, PJJ, 2003)
2 Prendre acte que
la subjectivité est un fait institutionnel
c’est percevoir et saisir que la scène institutionnelle est
partie intégrante de la scène primitive du sujet
(Legendre) : il y a un rapport subjectif complexe, de représentation, interne au sujet, entre le jeu des figures sur la scène et son fantasme de scène primitive, son fantasme œdipien. C’est aussi en ce sens que Freud disait que psychologie individuelle et psychologie sociale sont au fond une seule et même chose. L’institution travaille avec le même matériau que le sujet.
3 L’expression est de Sollers.
ah le management...
jean-françois duvic
jeudi 28 juin 2012