LA PSYCHOTHERAPIE INSTITUTIONNELLE ET LA PROTECTION DE L’ENFANCE, UN MENAGE A TROIS
Je vais tenter de vous expliquer de mon point de vue, comment la PI peut parfois faire émergence au quotidien dans notre LVA, à quel degré et avec quels résultats. Je vais aussi aborder le sujet de la contention au hasard et tout le long de ce propos et je l’appellerai la contention administrative ou bureaucratique, et je la relierai à la PI à cause d’une histoire de surdétermination sociale. Pour Oury entre-autre, il y a une double aliénation, une aliénation sociale et une autre psychopathologique. Je rajouterais ensuite une dimension très kafkaïenne, qui se situerait dans une dyade entre l’idéologie managériale rationalisante, et la singularité d’un sujet dans un collectif ! Et pour faire encore plus direct car ce sujet n’est jamais hors sujet, mon opinion est que le centre du dispositif ce n’est pas le sujet que l’on nous confie contrairement à ce que l’on nous raconte, mais Maître Pognon le grand illusionniste contemporain de nos cerveaux de normopathes.
J’aime bien introduire les choses tout en douceur, vous saurez le constater.
La PI sur le terrain, c’est une notion très abstraite. En fait et en vérité, rien ne se passe jamais comme on le voudrait. La PI elle est invisible, pas d’un grand soutien, on ne s’appuie pas dessus comme sur un bâton de maréchal. Elle est discrète et ne se manifeste pas sans raison. C’est un état d’esprit, elle flotte au-dessus de nos têtes, elle est vaporeuse, inatteignable, ingérable, prête à disparaitre à la moindre occasion.
Participer au mouvement de la PI, c’est inconfortable, c’est être dans le doute en permanence, dans la déception parfois… plus on croit s’en approcher, et plus on s’en éloigne. La PI c’est un vrai travail sur la frustration qui doit se faire au niveau de l’institution. L’individuel c’est le sujet du collectif et il faut donc soigner l’institution et donc les individus qui la composent, enfants et adultes en ce qui nous concerne. J’emprunterais et je détournerais bien une citation de Jean Dubuffet au sujet de l’art brut pour résumer l’état d’esprit de la PI « La PI ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a fait pour elle ; elle se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’elle aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand elle oublie comment elle s’appelle. ».
Il faut se coltiner le réel pour comprendre. Il fait irruption en permanence. Le réel, il vous empêche de tourner votre café en rond, il parle mal, il vous traite de fils de pute, vous envoie chier, vous agresse, vous met dans les situations les plus inconfortables qui soient et que vous n’aviez même pas imaginé dans vos pires cauchemars. Ce cheminement, vous renvoie inexorablement à cette question fondamentale « qu’est-ce que je fous là ? ». Le réel de la vie des autres ne mâche pas ses mots, ni ses maux, si l’on veut jouer de cette équivoque sémantique. La théorie devrait prendre cela en compte pour mieux former ceux qui nous arrivent tout propre ou plein de préjugés dans les métiers du social.
Je me souviens de cette phrase de Deligny suffisamment percutante pour vous être répété ici dans cet espace reflexif si chaleureusement accueillant « Educateurs qui êtes-vous ? Instruit sans aucun souci préalable de savoir si vous avez dans le ventre un minimum d’intuition, d’imagination créatrice et de sympathie envers l’homme, abreuvés de vocabulaire médico psychologique et de techniques esquissées ; on vous lâche pour la plupart enfants issus de bourgeois, en pleine misère humaine. ».
Pouvez-vous accepter l’inacceptable ? A quel degré se situe pour vous dans un collectif, l’inacceptable ? « Tout le monde veut sauver la planète mais personne ne veut descendre les poubelles » disait d’un air sarcastique Jean Yanne un soir de beuverie littéraire.
Mais bon, moi je m’en fous en fait car un jour, j’irai vivre en théorie car en théorie tout se passe bien.
On parle d’une prétendue PI mais elle n’existe pas disait Tosquelles, un des inventeurs de ce mouvement et funambule reconnu de la triangulation… Car il s’agit bien là d’un mouvement plus que d’une posture et il n’existe que si l’on en est, que si l’on y est, que si on y met les mains et son argument le plus solide c’est l’ambiance. Il faut faire ambiance, soigner les entours, cultiver la connivence. Il faut sans cesse se poser la question « qu’est-ce que je fous là ? ». Ce questionnement n’attend pas une réponse circonstancielle mais touche à des dimensions existentielles et ontologiques, il faut aller chercher dans les profondeurs de l’être pour savoir ce que l’on fait là. C’est le minimum de respect que l’on doit aux sujets que l’on nous confie. Il faut pouvoir se mettre dans la margoulette, une bonne fois pour toute qu’on ne choisit pas ce métier pour faire suite à un parcours scolaire « éduc non mais allo, c’est hypra fun, très tendance ! » On ne choisit pas ce métier du soin et de l’éducation par hasard. Relisez Deligny ou plutôt lisez-le…
C’est la merde ce boulot et si l’on croit pouvoir mettre les mains dans la merde, il vaut mieux savoir pourquoi ! On ne choisit pas ce métier par hasard, il faut le faire en toute connaissance de cause.
La clinique, la PI se passe sous transfert et il faut savoir ce que l’on est prêt à donner de soi et à perdre en chemin. Les chemins s’inventent en marchant et c’est dans cette philosophie que s’inscrit l’idée de PI.
Nous allons tenter de parcourir cette tentative explication dans un pas non cadencé si cette posture reste possible dans une société de plus en plus liberticide et devenu propriétaire du temps des autres. « Ein, zwei, Ein, zwei » disait orgueilleusement le général Gamelin du regretté Desproges.
La PI se développe dans les interstices de l’établissement nous a dit Tosquelles. C’est un chantier permanent pour ensemble arriver à élaborer, réinventer l’institution. Une institution doit rester en permanence inachevée, on doit pouvoir en changer le décor et l’architecture psychologique pour faire ambiance. Rien ne doit jamais être fini, une institution doit être en perpétuel mouvement et le mouvement cela remue, on en sort jamais intact. Cela s’appelle l’institutionnalisation, fruit de la confrontation dialectique entre l’instituant et l’institué.
La fixité, le statique, il faut laisser ça aux administratifs et aux techniciens, ceux qui se trompent selon la règle disait Paul Valery. La fixité, c’est l’instant bureaucratique, c’est du vide rempli par du plein et du plein de vide pour finir. C’est la mort de l’institution et pour survivre, il faut qu’elle soit en perpétuel mouvement, qu’importe si cela ne se passe pas bien, il n’y a qu’en théorie où tout se passe bien et ce n’est pas facile à faire avaler aux financeurs qui attendent du résultat à n’importe quel prix.
On est dans la société du résultat et du quantitatif, dans la société des réseaux sociaux là où l’on ajuste sa cravate dans le miroir d’un smartphone. Le discours dominant s’appuie sur celui du marché et la novlangue fait le reste en abrutissant la masse avec la bientraitance, la bienpensance, la bien gérance, la bien séance et pour finir autour d’une bouffe dans un restaurant gastronomique dans la bien connivence circonstancielle des cravatés de service. Vous savez tous ces gens qui savent et qui décident d’un air grave et déterminé pour des autres dont ils semblent connaitre si peu… Pour exemple dans certains centres médico-sociaux de l’ASE on parle de portefeuilles de dossiers pour parler des enfants confiés, c’est le même langage que ma banquière quand elle me parle de sa surcharge de travail. C’est vous dire la dérive langagière et où on en est dans le discours du maître « moi j’en ai 39 et toi ? 45 pourquoi ? » C’est à partir de combien qu’on peut dire que cela pose vraiment problème ? ». On croit rêver…
C’est là que le discours du marché vient contaminer les interstices de la commande sociale. Le sujet, l’enfant, l’adolescent disparaissent au profit d’une uniformatisation d’un langage totalisant et déshumanisant. Le sujet est traité comme une marchandise, un produit de masse dont on doit trouver une utilité.
Je ne leur jette pas la pierre à ces collègues mais ils me font de la peine… Ils devraient s’inscrire dans un mouvement de résistance mais au final, ils ne travaillent que pour manger et reproduire leur force de travail.
Qu’est-ce qu’on fout là ? Qu’en est-il de l’aliénation sociale sur le discours et la pratique de terrain des travailleurs sociaux ? Qui sont ces types qui nous empêchent de travailler en nous imposant de remplir des tableaux Excel sur le degré d’humanité des gens qui nous sont confiés. Ils s’en foutent des enfants ce qui les intéresse, ce sont les rapports d’évolution ou les projets d’établissement qu’ils ne liront pas, mais qui légitimeront leur place, puisqu’ils leur sont destinés. J’en connais un ou deux des plus pittoresques, qui seraient capable d’exiger d’être assis dans la section non-fumeur d’un canot de sauvetage du Titanic. C’est vous dire leur approche clinique et humaine des situations d’urgence !
La PI me semble, de mon point de vue, pouvoir remédier à cette dialectique du pire. Elle a dans sa boite à outils, une multitude de solutions individuelles pouvant faire collectif « le sujet de l’individuel, c’est le collectif » nous disait Lacan et pour une fois, j’arrive à faire mienne de l’une de ses citations…
Quelles sont les règles, les interdits ? De nombreuses questions se posent et s’articulent à la hiérarchie et finalement au politique. La dimension politique, juridique sont les sujets incontournables dans la façon dont nous allons prendre en soin et nous ne pouvons pas en faire l’économie. Etre éducatrice où éducateur c’est être en relation avec le monde qui nous entoure et à minima essayer d’en comprendre les codes. C’est impossible de travailler tout seul dans son coin, la vision professionnelle doit être transdisciplinaire et tout le monde doit être embarqué dans cette aventure.
Il n’y a pas de petites mains, la maitresse de maison, le factotum, l’instit, la psy, le plombier, le voisin, l’orthophoniste, le vieux qui passe sur le chemin en crachant, la factrice, le gendarme, la copine, le père du copain qui est le roi de la PS4 et qui est con comme un balai, le paysan du coin, le musicien, celui qui a rencontré l’homme qui connait l’homme qui connait Jésus de Morteau, le danseur efféminé, le poète édenté, le sculpteur fou, tous ont une place dans le processus de soin. Il faut créer un décalage, faire un pas de dégagement pour pouvoir accueillir l’étrangeté de l’autre. Il faut savoir faire un pas, dans l’à-côté de soi, personne ne doit se prendre pour son statut. Chose insupportable pour Oury, « celui qui se prend pour son statut est fou » répétait-il souvent. Il n’y a pas de dirlo, de chef de service, il y a un soignant avec sa subjectivité soignante ou pas. Cela nécessite une remise en question de toute la structure institutionnelle, une critique concrète de l’organisation rigide et hiérarchique. C’est un vrai boulot, il faut savoir perdre un peu de son pouvoir au profit du collectif pour y arriver. La PI est à ce prix-là ! Et je me plie à cet inconfort utopique.
Il faut savoir créer l’émergence de constellations transférentielles pour pouvoir inventer des pare-excitation collectif. La circulation des gens, des idées doit être priorisée. Si le lieu manque d’espace métrique comme chez nous au LVA, il faut faire venir du monde de l’extérieur et créer de nouveaux espaces de fuites et de rencontres, intérieurs et extérieurs. Il faut savoir inventer des moyens d’être autrement dans des espaces qui peuvent nous échapper.
Il faut apprendre à ne pas avoir peur à ce qui nous échappe. La rigidité est souvent mauvaise conseillère. Il faut apprendre à lâcher-prise, découvrir un moment, un instant dont on n’est ni le propriétaire ni le créateur. Il faut savoir se laisser porter par un courant contraire, apprendre à nager en eaux troubles, saisir l’instant par le bout d’un désir…
La position d’extériorité de l’intervenant donne la possibilité de brèches d’ouverts dans la relation et c’est à nous les éducateurs de se saisir de ses greffes de transfert. Un sens peut survenir là où l’insensé régnait. L’étranger quand il rencontre l’étrangeté peut avoir une capacité à créer du lien ou juste inventer un espace d’accueil au fruit du hasard d’un instant partagé. Pour moi l’intervenant extérieur dans la toute naïveté de la rencontre participe au processus soignant et s’il ne s’en rend pas compte c’est encore mieux. Parce qu’il va faire encore mieux que nous, il est spontané, surpris, naïf et curieux de l’insolite qui survient… Il possède une distance naturelle qu’il nous est plus possible d’obtenir car on finit par se connaitre trop avec les jeunes, on a parfois certains jours du mal à se voir même en peinture. On pourrait facilement se peindre au pistolet !
C’est à nous inlassablement de cultiver ces espaces de possibilité d’insolite, c’est une matière première précieuse au service d’une imagination créatrice et d’une certaine tonalité si chère à Oury. Le quotidien ce n’est pas ce que l’on croit répétait-il, et je confirme que cela ne va pas de soi. Venez nous voir, vous allez le constater, le quotidien n’a rien à voir avec la routine de l’homme de ménage de plus de 50 ans ! Le quotidien des enfants placés n’a rien d’ordinaire, il est tout à fait extraordinaire…
Il ne peut y avoir de concurrence entre tous les gens qui composent cette constellation transférentielle. La concurrence c’est le langage du capital et ici le capital c’est la confiance, un sourire, un geste, un regard qui dit que l’autre compte pour vous. Cela n’a rien à voir avec du gratuit car il faut donner de soi pour que cela advienne.
Notre voisin et ses enfants proposent des espaces transitionnels et de trans-inspiration supplémentaires. Sans s’en rendre compte, ils proposent des espaces de respirations et de circulations en dehors de l’institution ou les enfants au gré de leur commerce relationnel vont chercher refuge, conseils ou un public disponible à leur état d’esprit du moment.
Le transfert et la relation doivent pouvoir garder leur dose de secret dans ce collectif. Le transfert ne se mesure pas, il est incodifiable, il est dans la démesure de l’intersubjectivité de deux êtres qui viennent parfois de biais où en passant se rencontrer dans l’au-delà des mots des autres et de la réalité institutionnelle.
Il faut qu’il y ait impérativement des espaces de circulation et c’est à nous d’offrir cette possibilité de les inventer ! Nous devons être des créateurs de sens, des gens sérieux qui ne se prennent pas au sérieux.
Il ne faut pas chercher à toujours vouloir tout comprendre. Savoir que l’on ne sait pas m’a dit un jour Joseph Rouzel c’est déjà commencer à comprendre et je lui fais confiance à ce sujet car c’est un vrai puit d’humilité quand vous le connaissez vraiment ! Il est kiffant à bord écorchant…
La constellation transférentielle ouvre des surfaces de vie, de la jachère à cultiver et des ailleurs possibles. Elle réinvente l’institution, l’agrandit et l’a fait sortir de ses murs. Elle se nourrit de l’hétérogène.
Croire qu’à eux seuls, les éducateurs puissent élever un enfant, c’est une hérésie interpellait déjà Fernand Deligny en son temps, éduquer, c’est l’un des métiers de l’impossible avait déjà anticipé Sigmund. Il faut créer des ponts, des fenêtres et ne pas rester dans l’entre soi éducatif de ceux qui savent pour les autres. IL ni a rien de plus aliénant. Les questionnements sont mieux que toutes les certitudes enrageait Nietzche et c’est sur ces incertitudes que se nourrit la PI.
A la Bergeronnette, il n’y a rien qui ne laisse paraitre dans le sens d’une réussite quelconque. On semble parfois plus proche du chaos que d’une réussite éducative, la PI fait alors le dos rond et attend des jours meilleurs pour se nourrir.
Nous souffrons mais pas trop, de cette représentation que nous avons de nous-même et quand vous allez connaitre l’inventaire à la Prévert que je vous réserve, il ne va pas falloir se laisser vagabonder à des divagations d’apparences autistiques. Il va falloir faire un peu preuve d’empathie et comprendre que les troubles de la personnalité, du comportement, les pathologies du lien et de la relation, les problématiques abandonniques ainsi que la délinquance ne dessinent jamais un long fleuve tranquille.
Les chambres sont sales et défoncées, j’ai honte d’en faire la visite, les communs juste praticables par moment, les murs en Placoplatre regorgent de coups et de souvenirs de violence, les portes de certains placards sont arrachés, disparus, un canapé n’a plus de pieds, l’autre est déchiré et il n’ont pas encore fêté leur un an, le véhicule 9 places à 25000 euros ressemble à une poubelle ou à une bétaillère attaquée de l’intérieur comme par des petits rongeurs, l’écran plat du salon a été détruit, notre tour d’ordi de bureau aussi, le lave-vaisselle va suivre, Ils jouent depuis peu avec l’alarme incendie, on doit racheter 6 chaises, l’aquarium est vide, les poissons, une vingtaine surnagent dans ce qui ressemble à de la vase, un yaourt dans la poubelle avec sa petite cuillère, de la misère humaine en forme d’épluchures, l’illusion de jours meilleurs, un recommandé, un SDF qui cherche de la chaleur, une idée fixe, une prof psychorigide, le jour qui se lève. Le coq qui chante les pieds dans du vin jaune et des morilles…
Hier matin à mon réveil, je trouve le petit bout de chou de 8 ans que je comptais réveiller pour partir à l’école, assis dans le canapé du salon. IL semble fatigué, il a le regard vide. Quand il me voit d’abord il ne me calcule pas puis il me réprimande avec force. D’après lui, il a raté son bus pour l’école qui est déjà passé. Nous avons pourtant une heure devant nous avant l’horaire habituel de ce passage. Je suis étonné de sa remarque mais comme je ne comprends pas toujours ce qu’il me dit, j’en fais mon affaire et pis le matin, je suis en difficulté avec le langage.
Le p’tit Marcel, je le connais depuis 6 mois. En fait avec lui, j’en suis là où je ne sais pas, là où je ne comprends pas grand-chose de lui. Il m’inquiète car il me renvoie à mon inaptitude à le comprendre. 20 ans de boulot dans la protection de l’enfance pour en arriver à ce constat, c’est un peu déstabilisant.
Je l’invite à passer de son pyjama à sa tenue d’écolier, ce n’est pas gagné car il a décidé qu’il ne voulait pas aller en classe. D’habitude l’épisode habillage est toujours épique et là aujourd’hui cela devient compliqué. D’habitude, il oublie de mettre son slip, mets son pantalon à l’envers, mets deux jambes du même côté, mets la chaussure droite à gauche, enlève tout, perds ses lunettes, etc.…
Aujourd’hui, il ronchonne, on dirait ma grand-mère. Il m’explique clairement qu’il faut que j’appelle de toute urgence - et que c’est encore assez tôt -, la compagnie de bus pour éviter ce transport inutile et l’école pour dire qu’il est malade, plutôt gravement et qu’il ne pourra pas venir aujourd’hui. Il tente de me convaincre à sa façon que les mathématiques ne sont pas un sport du matin.
Les bras m’en tombent. Son discours tient la route comme jamais. C’est la première fois que je l’entends dire quelque chose d’intelligent où d’intelligible. D’habitude il semble ne jamais rien comprendre à rien et là, à cette occasion, il est très organisé, on dirait un vrai ado, il a réponse à tout et il a tout prévu dans les moindres détails! Il n’a pas envie d’aller à l’école, t’as compris ou merde me répète-t-il comme s’il parlait à l’abruti de service ?
Je suis scotché. Je n’en ramène pas large et je suis heureux qu’aucun collègue ne puisse assister à cet épisode lunaire. Ce petit d’homme relève d’une orientation IME, il a un accès au langage et à la compréhension qui semblent limités. Au quotidien, il faut le décodeur et ne pas trop chercher à le comprendre pour ne pas trop se perdre. C’est en tout cas ma façon d’appréhender la possibilité d’une rencontre avec lui mais c’est sans doute là ma première erreur. Ma technique est loin d’être au point avec Marcel. Je manque d’imagination, il vient me chercher là où je ne suis pas et je me sens incapable de faire le déplacement nécessaire pour faire rencontre. J’ai l’impression de ne pas parler la même langue que lui, il n’y a rien de lui qui vient faire écho chez moi, je suis démuni.
C’est là que la PI intervient parfois insidieusement dans ce processus entre lui et moi. Ça c’est les jours de chance car en fait le reste du temps, tu restes tout seul avec ton propre bricolage et il va te falloir trouver une solution suffisamment acceptable pour savoir défendre ce qui va pouvoir être dit de ta posture éducative et des répercussions qu’elle peut avoir sur le petit ! La PI peut parfois être buissonnière et te laisser en plan, il ne faut jamais compter sur elle. Tu ne peux compter que sur toi même… IL va te falloir aller chercher au fond de toi pour défendre l’indéfendable question de la singularité d’un être dont tu viens de faire la rencontre et dont tu n’as encore aucune compréhension. Et parler de ce que tu ne connais pas, c’est loin d’être évident sauf pour un politicien sans scrupule.
Comme je ne prends pas pour mon statut, je demande conseil auprès des collègues stagiaires ou permanents. Chacun y va de son expérience avec Marcel, et raconte une anecdote le concernant. Au final, nous semblons tous embarqués dans le même bateau : insultes diverses et variées, incompréhension de Marcel face à un « non » ou un interdit énoncé, déconnection de la réalité en permanence, démonstrations affectives surdimensionnées, vocabulaire emprunté à un tiers.
Marcel, j’ai tendance à penser parfois qu’il se prend pour un autre. Il s’invente un personnage de fiction, et il rejoue des scènes déjà vécues juste pour voir ou juste histoire d’échapper à sa réalité. Il explore et quand il prend une posture psychodramatique et qu’il arrive masqué par le jeu et par le « je », il peut en dire très long de ce qui se passe au domicile familial. On sent du vécu emprunté à des mots qui ne sont pas de son vocabulaire mais en même temps une certaine forme de lucidité et une inquiétude profonde pour sa maman. Victime de la violence de son père qu’il subit, il vit une sorte de double peine, à la fois maltraité et placé. Il a de quoi ne pas vraiment comprendre le sens de son placement et d’être fâché contre nous qui le retenons contre son gré. Et sa maman, elle vit quoi, toute seule avec son père ? Est-elle battue comme lui ?
Et pour finir, ensuite entendre sa mère, lors d’un passage au tribunal pénal, protéger son père contre les violences qu’il commet, sans doute à l’encontre de toute la famille.
C’est à ne rien y comprendre ou devenir fou. Le conflit de loyauté devient ingérable pour un petit bout de cet âge-là.
Une mère qui dit au juge le contraire de ce qui s’est passé, c’est violent et à 8 ans, cela s’inscrit au niveau des traumatismes précoces. Je comprends qu’il lâche prise régulièrement, c’est plus facile pour tenir le coup. Faire le fou devient salvateur, c’est un véritable échappatoire pour lui et puis faire une petite démonstration de crise chez nous, c’est sans risque et ça fait du bien de pouvoir contrôler que rien ne se passe comme à la maison et que d’autres solutions seraient possibles. C’est un luxe qu’offre le placement et il a raison d’en profiter mais cela lui coute en même temps de faire le constat qu’à la maison, la violence s’est substituée aux mots.
Marcel est très colérique et quand il l’est, il est très confus et maladroit. En général, il se mélange les pinceaux et ne sait plus pourquoi, il est en colère. Il finit par rire de lui-même dans sa barbe de pâte chocolatée à tartiner. C’est très spectaculaire et je dois contenir mon sourire car avec lui c’est du genre d’un vaudeville surréaliste, il y a du De Funès dans ses crises avec de l’André Breton et du Desproges.
En général, je me place comme spectateur de ses émotions, je n’interviens pas car je suis de toutes les façons toujours hors propos. Il me renvoie à chaque fois dans les cordes. J’attends qu’il me donne la parole ou qu’il m’autorise tout simplement quand il sera d’humeur. Cela peut sembler suspect d’un point de vue éducatif mais c’est comme cela, je sens que je dois m’effacer. Quand je me fâche après-lui, il ne comprend pas que je suis fâché. Je n’arrive pas à le convaincre que je suis en colère. Il ne me prend pas au sérieux et la sidération qui en découle m’inhibe d’un point de vue éducatif. Il n’a pourtant que 8 ans, il mesure 1.20m, pèse 20 kg et il a 2 de tension, un dans chaque bras mais je m’écrase. Je ne lui laisse pas le pouvoir mais j’écoute ce qu’il cherche à me dire dans son langage symptomatique. Je comprends un mot sur deux ou sur trois cela dépend de ma forme du moment, cela semble l’amuser. Moi beaucoup moins...
Il faudrait savoir prendre le temps dans la relation, tout n’arrive pas tout de suite et cela peut paraître frustrant. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. La commande sociale, il faut savoir l’ignorer à certains moments. Le temps des uns n’est pas le temps des autres, surtout s’il sort d’un tableau Excel pondu par un normopathe endimanché qui parle de choses dont il ne comprend pas grand-chose.
La singularité n’est pas un sujet de négociation. Il faut savoir se donner du temps et ce n’est pas facile à faire accepter. Le temps c’est de l’argent, l’argent des autres nous fait-on rapidement savoir, tableau Excel à l’appui. Le normopathe endimanché ne lâche rien sauf le dimanche… Après la messe.
Avec le p’tit Marcel, j’apprends encore et encore, et c’est que le début d’accord, d’accord…. Il a huit ans et il m’enseigne et je suis fière d’avoir un tel professeur. Notre boulot, c’est aussi de se laisser apprendre, de se laisser surprendre et comprendre d’un petit rien qui vient faire sens juste à un moment ou un autre. Elément fugace destiné à son obsolescence directement programmée à sa notion d’instantanéité. Nous ne sommes pas obligés de comprendre et de tout expliquer, nous sommes juste obligés d’y réfléchir… Nul besoin d’en faire des tonnes, juste être à l’écoute de ce qui cherche à se dire dans les interstices de la relation. Un petit rien en dit parfois beaucoup plus qu’il ne le voudrait. Par exemple ce que j’entends dans le refus de Marcel d’aller à l’école ce matin, c’est autre chose qui vient me dire que « chez maman, quand elle n’a pas envie de se lever dès potron-minet, on invente une excuse pour annuler le bus et l’école… ». Je connais la situation familiale depuis quelques années et cela tient la route, madame aime les grasses matinées, la pétanque, le cheval et la pêche en toute tranquillité. Marcel m’a même proposé de ne pas ouvrir au chauffeur de bus s’il venait à frapper. Il avait tous les scénariis possibles et son discours presque d’adultescent semblait bien rodé ! A huit ans, il connait déjà tous les rudiments du mensonge et de la duplicité, et bien que son vocabulaire soit habituellement pauvre, il fait là, étalage d’une richesse argumentaire dépassant l’entendement académique. La prochaine fois, je lui demande d’écrire mon intervention, on pourrait tous être surpris et moi le premier. Je pourrais de ce coup me trouver beaucoup moins beau !
Avec Marcel le travail débute mais avec sa mère, il a déjà commencé depuis quelques années ; en fait avec l’ainé qui est resté 5 ans chez nous. A l’époque, j’avais devant moi, une mère-enfant, dépendante H24 de sa propre mère qui était omniprésente et tyrannique au domicile familial. C’était elle qui représentait la loi et rien ne pouvait se faire ou se penser en dehors de son autorité. Après quelques entretiens familles, j’ai réussi à créer la possibilité d’un ailleurs possible. Je n’ai pas marqué des points avec la reine-mère mais sa fille, la mère de l’ainé et du petit Marcel y a trouvé son compte pour se remettre ensuite dans les griffes d’un autre prédateur aux allures d’un nounours papathogène. Madame dépend malheureusement du fric des autres et ce sont ses enfants qui en paient la note en fin de compte.
Elle ne semble pas en capacité de les protéger de l’autre.
Il va falloir savoir se servir de cette expérience. Je pressens déjà le degré des résistances qu’il va falloir contourner, la somme de couleuvres qu’il va nous falloir engloutir avec l’absence d’un tiers qui pourrait être L’ASE qui est inopérante, faute de pérennité d’un poste de référent. A ce poste, les gens défilent en CDD et au final se défilent. Une fois par an au tribunal pour accompagner un enfant, on envoie quelqu’un du service qui ne connait absolument rien à la situation. Le reste du temps, nous assumons seul.
Le juge des enfants doit alors prendre une décision importante sur une histoire familiale complexe sans en connaitre les antécédents alors qu’il vient parfois d’être fraichement nommé dans une ville de préfecture austère qui est loin de correspondre à ses aspirations familiales. Le juge des enfants fait partie de la chaine signifiante, et il me faut donc aussi en aborder les contours.
Il ne prend pas de risque, il bétonne et à sa place je ferais pareil, il est attendu à la maison. Il reçoit une consœur du syndicat de la magistrature à déjeuner. Du placement provisoire, il passe au placement judiciaire et referme le dossier jusqu’à l’année prochaine si rien d’extraordinaire ne se passe. Candide en serait pantois !
Il en est comme de cela bien trop souvent. L’articulation entre le service placeur, la justice et le lieu de placement souffre d’un mal chronique qui est le manque de moyens humains et donc de communication. Quand on travaille sur le plan relationnel, cela peut paraître très frustrant, et renvoyer à une colère légitime qu’il faudra bien trans-former en énergie créatrice.
Le constat peut sembler froid et grinçant mais je n’invente rien, je m’appuie sur ma praxis et sur ce qui m’est donné d’observer et je ne ferai jamais l’économie de dénoncer ce qui me semble être une injustice supplémentaire faite à ces enfants qu’on appelle les enfants placés.
Les lenteurs et pesanteurs administratives sont des contentions d’un autre genre, plus abstraites et qui ignorent leur nom en se cachant sous le sceau de la bienpensance omnipotente des gens qui savent. La protection de l’enfance souffre de cette économie intellectuelle et de l’économie de marché en général.
Les règlements, lois, arrêtés tombent en cascade alors que la loi de 2002.2 sur la rénovation sociale n’est toujours pas mise en place dans la plupart des départements. Le projet personnalisé pour l’enfant en est l’exemple le plus démonstratif pour démontrer que la bureaucratie est composée à la fois d’un décalage avec la réalité et d’un immobilisme mortifère qu’elle impose comme seul modèle. La plupart des services de l’ASE n’ont pas encore réussi à mettre en place ce projet personnalisé au bout de 16 ans et cela pose question ! Moins de personnel et plus de travail administratif, double aliénation et les travailleurs sociaux de bonne volonté finissent par déserter le terrain faute de temps et donc ils parlent de portefeuilles de dossiers pour faire plus court en réunion. Ils deviennent des fonctionnaires de la relation à qui il reste encore à aborder la loi de 2005 et celle de 2007, un mille-feuilles cela se déguste et celui-là, il est millésimé et c’est certain, c’est un grand cru !
Et puis nous qu’est-ce qu’on vient foutre là ? Il y a là, motif à discussion, je pense.
29 MARS 2018 IRTESS DIJON
ERIC JACQUOT PERMANENT RESPONSABLE DU LVA LA BERGERONNETTE