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La coercition comme cure: un examen critique de l’histoire de la psychiatrie

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Thomas Szasz

mardi 21 août 2007

La traduction de ce texte est due à Antoine Fratini, de New-York, qui ne maîtrise pas toutes les subtilités de la langue française. J’ai laissé ce texte, comme on dit, dans son jus… (Note de J. Rouzel)

Tout l’histoire moderne, comme elle est étudiée et pensée, est purement conventionnelle. Pour de suffisantes raisons toutes les personnes acceptent de se soumettre à une autorité, à une union heureuse basée sur la fraude et la dissimulation, promulguant le mensonge.

Lord Acton

En plus d’un siècle, les psychiatres ont soutenu que la psychiatrie est difficile à définir à cause de l’ampleur de son but. En 1886, Emil Kraepelin, considéré comme le plus grand psychiatre de l’époque, déclarait: “Notre science n’est pas encore arrivée à un consensus sur ses principes plus fondamentaux, ni sur ses propres buts, ni sur les significations de ses buts”.

Au contraire, j’affirme qu’il est facile de définir la psychiatrie. Le problème est qu’en la définissant avec honnêteté (en reconnaissant ses buts évidents et les moyens employés pour les atteindre) la psychiatrie s’avère socialement inacceptable et professionnellement destructrice. La tradition psychiatrique, l’expectative sociale et la loi identifient la coercition comme la caractéristique particulière d’une profession. Par conséquent, je considère la psychiatrie comme la théorie et la pratique d’une coercition rationalisée en diagnostic des maladies mentales et justifiée en tant que traitement médical visant à protéger le patient de lui-même et la société du patient. L’histoire de la psychiatrie que je présente ici ressemble à l’histoire critique de la mission chrétienne.

Les sauvages et les païens ne souffraient pas de l’absence de Jésus ou d’une aide théologique et ne cherchaient pas l’aide des missionnaires. Pareillement, les psychotiques ne souffraient pas de l’absence d’étiquette clinique et de traitement psychiatrique et ne cherchaient pas les services des psychiatres. Ceci explique la tendance des missionnaires à mépriser les païens et des psychiatres à mépriser les psychotiques en cachant leurs vrais sentiments derrière le masque de la cure et de la compassion. Tout fanatique croit détenir la vérité, pense devoir améliorer les autres, avoir le droit d’intervenir dans leurs vies.

La non reconnaissance du fait que la coercition est une caractéristique et un élément potentiellement présent dans les traitements psychiatriques est intrinsèque à la définition que les dictionnaires proposent de la psychiatrie. L’ Unabridged webster définit la psychiatrie comme « une branche de la médecine traitant les troubles mentaux, émotifs et comportementaux ». Tout simplement, les relations psychiatriques volontaires diffèrent des traitements psychiatriques imposés dans la même mesure où les relations sexuelles volontaires entre adultes diffèrent des aggressions sexuelles que l’on nomme « viols ». Parfois les psychiatres traitent avec leurs patients. Mais comme je l’ai expliqué et souligné dans mon oeuvre, il ne suffit pas de distinguer les relations psychiatriques imposées de celles qui sont consensuelles, il faut aussi que les premières soient contrastées. Le terme « psychiatrie » doit être appliqué aux unes ou aux autres, mais pas à toutes. Tant que les psychiatres et la société refuseront de reconnaître ceci, il ne pourra y avoir de vraie historiographie psychiatrique.

Les écrits d’historiens, médecins, journalistes et de tous ceux qui s’occupent de l’histoire de la psychiatrie se basent sur trois fausses prémisses : que les maladies mentales existent, qu’elles consistent en des maladies du cerveau et que l’incarcération de « dangereux » patients mentaux est une médecine rationnelle et moralement juste. Les problèmes ainsi créés sont alors représentés par l’insuccès – volontaire ou non – de distinguer deux types radicalement différents de pratiques psychiatriques : consensuelle ou imposée.

Dans les sociétés libres, les relations entre adultes sont ordinairement consensuelles. Ces relations – au travail, dans la médecine, la religion, la psychiatrie – ne posent pas de problème particulier d’un point de vue légal et politique. Par contraste, les relations coercitives – une personne autorisée par l’Etat à obliger une autre personne d’accomplir ou de ne pas accomplir une action de son choix – concernent la politique et sont moralement problématiques.

La maladie mentale est une maladie factice. Le diagnostic psychiatrique est une forme de dédain masqué. Le traitement psychiatrique est une coercition présentée comme cure ayant lieu dans des prisons appelées « hôpitaux ». D’un point de vue formel, la fonction sociale de la psychiatrie apparaissait plus clairement dans le passé. L’hospitalisé était emprisonné contre sa volonté. Il était considéré inapte à la liberté. Vers la fin du XIX siècle, un nouveau type de relation psychiatrique émergeait : les personnes souffrant de « symptômes nerveux » devenaient des patients pour médecins spécialistes des « troubles nerveux ». Les psychiatres distinguaient alors deux types de maladie mentale, les névroses et les psychoses : les personnes se lamentant de leurs propres comportements étaient rangées dans la classe des névroses, tandis que les personnes dont les comportements étaient objets de plaintes de la part d’autrui étaient rangées dans la classe des psychoses. La négation légale, médicale et sociale de cette simple distinction, avec ses implications de grande portée, représente la psychiatrie moderne.

L’Association Américaine de Psychiatrie, fondée en 1844, fut d’abord nommée Association de la Superintendence Médicale de l’Institut Américain pour l’Insanité. En 1892, elle fut rebaptisée Association Médico-psychologique Américaine et en 1921 son nom changea à nouveau en Association Américaine de Psychiatrie (APA). Dans sa première résolution officielle l’Association déclara : « Le sens unanime de cette convention est que la tentative d’abandonner l’usage des moyens de constriction personnelle ne sert pas l’intérêt des patients ». L’APA n’a jamais contesté l’interprétation faisant de la folie une maladie et de la coercition une cure. En 2005, Steven S. Sharfstein, Président de l’APA, renouvela son appui professionnel en faveur des traitements coercitifs. Se plaignant de la réticence des psychiatres vis à vis de l’approche coercitive, il déclara : « Une personne souffrant de paranoïa et ayant été hospitalisée plusieurs fois déjà à cause de son caractère dangereux et de sa réticence à suivre des traitements en dehors des hopitaux est un exemple parfait pour tous ceux qui voudraient bénéficier d’une telle approche (coercitive). Nous devons équilibrer la liberté et les droits individuels avec les politiques coercitives de cure ». Sept mois plus tard, Sharfstein oublia avantageusement (d’) avoir récemment placé la cure et la coercition dans un même acte, la « cure coercitive ». En défendant le « traitement assisté » un euphémisme de la coercition psychiatrique il déclara : « Dans le traitement assisté, en tant que loi Kendra de New York, le rôle primaire des psychiatres concerne le rétablissement de la santé du patient ».

Psychiatrie et société forment un paradoxe. Le progrès scientifique majeur que la psychiatrie est appelée à réaliser est d’accepter l’idée, pour l’instant intolérable, que la maladie mentale est un mythe et que les traitements mentaux sont des chimères. Le progrès scientifique majeur et indéniable de la médecine aujourd’hui consiste à reconnaître que les déséquilibres chimiques et les « sclérotisations neuronales » sont des clichés fascinants mais ne démontrent pas que les problèmes existentiels sont des maladies qui légitiment des cures sans l’accord des patients. Le plus souvent les psychiatres jouent le rôle de jurés, juges et gardiens de prison et le sentiment le moins commode est celui d’être en fait des constricteurs médicaux – des opportunistes bien rémunérés par la société. Mais tout cela est bien trop horrible à affronter. On préfère appeler « maladies » des comportements indésirables et traiter de « malades » les personnes qui ont des troubles en les obligeant à se soumettre à des « cures » psychiatriques. Il est donc aisé de comprendre pourquoi les bien-pensants sont peu enclins à remettre en question l’idée de maladie mentale. Où les mènerait l’abandon d’une psychiatrie peinte comme le drame de médecins héroïques combattant l’horrible maladie ?

Alexander Solzgenitsyn écrit pertinemment que « la violence peut être voilée uniquement par le mensonge, lui même maintenu par la violence. Tout homme s’étant posé comme méthode la violence est inévitablement obligé à prendre le mensonge comme principe ».

Le discours scientifique se base sur l’honnêteté intellectuelle. Le discours psychiatrique reste intellectuellement malhonnête : le mandat social de la psychiatrie est basé sur la protection paternaliste du patient mental envers lui-même et du public envers le patient mental. Toutefois, dans la littérature professionnelle comme dans celle populaire, cette caractéristique de la discipline psychiatrique est de loin la moins notée. Souligner cet aspect est considéré de mauvais goût. Il serait difficile d’exagérer en voulant montrer jusqu’à quel point les historiens de la psychiatrie tout comme les professionnels de la santé mentale et les journalistes ignorent, nient et rationalisent les traitements psychiatriques involontaires. Cette négation s’est même enracinée dans le langage. Psychiatres, hommes de loi, journalistes, membres de comités d’éthique, tous appellent habituellement « hospitalisation » l’incarcération dans un hôpital psychiatrique, et « traitement » la torture imposée par la force aux patients. En continuant le même genre de raisonnement faussé dès le départ, les historiens de la psychiatrie associent l’avancement du diagnostic et du traitement psychiatriques au « progrès des neurosciences ». Au contraire, personnellement j’attire l’attention sur ce que les psychiatres ont fait subir aux personnes qui ont refusé leur « aide » et sur la manière dont ils ont rationalisé leurs violations « thérapeutiques » de la dignité et de la liberté de leurs bénéficiaires apparents.

je considère les relations humaines consensuelles, même quand elles sont détournées par une ou par toutes les parties, radicalement différentes tant moralement que politiquement, des relations humaines dans lesquelles une partie, autorisée par l’Etat, prive l’autre de la liberté. L’histoire de la médecine non moins que l’histoire de la psychiatrie abonde d’interventions de médecins ayant nuit plutôt qu’aidé leurs patients. La saignée en est l’exemple le plus fameux. Néanmoins, les médecins se sont jusqu’à présent abstenus d’utiliser la force des sanctions d’Etat afin d’imposer systématiquement des traitements offensifs aux patients. Au contraire, l’histoire de la psychiatrie n’est au fond que l’histoire de l’imposition de traitements dommageables sur personnes appelées « patients mentaux ».

En synthèse, là où les historiens de la psychiatrie voient des histoires de maladies terribles et de cures héroïques je vois plutôt des histoires de personnes victimes de terribles injustices jugées « thérapeutiques ». Devant des problèmes personnels irritants, les gens préfèrent souvent un mensonge simple et à la mode au lieu de « vérités ». Ceci est une des importantes, amères leçons à tirer de l’histoire de la psychiatrie.

Une des tristes vérités que j’ai voulu préciser est que, privée du relatif ornement pseudo médical, l’histoire de la psychiatrie apparaît peu intéressante. Pour y trouver de l’intérêt j’ai tenté de faire ce que, en accord avec Walt Whitmann (1819/1892), faisait « le plus grand poète » : il fait sortir les cadavres de leurs cercueils et les remet sur pieds... Il dit au passé de marcher devant lui afin de pouvoir le réaliser ». A tel propos, quand il m’a été possible j’ai repris exactement les mêmes termes utilisés par la psychiatrie afin de justifier l’insistance obstinée, qui dure depuis trois siècles, à affirmer que la coercition psychiatrique est une cure médicale.

Traduit de l’anglais par Antoine Fratini

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