La crise écologique et le chassé-croisé de la responsabilité
par Sandrine Aumercier
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Une inquiétude monte de la société civile mondiale, nourrie des rapports alarmants sur l´état de la planète. La gêne et la honte se répandent, liées à l´identification intime des individus au système qui a produit
ça.
Pendant que la nature se dégrade à toute vitesse, le consommateur « écoresponsable » et sa marque se mettent parfois d´accord sur un produit « naturel ». Vraiment ? D´autres affirment, chiffres à l´appui, l´inutilité de tels gestes individuels. Consommateurs puritains, addicts repentants ou décomplexés : tous consommateurs, calculatrices à la main ! C´est l´
homo œconomicus
élevé à une métaphysique.
Devant un constat d´impuissance individuelle, la responsabilité est alors renvoyée aux gouvernements qui, eux, doivent « agir ». L´Europe se donne bonne figure quand elle interdit par exemple « certains » plastiques à usage unique « s´il existe des alternatives ». En fait, la production de plastique ne sera pas limitée mais simplement utilisée ailleurs que dans la modeste dizaine d´articles visés par cette réglementation. Les débouchés ne manquent pas : si ce n´est pas une paille ou un gobelet, ce sera l´emballage d´un plat à emporter (voir par exemple le boom du
snacking
). Ce sont aussi des montagnes d´articles en bambou estampillés « écologiques » qui sont supposés remplacer ceux proscrits. Silence complet sur le cycle de vie de ces déchets supplémentaires. Quant à l´exploitation mondiale des hydrocarbures, elle se poursuit à un rythme inchangé. Au niveau du réchauffement global, peu importe que les hydrocarbures soient exploités dans une région et vendus ailleurs. A l´échelle mondialisée, toute mesure de limitation locale ou d´interdiction sectorielle revient à un jeu de cache-cache. Les gouvernements pourront donc
réviser leur communication
et
déplacer les problèmes
, mais, de droite ou de gauche, ils ne mettront pas fin à l´extractivisme et au productivisme. Ils seraient impitoyablement sanctionnés pour la récession catastrophique et le chaos social qui s´ensuivrait. Des millions d´emplois disparaîtraient, laissant les gens dénués de tout moyen d´existence - puisqu´ils ont désappris de pourvoir à leurs propres besoins - et c´est d´ailleurs l´argument imparable des entreprises. Un revenu de base ne ferait que les maintenir au seuil de la survie sans la moindre émancipation sociale : on n´est pas émancipé parce qu´on reçoit les moyens d´aller faire des courses au Lidl et un peu d´argent de poche pour une barre chocolatée. Reconnaissons donc enfin aux gouvernements le même degré d´impuissance qu´aux individus pour sortir de la crise globale.
La responsabilité est alors volontiers renvoyée aux entreprises qui, sentant le vent tourner, se proclament « vertes » et « durables » et vont même parfois manifester à Friday for Future. On peut bien en effet dénoncer les conditions de production des grands groupes, la rapacité des actionnaires, etc. Mais production et consommation sont les deux faces d´un même pacte social qui légitime la poursuite de ce modèle. Amazon ne serait pas l´entreprise la plus chère au monde sans l´engouement universel de la consommation en ligne. Ce n´est pas la taxation qui changera ce fait. Le verdissement annoncé est destiné à durabiliser non pas la planète mais le capitalisme lui-même, en remplaçant certains secteurs d´exploitation par d´autres et en ralentissant certains effets immédiats par le discours sur l´efficience énergétique. Même la valorisation et le recyclage ne sont pas destinés à remplacer l´infrastructure capitaliste mais à s´y
ajouter
. (Ce phénomène bien connu a été baptisé effet rebond.) C´est pourquoi nos rues sont tout à coup encombrées de trottinettes électriques parées des vertus de la « transition », alors que nous nous en passions très bien jusqu´ici. Soyons sûrs que ce ne sont pas les petites saloperies « vertes » qui vont manquer.
Serait-ce enfin que la science tant invoquée par Greta Thunberg ne « progresse » pas assez vite ? Quel tour de magie réparera tant de dégâts et nous livrera une énergie propre, illimitée et gratuite ? La « neutralité carbone » annoncée sur tous les toits omet de dire qu´il faudra repasser par la case nucléaire et autres nuisances minières ou hydrauliques abondamment documentées. Nous voyons en ceci que le vieux fantasme de mouvement perpétuel continue d´accompagner secrètement la technoscience comme son ombre. Si sa forme la plus éclatante en est les délires transhumanistes, ce fantasme travaille à bas bruit dans n´importe quel espoir placé dans le développement technologique pour résoudre la
quadrature du cercle,
à savoir le défi lancé aux principes de la thermodynamique. Il s´agirait de démontrer que le « progrès » renversera la loi de l´entropie... dans un futur indéfiniment repoussé, pendant que le sol se creuse sous nos pieds, que le désert gagne, que l´eau et l´air purs se font rares, que les températures montent, que les forêts brûlent, etc. Mais nous pouvons bien sûr continuer à attendre que quelqu´un vienne, comme le Messie, nous sauver de cette logique inexorable à l´aide d´une découverte scientifique qui renverserait toutes les lois connues de la physique. Attendons encore !
Las, qui est donc responsable de cette situation diabolique ? Le registre de la culpabilisation réciproque enfièvre le débat public. Mais c´est un lien de civilisation profond qui soude ensemble les petites et les grosses responsabilités dans une seule et même collusion vers le pire. Le principe capitaliste de l´externalisation des coûts et de la plasticité des investissements se double d´une
irresponsabilité structurelle
. Suivons les débats actuels à la lumière de ce motif : c´est un chassé-croisé où, de bas en haut et de haut en bas, des citoyens vers les politiques, des consommateurs vers les entreprises, des pays émergents vers les pays développés, de l´échelle nationale vers l´échelle internationale, et vice versa, la responsabilité est sans arrêt renvoyée à d´autres, qui auraient, eux, le pouvoir de changer les choses, pendant que justement rien ne change, comme était bien obligée de l´admettre récemment Greta Thunberg à Davos. Ou pourtant si : « la prise de conscience avance », dit-on. Pourtant, il suffit de se plonger dans les débats des années 60 et 70 pour voir qu´on avait absolument conscience des mêmes problèmes qu´aujourd´hui et que la fuite en avant s´est poursuivie au même rythme. Louis Dumont faisait déjà sa campagne présidentielle sur le thème de la fin du monde en 1974 ! Un demi-siècle après, nous sommes toujours là, mais le résultat est désolant. La fameuse « prise de conscience » n´est en rien un remède contre le déni et ce déni n´est en rien celui-là seul de Donald Trump, même si nous aimons à le constituer en figure-repoussoir pour ne rien voir de ce qui se poursuit partout à tous les niveaux. Ce n´est pas la taille et la fréquence des conférences internationales qui y changeront quelque chose.
L´incapacité où nous sommes de localiser la source de la responsabilité est un symptôme de la civilisation capitaliste (et pas seulement de sa version néolibérale). Ce symptôme se traduit par des propositions aussi aberrantes que d´octroyer la personnalité électronique, et donc la responsabilité civile, à des robots. L´annexion progressive de tous les individus et de tous les secteurs de l´existence aux cycles de valorisation économique sédatise encore davantage tout sursaut de responsabilité subjective. La responsabilité pourrait alors être reversée aux machines car il faudra bien à la fin que quelque chose soit tenu responsable ! Ce serait comique si ce n´était pas si grave. Ce processus enclenché il y a plusieurs siècles repose sur un pacte social très particulier : en échange de vendre « librement » votre force de travail sur le marché du travail, les besoins fondamentaux serons assurés et les miettes du gâteau, en périodes fastes (de croissance), seront distribuées aux pauvres. S´il n´y a plus rien à offrir, les riches érigeront des murs et les pauvres pourront repasser. Mais dans ce pacte, on a perdu la main sur nos moyens de subsistance et on court après une promesse qui n´est jamais réalisée, leurré par des montagnes de pacotilles.
Les rhétoriques de l´effondrement et du risque global ne participent en rien à la responsabilisation. Elles contribuent au contraire à court.circuiter toute réflexion de fond sur la nature du problème. Ou bien à légitimer une dictature-providence fondée sur la déclaration d´un état d´urgence global (appelé de ses vœux par le mouvement Extinction Rebellion). Sommés d´agir par les militants, c´est-à-dire de produire des résultats chiffrés, les États sont suceptibles d´installer une écodictature qui parachèverait le programme hyperindividualiste néolibéral (voir la proposition de « carte carbone ») sans modifier la direction d´ensemble. La responsabilité invoquée partout et réalisée nulle part aurait donc accompli son tour complet : après avoir rebondi impuissamment sur les uns et les autres, elle reviendrait se fixer sur l´individu atomisé pendant que la machine globale poursuivrait sa route destructrice. Pourquoi pas pour finir un régime de notation sur le modèle chinois ? La manière dont sont gérées les déviances sociales et les frontières de l´Europe accrédite lentement l´idée d´une surveillance algorithmique généralisée. Tout ceci pour notre sécurité, bien sûr. Et bientôt pour notre salut.
Dans cette situation verrouillée, arrêtons d´abord de penser le système en opposant la pointe et la base de la pyramide, comme le veulent les rhétoriques populistes qui doivent leur succès à des personnifications haineuses. Nous sommes tous connectés à la même machine planétaire, bien qu´à des places et des degrés différents. Même des formes de consommation prétendues inoffensives ou émancipatrices légitiment un projet de société total : la boulimie de contenus numériques, la généralisation d´applications mobiles si « pratiques », l´ubiquité des réseaux sociaux « libérant la parole », la pénétration des objets connectés, augmentent continûment l´invasion publicitaire et le volume de consommation global. Le capitalisme tente désespérément de contrecrarrer le ralentissement de la croissance mondiale par l´expansion d´une infrastructure qui s´annexe des parties toujours plus fines de nos existences (sexualité, génétique, chimie du cerveau, vécu, émotions, comportements), de sorte qu´il paraît impossible de s´y soustraire. La connectivité en est le maître-mot. En quelques décennies, vivre sans voiture, sans vol en avion ou sans Internet est devenu (mais seulement pour la petite partie du monde dont nous faisons partie, et certainement pas pour la moitié de l´humanité qui vit en dessous de 5,5, dollars par jour) quasiment semblable à mener une vie la main coupée. Il paraît de plus en plus impossible de se retirer du rapport social que cette pénétration met en place, de se décoincer de cette logique. Le piège se referme sur l´individu transformé en terminal de l´innervation toujours plus fine d´un grand corps électronique global. Il convient donc de refuser la métaphore organique - fâcheusement défendue par certains courants écologistes - qui enrôle les individus dans un tout planétaire bio- égocentrique indifférencié. Non,
je
n´est pas la planète et « je ne sauve pas la planète » en triant les déchets.
Aucune des mesures proposées partout - éviter ici quelques tonnes de carbone, là quelques produits en plastique - n´est à la hauteur de cet enjeu de civilisation. Elles n´ont qu´une valeur conjuratoire dans un tel contexte d´irresponsabilité systémique. Même parler de décroissance en régime capitaliste, c´est comme de demander à un rond d´avoir les propriétés d´un carré. Les mouvements de transition ou de décroissance, et les récents mouvements pour le climat ont en commun la réticence, parfois le refus explicite, de nommer le capitalisme comme la source du problème, essentiellement sous prétexte « d´agir au plus vite » et de rassembler toutes les bonnes volontés, mêmes douteuses. Ils dénoncent au mieux certains de ses « excès », sans apercevoir - bien que Marx ait été clair sur ce point - que la concurrence des acteurs économiques imprime depuis le début du capitalisme sa prope logique à la création de valeur et à l´expansion du capitalisme. Elle est à prendre ou à laisser, mais il n´y a pas un bon petit capitalisme à papa - celui de l´époque fordiste - qu´on pourra sauver du méchant néolibéralisme. Ce sont différentes phases historiques d´une même logique fondamentale.
Il nous revient d´interroger le pacte inconscient qui nous lie au capitalisme malgré une espèce de consensus porté contre lui en surface. Il reste à mettre en question la conviction bizarre de son caractère inéluctable. Il ne représente après tout qu´un instant replacé dans toute l´histoire humaine et ne doit son succès apparent qu´aux ravages coloniaux qui se perpétuent sous d´autres formes. D´innombrables sociétés se sont organisées de diverses manières et nous ne sommes pas condamnés « par nature » à celle-là. C´est nous-mêmes qui alimentons le cycle infernal du travail, de la consommation, des élections et d´une promesse intenable de « bonheur » soi-disant étirable à l´infini, quoique démentie de tous les côtés. La précarisation généralisée de l´existence (logement, travail, services publics) mise en avant par les Gilets jaunes, le déclassement social, les crises en tous genres (financières, migratoires, écologique, monopolistique), les dépressions individuelles et l´anomie sociale voisinent, comme un cauchemar, des masses monstrueuses d´argent fictif et de marchandises inutiles immédiatement transformées en déchets, comme l´envers et l´endroit d´une même plaie.
Et nous pédalons toujours plus vite. Se peut-il que nous aimions ça ? Au-delà d´une « convergence des luttes », il reste donc à articuler une critique qui ne se limite pas à un secteur ou à un excès particulier du capitalisme en couvrant la place que nous occupons en son sein afin de mieux accuser d´autres parties du système. Les oppositions seulement ponctuelles ne font que déplacer l´externalisation à l´intérieur d´une fuite en avant planétaire (voire cosmologique dans certains scénarios). Or si le malaise est patent et si les fronts d´opposition se multiplient, il faut dire que rien n´indique encore l´émergence d´un
refus généralisé qui viserait le capitalisme en tant que tel, sous toutes ses formes,
et qui boycotterait donc ses offres de la manière la plus conséquente. Le chantage à la subsistance ne justifie pas le consentement à cet état des choses ni le zèle mis à le réparer quand il craque de toutes parts. Mais pour l´instant, la vie continue sur le mode
business as usual
, ponctuée de quelques plaisanteries et de quelques sueurs froides sur la « fin du monde ». Je salue bien les citoyens d´une gouvernance mondiale qui tracerait chacun de leurs faits et gestes pour assurer le « salut de la planète », futurs détenteurs du droit inaliénable à un steak de laboratoire. Peut-être qu´il fera bon vivre dans un ordre social réglé sur les automates et dans l´agonie perfusée d´un système qui continuerait de promettre la lune à des peuples infantilisés !
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Psychanalyste et auteure de :
Tous écoresponsables ? Capitalisme vert et responsabilité inconsciente
, Libre & solidaire, 2019.