La démarche clinique.
Conversation avec Mireille Cifali.
J’ai le sentiment d’entendre beaucoup parler de choses qui marchent aujourd’hui. Des méthodes épatantes d’accompagnement des sujets. Ces méthodes sont tellement épatantes qu’elles ne peuvent se donner de consistance qu’en attaquant la psychanalyse. Comme la psychanalyse n’a rien demandé, je me dis que tout cela relève de la forfaiture ; la nommer comme inopérante, inutile, voire abusive, que sais-je méchante n’a qu’un seul bénéfice : dissimuler derrière un paravent de dignité, se cherchant je ne sais quelque caution scientifique, une volonté farouche d’encrypter toujours plus la question politique, comme celle de la mort et de la sexualité ; bref rien ne devrait empêcher la jouissance.
Bon, je ne vais quand même pas céder au syndrome Roudinesco en jouant les défenseurs du temple, cela reviendrait à prendre le veau d’or pour le Verbe : faisons au moins en sorte que nos meta-récits à vertu concaténatrice fassent expérience. Donc je profite de cette matinée ensoleillée tandis que dore une tarte de gariguettes, pour vous causer de ce qu’on essaie de faire tenir encore à quelques formateurs.
A ce titre j’en profite pour saluer mon copain d’aventures, Frédéric Rossi. Passé du rugby à la vielle, tisseur passionné de la différence et de la répétition, il a gardé de l’ovalie ses courses enthousiastes de flanker : direction le grand large sur la grande verte de l’éducation spécialisée. Au casque ! Mais quel cœur et quelles compositions subtiles et réjouissantes …
A propos de cœur à l’ouvrage et de métier à tisser, on n’a jamais lâché notre psychopédagogie. Cela nous a valu pour le moins d’être ennobli -avec les dommages collatéraux qui vont avec- du titre de dinosaures,
a fortiori
dans le cadre de l’agitation autour du projet Mont HEPAS et de ses déclinaisons de pôles.
Que n’a-t-on imaginé comme support pour construire nos objets cliniques : textes d’auteurs, vidéos, situations… ce n’est pas le support qu’il s’agissait de mythifier en leçon, il convenait en fait qu’il soit un étai validant l’expérience de l’étudiant… comme nous leur disions il n’y a de pratique professionnelle qu’à la source de l’expérience nommée. A propos d’expérience, au terme de la mienne dans une école de travail social de Rhône-Alpes, j’offre en révérence cette humble gamme puisée parmi d’autres. Je l’avais écrite en 2010, à la source de Mireille CIFALI (1), pour un travail psychopédagogique donc avec mes chers étudiants, que je salue de bien bon cœur.
Je précise que le savoir dont nous allons parler maintenant ne se construit que dans sa transmission. Comme je leur disais souvent, former c’est passer mon temps avec vous à enseigner quelque chose chose qui ne s’enseigne pas. En effet mon propos est délibérément centré sur les liens. Ce n’est pas tant le sujet qui est à connaître (cette étrange pulsion épistémophilique ne mène qu’au fichage et au dépistage), que ce qui se manifeste dans les liens. Il s’agit de parler de processus d’humanisation ; nous parlons de savoir avec l’autre non pas de savoir sur l’autre.
Ce lien pédagogique (qui révèle une égalité paradoxale à construire), éducatif ou donc encore psychopédagogique est nommé par Cifali : «
position psychanalytique
». Elle qualifie «
de psychanalytique cette position qui permet aux praticiens, sans céder sur la complexité de leurs actes, de construire un savoir de l’intérieur
», p.10. Autrement dit, « la position psychanalytique » de l’éducateur n’est pas celle qui consiste à singer le psychanalyste ou le « psy » au sens large. En effet la position psychanalytique ou encore l’implication du pédagogue consisterait en la position clinique que je retraduis comme :
- le travail de l’accueil du singulier, du particulier, de l’indéterminé, de l’irrésolu ;
- la construction d’un savoir de l’intérieur.
Cette position s’énonce au nom de ce que nous avons à garantir au petit d’homme qui veut grandir. Et cette loi que nous transmettons est bien celle à laquelle nous sommes nous-même, éducateurs, soumis. Nous l’appelons symbolique… Feu Olivier Reboul, philosophe de l’éducation que j’aime à qualifier de charmant et d’exigeant, définissait le symbolique « comme ce qui, dans le même temps, nous unit et nous libère ». Par conséquent, l’éducateur tient une position clinique au nom d’une loi extérieure qui tout à la fois l’oblige et l’habilite à faire exister du sujet : faire exister c’est le sens étymologique conféré au terme « autorité » par Benveniste. En effet
l’infans
ça ne pousse pas comme une plante tropicale ! Nous parlons d’inter-dit et, sans concession, Cornélius Castoriadis nous signifie que la pédagogie « (…)
commence à l’âge zéro et personne ne sait quand elle se termine
. (Son)
objectif
(…)
est d’aider le nouveau-né, ce hopeful et dreadful monster, à devenir un être humain
», p.13.
Il me semble que l’un des « avantages » de « cette position psychanalytique » est de se prémunir contre le mythe du progrès par la science en éducation. Depuis Claparède (1873-1940) et plus institutionnellement depuis la création du département universitaire des Sciences de l’Education (1967) (2), la passion de connaître l’enfant par la science a pu bien consacrer cette idée de progrès qui interroge ; si elle n’inquiète pas a fortiori dans des temps anomiques où l’autorité s’effondre dans le pouvoir et l’obéissance qu’on doit à la loi dans la complicité. Insistance sur des histoires de gênes, soutien scolaire, soutien à la parentalité, préoccupation sécuritaire mettent bien en exergüe les propos suivants de Cifali datés de 1994 : «
Que savons nous aujourd’hui de plus, sinon que la compulsion à éduquer avec ses fausses rationalisations est toujours susceptible de renaître ? L’acte d’éduquer ne peut être définitivement libéré de son imaginaire
» (p.17).
Quand le pédagogue échoue, le recours au médical surgit (au sens de la tentation d’enclore dans le sujet « ce » corps vénéneux des choses). Mais je voudrais bien encore inviter à la méfiance, en soumettant comme très probable que « réussite » et « échec » sont deux menteurs. En effet si éduquer parle de constituer des actes de transformation, il n’est pas impossible d’envisager que le « succès » de l’éducation pourrait se dessiner quand celui qui la reçoit «
contrecarre pour advenir en différence et en séparation
» (p.35). Or, on notera que la «
description de l’autre en souffrance est
(souvent)
en corrélation étroite avec notre désir de le transformer
» (p.63). Ici Freud envisageait un « orgueil pédagogique » parlant d’une rivalité imaginaire avec l’autre ayant échoué. De plus que faire de cette folie de vouloir guérir de vivre, en voulant guérir le psychisme par l’attaque du symptôme, alors que cette disparition «
peut bouleverser un équilibre construit préventivement à de plus grandes catastrophes
» ? (p.69).
C’est dire déjà combien la honte et la culpabilité seraient les deux poisons du praticien, à l’endroit du non travail sur les aiguillons du deuil et de l’angoisse (Racamier), lors même que ce ne sont pas les fantasmes qui sont interdits mais leurs réalisations. Saül Karsz, récemment (3), rappelait que travailler pour le travailleur social consiste à travailler, entre autre, sur là ou ça nous travaille. Cifali insiste profondément, quant à elle, sur cette pernicieuse tendance à décontaminer le matériau anxiogène, par une défense par isolement, en niant les contenus affectifs et humains : la fameuse création de « l’enfant adjectivé » (« tout puissant », « pervers polymorphe » etc.) ; ce qui revient à confirmer l’adage : « jeter le bébé avec l’eau du bain ! ». C’est bien considérer encore que «
là où les dénégations fleurissent, les replis sur les techniques se multiplient et la fonction s’érige en bouclier. Et c’est bien ainsi que naît la violence entre les humains, une telle annulation de l’autre entraînant des passages à l’acte sans même qu’on en aie conscience
» (p.260). Ce là est le là de l’angoisse…
«
Angoisse apprivoisée
»
(cf. chapitre IV).
Et Cifali, justement, fait «
l’éloge de l’angoisse
» puisque cela parle «
d’un sujet aux prises avec son humanisation
» (p.78). Jacques Shotte, dans le continuum, parle de l’angoisse en tant qu’écolage de l’existant, là où «
l’être au monde s’est révélé sur le mode de la défaillance
» ; ainsi l’angoisse naîtrait au carrefour de la «
capacité d’être libre et de son inadéquation avec le monde
» (p.79).
Pour Freud il y a bien une angoisse normale puisque c’est celle de la vigilance. L’angoisse est bien cet «
indispensable signal d’alarme
» (p.82)… peut-être de la menace sur l’individuation.
Revenons « au départ ». Soyons clairs. L’enfance mythifiée n’est point ce paradis de l’insouciance ; elle est peuplée de cauchemars. « Souvenons »-nous des angoisses primitives du nourrisson «
sans protection contre l’intrusion de l’intolérable
». «
Le retrait du monde
» peut devenir «
le seul paravent
». L’angoisse serait liée «
à la possibilité et la crainte de détruire et d’être détruit en retour
» (p.84). De la naît, peut-être, pour « plus tard » -par exemple au travail- « l’incapacité » à s’opposer à la figure d’autorité par peur de vivre un abandon d’amour (ma vie se brise si je pense que je brise l’objet)… L’ambivalence d’investissement et de contre-investissement à son institution employeuse.
Avec Lacan, «
l’angoisse c’est ce qui ne trompe pas, le hors de doute
» dans la mesure où «
ce qui angoisse c’est le désir de l’autre à notre endroit
» (p.86). On se défend contre le comblement, le trop plein. L’angoisse c’est l’angoisse du retour du sein. En suivant Aulagnier note que l’angoisse est le «
signe de l’écroulement momentané de tout repère identificatoire possible
» (on n’advient pas sans un autre désigné par le social). Ce n’est pas «
seulement le Moi qui se dissout, c’est aussi l’Autre en tant que support identificatoire
» : «
l’anonymat d’une foule, l’univers aseptisé d’une institution, la normativité d’un groupe
» (Ibid.). Agressivité, violence, passages à l’acte seraient autant de pare-exitations ou de médicaments contre l’angoisse.
On pourrait, dès lors, penser l’angoisse comme le début de la « guérison »… Car ceux –éducateurs et formateurs largement inclus- qui n’éprouvent pas l’angoisse passent leur temps à être agis par elles, puisqu’ils n’en finissent pas de construire des enceintes –et à quel prix ! (4)- pour empêcher son surgissement. L’angoisse de l’autre m’angoisse. Elle parle d’être et d’advenir au monde : dans l’après-coup, comment peut-on continuer à enclore ou privatiser sur le seul sujet ce corps vénéneux ?
Il n’est donc pas de travail éducatif comme tel dans la dénégation de l’angoisse, laquelle dénégation constitue la source d’une grande violence symbolique. Il s’agit bien de parler :
« D’
épreuves communes
» (cf. Chapitre V).
A ce sujet Cifali dénonce la confusion entre agressivité et violence laquelle recherche la destruction « consciente » ; elle est souvent plus le fait de la société, du collectif que du sujet. Méfions nous encore de la psychologisation outrancière : il faut commencer par le social et non point en rabattre sur l’individu.
Il s’agit bien de parler d’agressivité en tant que «
l’agressivité est le dernier sursaut pour clamer au monde son existence
» (p.109). «
L’agressivité est donc bien une constante humaine
» (p.97) : elle ne révèle pas le déni de l’autre, bien au contraire elle le convoque désespérément face à un sentiment «
de la faillite des repères identificatoires
(…)
saine défense d’un territoire menacé
» (p.102). Ainsi «
amour, attaque, ambivalence, perte et agressivité à l’œuvre seraient l’abécédaire de nos relations à l’autre
(…)
d’autant plus intensément vécu que cet autre est indispensable à notre survie
» (p.123)… Sans doute l’autre insécurise ; il serait donc toujours susceptible d’abandonner, d’exclure, de faire souffrir… de résister, et en plus il faut que je lui résiste… bref «
il surgit dans sa différence
(… et)
me renvoie à mes incertitudes d’être : je ne suis pas sans lui et je vacille »
(Ibid.). «
Ainsi vivre avec l’autre est un apprentissage. L’altérité sera toujours à reconquérir sur soi dans une école de la diversité qui n’est pas celle des bons sentiments mais de notre réalité humaine
» (p.132).
« Déterminations revisitées
» (cf. chapitre VI) : libres ou aliénés ?
Les sociologues ont dévoilé comment le sujet peut-être quelque part déterminé (l’habitus en tant que des avoirs devenus êtres). Ceci dit ils font le constat, néanmoins, que le sujet n’est pas qu’un simple agent social. Il n’empêche que dans le discours, chacun tend à se plaindre d’être un jouet, d’être limité ; une plainte comme une défense (ou plus justement un alibi) face à une impuissance ressentie qui «
autorise
(rait)
un retrait sur des positions minimalistes, sur un quant à soi de survie
(p.133). La position antithétique serait celle de la toute puissance, tout deviendrait possible. Or il semble intéressant d’envisager que la détermination et la subversion vont de pair, si elles ne sont pas consubstantielles, comme la contrainte et l’habilitation. Mieux Cifali, reprenant De Certeau, affirme : «
je recrée, subvertis, me déplace là où je suis par ailleurs déterminé, pensé par d’autres, aliéné
» (p.135). Ici l’éducation serait le dernier lieu de la paidéia, «
l’un des derniers lieux de la cohésion sociale, rempart face à ce qui travaille en déliaison
» (Ibid.).
« L’institution de fond en comble »
Un pédagogue devrait bien toujours se poser la question de son rapport à l’institution, laquelle fait tenir avec une tendresse impitoyable qu’ «
on ne s’appartient pas complètement
(et que)
telle est la blessure narcissique infligée
» (p.141). Les institutions nous préexistent toujours «
et nous en héritons comme partie de nous
…
sans elles on ne pourrait survivre
» et avec Kaës «
l’institution comprend la part la plus impensée de notre psychisme
» (pp.140-141).
Ainsi si «
nous rêvons d’une institution mère, à la mesure de nos désirs, protectrice à jamais, et redoutons une institution kafkaïenne où on ne serait plus personne
», l’institution est d’abord interdit de la loi du plus fort ; c’est « (…)
une entité supérieure susceptible d’être protectrice
(…)
par delà les morts. Elle relève en quelque sorte d’un divin
(…)
un sacré avec lequel nous faisons un pacte narcissique
» (p.142).
Cependant on demeure tiraillé dans une tension, quoi qu’il en soit féconde, entre la sécurité d’une dépendance et l’insécurité de l’autonomie.
«
Dépendance et autonomie
»
Et l’autonomie n’est jamais atteinte, toujours à renouveler. «
La première épreuve de séparation que vit l’enfant, nous n’en finissons jamais de la rejouer tout au long de notre existence
» (p.155). Avec Castoriadis, « (elle)
relève pour chacun de sa capacité réflexive, de son pouvoir de transformer les évènements surprenants de sa vie, d’affronter l’incertitude de la mort, les changements éventuels et l’insécurité inhérente à toute aventure
» (p.153). C’est une solitude où nous ne sommes pas seuls. Le social est premier, princeps ; on parle de processus psycho sociaux, hors de la considération desquels il est violent d’en rabattre sur cette fameuse responsabilité des sujets. Sans le travail de la reconnaissance d’une commune humanité (Idée du Moi, Racamier), cette mode nauséeuse de l’accueil de la diversité n’est qu’une singerie liturgique et faussement débonnaire.
«
Transferts opportuns
» (cf. chapitre VIII)
Freud nous avait bien prévenus : ce fameux transfert voit se conjuguer des motions tendres et des motions hostiles. Or «
tous les métiers de l’humain traînent derrière eux l’idéal d’une absence de sentiments négatifs
» (p.163). Mais «
le rapport à un autre pousse à revivre ce qu’on ne peut prononcer tout seul
» (p.167). Qu’on l’ignore ou qu’on veuille l’ignorer, on baigne naturellement dans des histoires d’amour et de haine, dans un jeu « (…)
où personne n’est véritablement à sa place
» (p.163). Sans aucun doute, «
travailler dans le transfert, c’est écouter là où ça se répète, ça résiste
(…) » (p.187). «
Accepter de s’y engager, revient à s’interroger, à bouger, non pas dans la culpabilité mais au nom d’une nécessaire responsabilité
» (p.183) ; ce moment particulier de l’implication qui, avec Levinas, « (…)
exclusivement m’incombe et que, humainement, je ne peux refuser
» (p.272). Cela parle du rôle symbolique de l’éducateur, engagé dans le processus d’humanisation, d’individuation, au nom d’une loi qui lui est extérieure. Ainsi le travail contre transférentiel est sans doute la seule prévention qui vaille ; là où ce travail de prévention, aujourd’hui paradigmatique, n’en finit pas d’halluciner des recettes de laboratoire qui, vouées à « l’échec », ne peuvent à leur tour qu’engendrer des mesures de répression.
« Séduction obligée
» (chapitre VIII).
La question de l’engagement, comme celle du rôle symbolique de l’éducateur, ne saurait être du seul ressort des supposées qualités individuelles du dit éducateur. On est d’abord inscrit dans du discours, du social, dans son époque ; dans le bocal comme aime à le dire Veyne dans la filiation de Foucault. Ici Cifali note que la séduction est devenue souveraine dans notre société : «
finis les rapports d’autorité
(…)
la séduction serait devenue le catalyseur du progrès
» (pp.190-191). Or Jean-Pierre Lebrun (5), non sans humour, aime à rappeler qu’on peut se passer du père, mais à condition de s’en servir ; en écho à Tosquelles n’en finissant pas de rappeler aux équipes éducatives : « triangulez, triangulez ! ».
L’anomie contemporaine parle d’une société matricielle. Si la séduction originaire est nécessaire (du Moi idéal à l’Idéal du Moi), quid de son isomorphisme chez les professionnels qui se succèdent ? L’enfer est pavé de bonnes intentions dit l’adage. La pérennisation de la séduction maternelle ne peut être œuvre que de capture et de domination, puisqu’il s’agit de détruire le désir propre qui fonde le sujet. En effet la séduction, nécessaire au départ, ne peut tenir dans la durée là où elle doit se transformer en amour (c'est-à-dire avec Lacan, désirer que l’autre désire ; voire « mieux » et merveilleuse folie de l’éducation, vouloir donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas)… Le séducteur est lui «
incapable d’amour, c'est-à-dire d’oblacité
» : autrui est réduit comme «
alibi de
(son)
narcissisme
» (p.195) (6). Or «
n’avons-nous pas justement à conserver ce rôle de détenteur d’une loi qui, objet tiers, permet à chacun de se situer et de ne pas confondre les places ?
» (p.199).
D’une « carte de nos ignorances »
(chapitre XI).
Je voudrais maintenant explicitement cheminer vers l’appréhension ou la circonscription d’une praxis commune : la démarche clinique… Là où nous faisons l’expérience d’être dérouté dans la rencontre de l’autre émerge la tentation de la maîtrise, le réflexe obsessionnel de trouver un savoir qui répondrait à la révélation déflagrante du manque à être qui, pourtant, nous fonde. Et puisque depuis le départ il est question de savoirs (7), notons avec Foucault qu’ «
il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voie est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir
» (p.255). C’est bien dire que le métier d’éducateur est complexe ; les querelles disciplinaires sont des subterfuges pompeux et démagogiques qui reviennent à adjectiver comme obscène l’énigme de la chaîne du signifiant, à réfuter le vivant, la manifestation de ses manifestations.
Cette complexité, «
aucune théorie, aucun regard ne l’embrasse et ne peut prétendre la réduire à sa seule approche. Ni les cognitivistes, ni les sociologues, psychologues, psychanalystes ne peuvent prétendre couvrir à eux seuls le terrain de l’enseignement et de l’éducation
», (pp.254-255). S’engager dans l’élaboration d’une clinique donc c’est peut-être considérer en congruence, apaisé par notre lien à l’autre qui nous console et nous oblige, que méthodes et savoirs peuvent possiblement «
servir d’abris et d’alibis. Posséder un objet de savoir est rassurant ; accepter que j’y suis pour quelque chose face à l’autre humain l’est moins
», (p.259). C’est affirmer que «
la vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu’elles ont jamais existé appartiennent à la praxis
» (p.266). Ici Michel De Certeau nous parlait d’un art de faire ; ce faire s’inscrit dans une loi désignant l’autre sujet social (« l’anthropos en tant que zoon de la paidéia » de Fullat i Genis). Ce faire de Michel De Certeau –l’art de perruquer- a à voir avec l’intelligence du désordre, celle opportune de l’ici et maintenant –Métis-. Cependant il ne s’agit pas de prendre l’exact contre-pied de Platon si méfiant de l’intuition, parfois par lui réduite à l’illusion du quant à soi. On ne s’emballera pas. On n’oubliera pas qu’il n’y a pas de praxis comme telle hors appui théorique. Elle s’appuie sur un savoir que Castoriadis qualifiait de «
toujours fragmentaire et provisoire
», (p.270).
« Vers une démarche clinique
» ; « histoires savantes », (chapitre XII).
C’est bien dire donc qu’il s’agit de «
faire un éloge modéré de l’intuition
» (p.280) dans le sens où on ne peut se faire croire qu’elle serait un mode infaillible de la connaissance ; pas plus que de dire c’est ma position éthique suffise à affirmer une consistance politique respectable. D’ailleurs là où nous envisagions que la séduction est devenue souveraine, on comprendra que cette tendance à en rabattre sur l’éthique aujourd’hui est, sans doute bien souvent, un paravent de dignité sur un vœu de toute puissance matricielle : forclore l’autre et le déjà-là du savoir et de l’institution.
Cependant on ne confondra pas l’éthique et l’intuition. L’intuition est ce qui perce l’écorce. Avec Bergson on peut l’envisager comme «
la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable
» (p.281). Ce qui est infaillible en quelque sorte ce n’est donc pas l’intuition, pas plus que l’équipe (dans le sens d’une croyance en la richesse de la somme), non plus le savoir (le scientifique oublie de dire qu’il se fonde sur une passion), c’est le « contre », donc l’appui sur… Notre vieux Bachelard ne disait-il pas que poésie et science doivent se gendarmer l’une l’autre ? Nous parlons ainsi de «
partir de ce qui est arrivé
», pas «
de solution d’ensemble, ni de stratégie avérée, juste un outil précieux mais fragile qui réunit les métiers de l’humain : une démarche clinique
», (p.286).
«
Toujours nous serons astreints à nommer, tracer des bords, marquer des frontières, reprendre une à une les peurs, jongler avec toutes les dimensions, penser l’instantané, et à travailler notre implication
», (p.291).
Stéphane BOLLUT.
Formateur.
_______________________
Notes
:
(1)
Le lien éducatif, contre-jour psychanalytique
, Puf, Paris, 1994.
(2) Jean Houssaye, professeur à Rouen, a bien révélé comment les sciences de l’éducation ont pu vouloir réaliser l’assomption ou le déni de la pédagogie. Ce qui reviendrait entre autres à confondre objectivité et vérité rappellerait Lourau… Fort heureusement elle résiste la pédagogie, mettez à la porte elle rentrera par la fenêtre.
(3)
Pourquoi le travail social
? , Dunod, 2004.
(4) «
On peut rire quand l’autre agonise
», p.91. Dans le fond, même si je vais peut-être trop vite en besogne, on commence à percevoir que la perversion (en temps que dernier arrimage contre la psychose) a peut-être bien à voir avec quelque chose qui doit parler d’une terreur de la mort et de la castration.
(5)
Clinique de l’institution
, Eres, points hors ligne, Ramonville St-Agne, 2008.
(6) «
La séduction perverse prend toujours le même chemin : une captation par une mise en scène, un comblement de ses désirs et une annulation de ce
(que l’autre)
est pour n’être plus que le miroir de moi. S’attacher l’autre pour le déposséder de lui-même
(…) », p.195. L’emprise narcissique est la plus crapuleuse des promesses ; par le regard que je porte sur toi, tu es élevé au pinacle. Sers moi foi et hommage, ton désir de puissance en sera réalisé sans même que cela te coûte. La complicité est à la jouissance ce que le lien est au désir.
(7) On lira d’ailleurs avec intérêt « du rêve furieux de l’unité en travail social », Frédéric Rossi, Psychasoc, 21 octobre 2011.