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La dissociété

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Jean Lavoue

jeudi 30 août 2007

A partir d’une lecture de l’ouvrage de Jacques Généreux La Dissociété 1 :

enjeux pour la conduite des associations d’action sociale

Comment rendre compte aujourd’hui de l’évolution du travail social et des associations d’action sociale ? A la question Pourquoi le travail social ? 2 , que posait voici déjà plus de trente ans déjà le fameux numéro de la revue Esprit, s’est progressivement substituée la question : « où va la société ? ». Mais cette interrogation désormais généralisée à l’ensemble du social n’a pas émoussé pour autant l’acuité de la question sur le sens de l’action sociale, et en particulier sur le type d’organisation ou de méthodologie le mieux à même de la faire vivre et de la porter.

C’est au fond à partir de l’enjeu primordial de la coopération et de l’engagement subjectif des acteurs qui oriente à mes yeux toute stratégie du changement dans les organisations, et notamment dans les associations, que j’ai souhaité mieux comprendre en quoi la problématique de la dissociété posée par Jacques Généreux, invalidait ou au contraire confirmait ce choix méthodologique, et en quoi, d’une manière plus générale les associations se présentaient ou non comme des leviers efficaces face à ce qu’il nommait « une maladie sociale dégénérative altérant les consciences ». 3

Jacques Généreux annonce, en effet, d’emblée la couleur : le discours dominant qui s’impose à tous aujourd’hui est faux : touchant au cœur des racines de l’humain, il constitue une erreur de la pensée sur l’humain. Voilà qui est stimulant !

En quelques pages, je résumerai donc d’abord ce que je retire de plus essentiel du livre de Jacques Généreux, avant de le confronter à d’autres points de vue, notamment celui d’Alain Caillé, tout en revenant en conclusion sur la perspective qui m’intéresse directement ici : les associations, le travail social, les fonctions éducatives en particulier sont-ils, eux-mêmes, largement interrogés voire remis en cause par le diagnostic sévère posé par Jacques Généreux sur notre société ? En quoi les acteurs associatifs et les professionnels du social ont-ils à se déplacer pour continuer à conduire en conscience et sur des convictions étayées leurs missions ?

Synthèse de l’ouvrage de Jacques Généreux : La Dissociété

L’ouvrage de Jacques Généreux se présente comme un chantier ouvert, en cours d’exploration, première pierre d’un édifice ambitieux qui ne vise à rien de moins qu’à une refondation anthropologique de notre culture « moderne ». Mais heureusement, il est aussi un ouvrage didactique, le professeur d’économie à Sciences Po ayant tenu à assortir sa démonstration de résumés et de bilans d’enquêtes en fin de chapitres, particulièrement efficaces pour guider en seconde lecture un lecteur peu familier avec la science économique.

J’essaie donc de reprendre à mon tour, de manière aussi ordonnée que possible, l’enchaînement des idées exposées. Voici tout d’abord le plan de l’ouvrage :

- Dans les trois premiers chapitres, l’auteur présente une sorte d’état du monde, passé en très peu de temps, à l’occasion d’une crise sociale et politique majeure, d’un pacte social relativement stable à une guerre économique et de la guerre économique à une guerre « incivile ».

- Dans le chapitre 4, il présente sa problématique, centrée sur l’aspiration ontogénétique de tout être humain « à être soi et pour soi , tout en étant avec et pour les autres » 4 Cette aspiration, foncièrement déniée par l’approche néolibérale, valorisant exclusivement l’invididu atomisé poursuivant son seul intérêt, l’amène à mettre en évidence trois types de choix sociétaux : la dissociété, l’hypersociété et la société de progrès humain.

- C’est sur la base de cette problématique que dans un troisième temps, du chapitre 5 au chapitre huit, l’auteur part à la recherche des dix piliers fondateurs de l’édifice néolibéral, mettant au jour dans ce cœur de l’ouvrage ce qu’il appelle l’erreur anthropologique de l’ensemble de ce discours issu de la pensée moderne.

- Les chapitres huit à dix constituent un quatrième temps où l’auteur revient à la fois sur la fragilité du modèle néolibéral et sur les raisons de son succès, dans la mesure où, à ses yeux, l’ensemble des grands courants de pensée politique qui ont traversé l’époque moderne, en dépit de leurs apparents antagonismes sont issus de la même philosophie erronée mettant au centre l’individu et la logique de son seul intérêt. L’auteur, à la recherche d’une refondation anthropologique du discours politique et économique, souligne alors le choix largement assumé de la servitude volontaire qui est celui de l’homme dissocié.

- Dans le onzième et dernier chapitre, l’auteur se refuse à conclure, son propos étant moins de proposer un scénario alternatif que de faire œuvre de conscience politique en alertant chacun sur la grave inconséquence des choix qu’ensemble nous posons, cela dans l’ignorance la plus totale des fondements erronés de la philosophie sur laquelle nous prétendons nous appuyer.

J’insisterai davantage dans cette synthèse sur le cœur de la problématique de Jacques Généreux dans la mesure où c’est cette dernière que je souhaite éclairer d’autres approches, notamment celles d’Alain Caillé et de Jacques Godbout dont elle me semble proche sans y faire explicitement référence.

L’état du monde : de la guerre économique à la guerre incivile…

Dans une large enquête sur l’état du monde, Jacques Généreux commence dans le premier temps de sa démonstration par tirer tous les fils de ce que l’on pourrait appeler une dissolution du pacte social et une grave crise du politique : du désengagement des citoyens aux horreurs de l’histoire dans le dernier quart du vingtième siècle, en passant par le discours de la faillite morale des hommes politiques - « tous pourris » 5 - et par la victoire de l’insécurité et de la peur, l’auteur met au jour les symptômes sociaux qui se sont emparés de notre monde alors que, paradoxalement, les progrès technologiques et le niveau de vie moyen ne cessait de continuer à se développer. Tout est, au fond, assez comparable aux fléaux sociaux qui accompagnèrent dans les années trente la sortie de la première grande période de mondialisation 6 , dépression économique en moins. C’est que la crise est d’une autre ampleur. C’est une crise de conviction qui se traduit en impuissance des peuples à vouloir le plus désirable pour eux-mêmes. La compétition généralisée tourne en une guerre incivile qui « dissocie les êtres humains les uns des autres et détruit le sentiment d’appartenance à une société » 7 . Ceux-ci finissent par se comporter en « guerriers » et non plus en « citoyens ». C’est une culture autoréalisatrice qui finit par se développer et s’amplifier d’elle-même. Pour les puissants, ceux qui disposent des ressources économiques, elle s’impose comme inéluctable. Or, pour Jacques Généreux, « le tournant néolibéral opéré dans le monde dans le dernier quart du siècle dernier n’est pas la conséquence naturelle d’une évolution technologique ou économique inéluctable. Il résulte d’un choix délibéré et adopté par des gouvernements souverains qui disposaient d’autres options. » 8 Dès lors la question est de savoir pourquoi s’impose-t-il avec une telle facilité et sans résistance ? Outre le levier puissant de la précarisation sociale et de la peur du chômage qui accompagne la libéralisation financière et la montée en puissance du capital, Jacques Généreux fait l’hypothèse que la compétition généralisée qui s’est emparée du social lamine « la cohésion qui constitue les membres d’une société en communauté politique capable de réagir politiquement. » 9 L’auteur n’hésite pas à parler dès lors d’une nouvelle guerre mondiale : « la guerre économique générale » 10 détruisant tous les liens de solidarités, responsabilisant à outrance l’individu, réduisant les logiques d’entraide et d’assistance, décuplant les approches répressives, incitant les individus à travailler, épargner, consommer, investir et produire plus… l’Etat est réduit à une mission de super gendarme. Le marché fait le reste !

Cependant pour Jacques Généreux, la question demeure : alors que chacun est persuadé pour sa vie privée que la coopération et l’entraide valent mille fois mieux que la compétition généralisée, pourquoi cette dernière s’impose-t-elle avec une telle évidence croissante à l’ensemble des sociétés développées ? Est-ce le cynisme de quelques acteurs possédant l’essentiel des ressources économiques ? Est-ce l’acceptation passive de tous les autres ? A ce stade de son raisonnement, Jacques Généreux pose l’hypothèse centrale de son livre qu’il va développer dans la partie problématique suivante : « les sociétés de marché contemporaines sont restructurées en « dissociétés », réseaux d’individus atomisés, où les sentiments de solitude, d’incertitude et d’urgence permanente se conjuguent pour annihiler non seulement la possibilité, mais surtout le désir de s’insurger. » 11 Ils en viennent à se conformer au modèle qui les écrase.

Problématique de la dissociété

Jacques Généreux ne se résout pas à l’espèce de fatalisme qui semble laisser penser que cette logique d’ultra-compétition ouvrant la marche d’une dissociété des individus relèverait d’une sorte d’essence même de la nature des êtres humains, ce que tendent à défendre les promoteurs de cette culture néolibérale. C’est la raison pour laquelle il souhaite expliciter sa propre conception de la nature humaine et des sociétés humaines.

Dans le chapitre central où il présente sa problématique (chapitre 5), Jacques Généreux articule plusieurs définitions qui lui permettent de revenir sur l’analyse qu’il fait de l’idéologie des politiques néolibérales.

Partant du constat que c’est la qualité des liens qui fait le bonheur et non la quantité des biens, l’auteur énonce ce qu’il appelle les « deux aspirations ontogénétiques de l’être humain : « être soi et pour soi », mais aussi et en même temps « être avec et pour les autres ». 12 L’histoire personnelle de chaque être humain mais aussi le contexte sociétal dans lequel il vit favorise ou pas la synergie entre ces deux aspirations fondamentales qui le constituent.

Sur un versant positif, Jacques Généreux énonce ses deux premières définitions concernant la vie humaine et la société de progrès humain.

Sur un versant négatif il caractérise la société de régression inhumaine selon deux axes qu’il différencie : l’hypersociété et la dissociété.

Nous allons reprendre ces définitions de Jacques Généreux dans la mesure où elles sont incontournables pour bien saisir le déroulement de sa pensée :

- « Une vie pleinement humaine consiste dans la réalisation d’un équilibre personnel entre les deux faces inextricables de notre désir d’être : l’aspiration à « être soi » et l’aspiration à « être avec. » 13

- « Une société de progrès humain tend vers une situation où chaque personne dispose d’une égale capacité à mener une vie pleinement humaine, c'est-à-dire à concilier librement ses deux aspirations ontogénétiques. » 14

- « une société de régression inhumaine entrave la quête de l’équilibre personnel par un processus politique délibéré visant à hypertrophier l’une des aspirations ontogénétiques et à réprimer l’autre ou, pis, à réprimer les deux. » 15

- « L’ « hypersociété » est une société qui hypertrophie l’ « être avec » (la dimension sociale de l’existence et les liens collectifs), au point de réprimer ou de mutiler l’ « être soi » (l’aspiration à l’épanouissement personnel et à l’autonomie). » 16

- « La « dissociété » est une société qui réprime ou mutile le désir d’ « être avec » pour imposer la domination du désir d’ « être soi ». » 17

Jacques Généreux précise que le totalitarisme tend à abolir simultanément l’individu et la société.

Pour ce qui concerne l’idéologie et les politiques néolibérales, elles tendent quant à elles à dissocier les deux aspirations de l’être humain, valorisant l’ « être soi et pour soi » et étouffant l’ « être avec et pour les autres » entraînant une « dissociation personnelle. » 18 La dissociété est à la fois la cause et la conséquence de cette dissociation personnelle : processus d’organisation au sein de la société, elle délie, isole et oppose les communautés et catégories sociales entre elles, et exacerbent les rivalités entre les individus qui les composent. 19 « La dissociété apparaît ainsi comme une force centrifuge qui isole et décompose en éléments toujours plus restreints ce qui constituait le tout indissociable d’une société humaine. » 20 Cette atomisation en cascade joue au sein des communautés, entre les communautés, comme entre les personnes, et au cœur des personnes entraînant une «dislocation intime de l’individu rendu incapable de concilier ses aspirations fondamentales. » 21

Sur la base de ces éléments de problématique, Jacques Généreux présente alors son approche méthodologique qu’il nomme « le socialisme méthodologique » 22 : ni holiste, ni individualiste, il se veut avant tout interactionniste, l’individu et la société se déterminant réciproquement en permanence l’un l’autre. Ce qui lui permet d’affirmer l’essence sociale de l’être humain. Pour le socialisme méthodologique, les deux aspirations fondamentales et constitutives de l’être humain (« être soi, par et pour soi », « être avec, par et pour autrui ») sont indissociables. Cette lecture méthodologique des sociétés humaines est pour Jacques Généreux une méthode d’analyse. Elle ne relève pas d’abord d’une éthique. Au-delà de l’égoïsme ou de l’altruisme, du bien ou du mal, elle cherche avant tout à distinguer le vrai du faux à partir de ce constat simple : personne n’existe en dehors des relations aux autres et hors de la société constituée par l’interaction de tous. La lecture de Jacques Généreux est systémique et circulaire en ce qui concerne l’enchaînement des causes entraînant la dissociété. L’individualisme et l’éclatement social se répondent en spirale négative et destructrice. Pour lui « la société est le processus vivant d’interaction entre les individus et le système qu’ils constituent tous ensemble ». 23 Une société de progrès humain enclenche une dynamique de solidarité croissante ; une société de régression inhumaine, une dissociation croissante des groupes humains comme des individus préparant le terrain soit de la dissociété, soit de l’hypersociété, le totalitarisme se nourrissant de ce double terreau.

Les dix piliers fondateurs de l’édifice néolibéral

Fort de cette analyse et de l’erreur fondamentale qui lui semble être celle sur laquelle se trouvent engagées les sociétés néolibérales, Jacques Généreux s’interrogent sur le pourquoi d’une telle réussite. Pourquoi le rejet de ce qui fonde vraiment une société humaine comme étant un pur angélisme, et cette réduction au contraire de l’être humain à cette bête de compétition ne se préoccupant d’autrui que par intérêt personnel et ne s’associant à d’autres qu’en vue de satisfaire plus efficacement ses besoins ? Le débat avec les tenants de l’approche néolibérale lui semble quasi impossible tellement leur dogme autoréalisateur leur paraît devoir s’imposer de manière universelle : comment contester ce qui évidemment marche ? Comment nier une telle efficacité ? Aussi veut-il s’attaquer à la question de la vérité ou de la fausseté de ce dogme. La troisième partie de son livre s’efforce d’explorer les soubassements philosophiques et politiques de cette orientation « marchéiste » et utilitaire apparemment inéluctable de la pensée moderne. C’est pour lui le fruit d’une longue histoire peuplée d’erreurs où les lectures apparemment antinomiques du monde, comme le marxisme et le néolibéralisme par exemple, se rejoignent pour l’essentiel : ce qu’il dégage à travers ce qu’il nomme les dix piliers fondateurs de l’édifice néolibéral. Cette lecture anthropologique portant sur la conception de l’être humain à travers trois siècles de culture moderne vise à dégager « la série de propositions qu’il est nécessaire d’enchaîner pour aboutir à la prescription fondamentale du néolibéralisme : l’extension maximale de la libre concurrence. » 24

L’édifice néolibéral, pour Jacques Généreux, s’ordonne autour de quatre axes répondant à autant de questions : qu’est-ce qu’un être humain ? Quelle est sa relation naturelle à autrui ? Pourquoi et comment les individus égoïstes et prédateurs constituent-ils une société ? En quoi consiste le progrès d’une société humaine ? Les dix piliers sont les réponses de l’anthropologie moderne à ces questions. Nous n’allons pas reprendre l’ensemble du raisonnement de Jacques Généreux pour chacun des « piliers », mais plutôt synthétiser une nouvelle fois son approche autour des grandes thématiques qu’il dégage : nature humaine ; relation naturelle d’un être humain à autrui ; définition de la société ; finalité de la société.

La conception nouvelle de l’être humain repose avant tout sur le socle fondateur de la modernité : l’ « individu autonome ». De là découle une définition de l’être humain niant tout rôle au lien social dans sa constitution : il ne vient pas des autres et ne doit rien aux autres. L’individu existe avant toute relation à autrui. Il préexiste à toute communauté humaine. Il est à noter que cette négation de toute existence sociale quant à la naissance de l’individu ménage au contraire une conception indifféremment religieuse ou athée, ambivalence parfaitement souhaitable pour l’approche néolibérale. Dieu peut intervenir ou l’individu seul, pourvu que ce ne soit pas autrui ! Cet individu autoconstitué est aussi autodéterminé : il fixe seul ses règles de vie. Il décide seul de ses actes. Il est donc seul responsable de sa situation. Il en résulte une conception de l’inégalité naturelle : les inégalités sociales n’existent pas, la société n’étant en rien responsable de la situation d’un individu. En corrolaire, point n’est besoin d’aider les individus en difficulté, mais il est nécessaire de les inciter à s’en sortir eux-mêmes !

En matière de relation à autrui , l’individu est strictement égoïste et rationnel. Il ne recherche que son propre bien. En toute rationalité il choisit toujours ce qui maximise sa satisfaction. La situation et le bien-être d’autrui ne l’affectent en rien. S’il se montre bienveillant c’est toujours dans la recherche de son propre bien être et de son intérêt. Des comportements bienveillants ne sont naturellement plausibles qu’à l’intérieur de cercles de proches : familles, amis…

Il en résulte une logique de rivalité permanente avec tous les autres pour la possession des biens. L’individu est naturellement agressif et prédateur sauf s’il en est empêché par la force. Comment sur une telle base faire société ?

La société est un contrat d’association utilitaire. Celui-ci se présente comme un outil destiné à produire et à protéger plus efficacement le bien-être des individus. De plus, vivre en société permet d’éviter l’état de guerre toujours latent. Cette conception utilitaire de la société, fondée sur le simple contrat entre individus qui lui préexistent, a comme conséquence pour Jacques Généreux de rendre caduque, et non nécessaire, l’idée même de société ; surtout, il n’y a pas d’autre issue pour dépasser l’atomisation sur laquelle elle est fondée que l’hypersociété annihilant toute autonomie personnelle.

Assise sur le culte de la responsabilité individuelle, la société quant à elle n’est responsable de rien mais rend à chacun la contrepartie de ce qu’il offre. La culpabilisation des individus en situation d’échec devient la règle. La loi est là pour restreindre la marge de manœuvre d’individus égoïstes et prédateurs afin d’éviter le conflit permanent. Toutefois, en tant que mal nécessaire limitant la liberté, elle doit s’exercer dans un cadre strictement restreint en favorisant l’auto-surveillance privée des individus. Mieux qu’ « un Etat policier coûteux et menaçant pour les libertés individuelles », il y a le « conditionnement social des esprits, aussi efficace qu’un lavage de cerveau.» 25

Au détour de cette enquête sur l’état de société sans véritable « société », Jacques Généreux passe en revue les grandes convergences de fond entre démocratie libérale, alternative socialiste, synthèse marxiste, quête néolibérale, voire utopie libertaire : aucune de ces lectures, affirme-t-il, ne peut dépasser l’alternative dissociété/hypersociété faute d’être en capacité d’interroger les fondements anthropologiques eux-mêmes faisant de l’atome indivis qu’est l’individu le noyau même de leur philosophie politique.

Recherchant enfin la finalité d’une telle société , Jacques Généreux met au jour les derniers piliers de la synthèse néolibérale : C’est d’abord l’abondance procurant la satiété à tout individu, faisant ainsi disparaître toute rivalité ; l’utopie d’une société maintenue en paix sans le secours de la loi ! Le progrès c’est donc la marche vers l’abondance matérielle. Marxisme et néolibéralisme sont là-dessus d’accord.

Enfin, sommet de la vision néolibérale : la généralisation de la libre concurrence maximise le bien-être. C’est là le principe d’organisation qui assure le mieux l’avènement de l’abondance. Il doit être étendu à toutes les sphères de l’activité humaine. Ainsi, « la compétition brute des intérêts égoïstes réalise-t-elle un ordre naturel conforme à l’intérêt général.» 26 En conclusion de sa démonstration, Jacques Généreux montre toutefois que sur le plan de l’analyse économique elle-même ces assertions sont fausses et relèvent plus de la « parabole métaphysique » que de la science.

Le modèle néo-libéral : les fragiles raisons d’un succès !

Après cette synthèse de la pensée néolibérale et de ses fondements anthropologiques, contraires aux aspirations fondamentales et à l’intuition que chaque être humain porte sur la nature d’une vie humaine vraiment digne de ce nom, l’auteur revient sur les raisons son succès et sur l’impuissance du socialisme « moderne » à la contester.

Ce succès ne saurait reposer sur la solidité théorique du modèle. Sous beaucoup d’aspects d’ailleurs, les néolibéraux adoptent des comportements antilibéraux, notamment les contraintes comportementales fortes sur l’individu, révélant les incohérences de leurs vues. La première pierre de l’édifice, prétendant que l’individu préexiste à la société, suffit d’ailleurs, à elle seule, à l’effondrement du système.

Ce n’est donc pas sa vérité théorique, mais au contraire la dissimulation de ses fondements qui permet à la structure de tenir. C’est un modèle qui se veut pragmatique, décrivant la réalité, et ne redoutant rien de plus que les discours théoriques qu’il stigmatise. Sa conception autoréalisatrice de la société sur la base des présupposés qu’il masque ne fait rien d’autre au fond que de traduire les rapports de force politiques à l’œuvre dans le monde.

S’il s’est imposé si aisément et avec si peu de contestation à la suite du libéralisme, du socialisme et du marxisme c’est qu’au fond, le néolibéralisme a beaucoup d’accointances avec ces courants. Il est l’enfant naturel de la pensée moderne. Tous ces courants traduisent la même utopie : « une société d’abondance où sont abolies les sources de conflit entre les hommes. » 27 « Le XXème siècle s’achève par un consensus des modernes sur la finalité de l’aventure humaine : la jouissance maximale des biens. » 28 L’idéal de la sieste repue ! On est donc loin du socialisme méthodologique auquel se réfère Jacques Généreux dans la filiation aux pionniers du socialisme. La faiblesse de la contestation au néolibéralisme résulte avant tout de ces conceptions néolibérales largement partagées et qui irriguaient déjà largement, avant l’heure, la pensée libérale, socialiste ou marxiste.

Jacques Généreux dénonce alors la dérive néolibérale ancienne de la gauche européenne. Elle vise les mêmes objectifs que la droite néolibérale, avec simplement des ajustements de méthodes : avec l’individu conçu comme un atome dissocié, jouet de forces qui le dépassent, comme dans la conception marxiste de l’Histoire et de la société, la question de l’humanité a été évacuée.

Cette erreur anthropologique fondatrice de la pensée moderne, faisant de l’être humain un atome et niant l’interdépendance entre les êtres, relève pour Jacques Généreux d’un compromis pathologique et inconscient plutôt que d’une véritable erreur de raisonnement : le mythe d’un individu atomisé parfaitement délié ne devait-il pas, en particulier, rester compatible avec la sécurité psychique que l’ordre ancien garantissait. C’est tout le pari de la pensée moderne athée de conserver néanmoins l’économie du salut entièrement revisitée et inversée de la théologie traditionnelle.

Toute cette analyse conduit Jacques Généreux à affirmer qu’il est grand temps de dépasser le simplisme de cette pensée moderne même si elle a pu contribuer au « progrès » humain. Elle a accompagné, en effet, le développement des idées nouvelles d’individu, de liberté, d’émancipation. Toutefois, par ses excès, elle est devenue nuisible à l’idée même de société comme au bien être psychique des individus. Il est grand temps de la questionner radicalement en envisageant une refondation anthropologique du discours politique et économique.

Jacques Généreux présente alors une vaste synthèse à la fois anthropologique et psychosociologique dans laquelle il complète et regroupe l’essentiel de son argumentaire. Même s’il se refuse à conclure, lui-même reconnaît l’ambition très large qui est la sienne, dépassant de loin l’objet de ce seul livre, tout comme il mesure à quel point il prend le risque alors de s’avancer sur le terrain de disciplines qui ne sont pas les siennes. Le concept de résilience en particulier, récemment mis en vogue en France par Boris Cyrulnik dans le domaine de la traumatologie relationnelle, devient pour lui une source d’explication macrosociale de l’incapacité pour les individus de résister au développement de la dissociété qui les broie. On est loin à vrai dire de cette capacité positive pour un être humain de se reconstruire et de retisser des liens par-delà les pertes les plus radicales, tel que l’on entend habituellement le concept de résilience 29 . Le champ balayé est large, le raisonnement toutefois s’impose, même si les arguments se font parfois plus abrupts et militants. L’auteur résume les conséquences anthropologiques, sociales et politiques de la dissociété, et notamment ses répercussions sur l’affaiblissement historique de la gauche en Europe. C’est de convictions dès lors qu’il s’agit, Jacques Génereux ne plaidant pas pour autre chose que pour le retour de l’engagement et du discours politique dans ce qu’ils peuvent avoir de plus nobles, de plus essentiels, de plus radicalement humains.

En ayant d’abord recours aux sciences de l’homme et de la nature, Jacques Généreux s’emploie, une nouvelle fois, à démontrer le caractère foncièrement interdépendant et solidaire de l’être humain et donc la conception erronée d’un individu parfaitement égoïste et prédateur sur laquelle repose le discours néolibéral. Se référant à l’ Essai sur le don de Marcel Mauss, il rappelle l’universalité dans les relations sociales de ce mécanisme du don autour de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Ces principes d’engagement réciproque ont régi et inspiré l’ensemble des relations économiques et des conventions sociales et de droit jusqu’à l’imposition récente comme l’a démontré Karl Polanyi de la loi généralisé du marché. C’est cette dernière qui a livré les êtres humains à la rareté et au manque. Or « il n’est en rien le mode naturel de relation économique entre les hommes, même dans une économie de production. » 30 . C’est un épiphénomène culturel contraire à la nature relationnelle et sociale de l’homme. Pour dépasser la souffrance psychique résultant de ce système économique enjoignant aux êtres humains de se dissocier les uns des autres, il leur reste à inventer la nouvelle culture qui les libérerait de la « maladie néolibérale ». 31

C’est alors que Jacques Généreux fait appel à une sorte de psychanalyse de l’homme néolibéral malade, faisant l’hypothèse qu’il peut être tenté de résister à la guérison trop onéreuse pour lui, ou parce que ses mécanismes d’adaptation, sa résilience, lui permet de tenir dans un contexte qui lui est pourtant radicalement hostile. C’est ce qu’il appelle la servitude volontaire de l’homme dissocié.

Mais auparavant l’auteur rappelle le danger mortel que fait courir la dissociété à l’être humain. C’est sa nature même, son désir d’être qui se trouvent atteints par cette dissociation entre ses deux aspirations fondamentales d’être par soi et pour soi tout autant que pour l’autre et avec les autres. Cette violence ontogénétique qui s’exerce par réduction de l’individu à son seul intérêt, Jacques Généreux en perçoit l’enjeu politique : réduire chez les êtres humains toute velléité de résistance collective, tout autant qu’économique, rien n’étant plus contraire au marché qu’une personne apaisée par la qualité de ses liens aux autres. Le choix entre les aspirations fondamentales de liens, et les impératifs économiques et sociaux de rivalité deviennent vite impossible. Il résulte pour l’être une souffrance psychique intense, un « écartèlement de la personne », une « barbarie douce ». 32 Les liens sont faussement compensés par le gavage des biens. C’est le règne de l’ « abrutissement et de la manipulation psychologique » 33 , celui de la coopération de l’individu à sa propre aliénation, de la « servitude volontaire ».

Pourquoi pas davantage de résistance se demande Jacques Généreux ? Parce que l’individu parfois s’effondre totalement : plus de ressources, plus de pensée, plus d’envie de résister. Mais le plus souvent parce qu’il s’adapte, résiste, compose : voilà pourquoi il ne tombe pas plus gravement malade ! L’auteur nomme résilience cette capacité d’adaptation à un contexte impossible, là où les psychologues perçoivent avant tout cette dernière comme une capacité de reconstruction au sortir d’une épreuve traumatique. Quoiqu’il en soit, c’est sur cette conception que Jacques Généreux appuiera sa compréhension de la sorte d’homéostasie qui s’emble s’être installée entre les êtres humains et leurs contextes sociaux destructeurs et inhumains. Par ce mécanisme d’adaptation et de résistance passive ils en viennent à supporter l’impossible !

Fort des expériences psychosociales de Milgram et Terestchenko Jacques Généreux tente alors de rendre compte du développement de comportements manifestant une inhumanité croissante. L’anomie, la solitude, l’absence de référence aux autres privent l’être humain de sa capacité même de résister à ce qui est contraire à sa nature. Il devient guerrier dénué de sentiment pour son semblable ou bien clone d’une communauté repliée sur elle-même et dissociée de toutes les autres ; dans cette seconde hypothèse, privé d’altérité, il s’expose aux « tyrannies de l’intimité » décrites par Richard Sennett dans les années 70. C’est sur ce terreau que s’engagent la chasse aux déviances, aux différences tout comme l’inflation des exigences compensatoires qui viennent peser sur le cercle familial restreint et éclater en violence. Rien n’arrête le processus d’atomisation et de dissociation où l’individu au final se retrouve seul ! Enfermés dans ce cercle vicieux les individus sont privés des liens et de la coopération qui leur permettraient de réagir dans le sens de leurs véritables intérêts communs qui seraient de faire alors vraiment société.

Pour un sursaut des consciences !

En provisoire conclusion, Jacques Généreux veut montrer pourquoi la politique telle qu’elle fonctionne dans nos démocraties ne constitue pas une véritable solution pour les individus livrés ou soumis volontairement à la dissociété. Il faudrait pour cela une nouvelle méthode politique. Le vote prétendument démocratique n’y suffit pas : « les électeurs n’ont pas le pouvoir effectif de déterminer l’orientation des politiques publiques. » 34 La démocratie est une illusion. Les citoyens n’ont pas véritablement prise sur le politique. La gauche elle-même ne se situe pas en projet alternatif mais a adopté aux Etats-Unis ou en Europe une position centriste conforme au modèle néo-libéral soi-disant imposé par la guerre économique.

La perte de confiance des citoyens dans la capacité des partis politiques à faire évoluer le système ne plaide pas pour leur transformation. Là encore la résilience telle que la conçoit Jacques Généreux ouvre la voie de la passivité, du repli et de la soumission. C’est pourquoi il en appelle, avec une pointe de doute – comment cela est-il possible au sein de partis divisés où règne aussi la dissociété ?- et comme ultime chance du progrès humain à un sursaut des citoyens et à une révolution démocratique : une mise en œuvre du politique sous le contrôle effectif des citoyens et une révolution du discours et donc du débat et de la participation politique, voilà ce qui pour Jacques Généreux permettrait seulement d’inventer une alternative crédible de gauche à l’impasse néolibérale déshumanisante. Les résilients rejoindront-ils les militants lucides et autonomes qui ont tenu bon ? Jacques Généreux voudrait y croire mais après un tel diagnostic sur notre société, sur la politique, et j’ajouterai sur les courants de gauche auxquels il se réfère, cela est-il encore possible ? Oui conclut-il, si le discours est fort, convainquant : la maison brûle ! Les leaders politiques ont une immense responsabilité. A eux de réveiller, de bousculer, de susciter des engagements solidaires nouveaux, de déconditionner des citoyens devenus des consommateurs dépendants, et surtout de rendre au peuple sa souveraineté : la démocratie effective ! C’est un enjeu de culture, de parole, de conviction… « au sens vrai du terme, de conversation politique » 35 !

Dissociété et travail social

Après cette synthèse de l’ouvrage de Jacques Généreux nous souhaitons reprendre à la lumière de ses analyses les questions que nous posions en introduction : où va le travail social, qu’est-ce que l’éducation, qu’est-ce que l’association dans le monde qu’il décrit. Que peuvent être leur fonction ? Ont-ils encore leur chance ou leur raison d’être ?

Nous allons esquisser une petite discussion avec l’ouvrage de Jacques Généreux autour de ces questions, tout en faisant appel à quelques ouvrages qui nous paraissent pouvoir compléter et parfois questionner sa réflexion.

Jacques Généreux en appelle à une refondation anthropologique, face à l’attaque radicale que subit la nature de l’être humain sous les assauts de trois siècles de pensée moderne dont le point d’orgue est la vague de néolibéralisme qui depuis le début des années 80 déferle sur le monde. L’être humain est foncièrement pour soi et pour l’autre. Il ne peut être réduit à la conception ni à la manipulation utilitaire et intéressée dont il est l’objet, soumis sans protection et sans retour à la loi du marché, de la consommation et de la concurrence.

C’est tout au long de la période keynésienne des trente glorieuses et comme son aboutissement que le travail social a pris la figure que l’on connaît, organisée, professionnalisée, institutionnalisée. A la fin des années 70, l’essentiel des structures de l’éducation spécialisée, de l’aide sociale à l’enfance et de la protection sociale sont quasiment posées dans un pays comme la France.

Si l’on en croit la lecture de Jacques Généreux tout ce bel ordonnancement de la solidarité devrait commencer sérieusement à se fissurer sous les assauts répétés de l’individualisme et du marché.

Or le travail social existe toujours. Les structures pour l’essentiel restent en place. Où se fait donc la répercussion de l’analyse de Généreux sur le monde du social ? Le travail social garde-t-il un rôle de médiation privilégiée entre des individus toujours plus atomisés et la société ? Fait-il toujours œuvre de société ?

Les voix ne sont pas rares qui s’élèvent, de l’intérieur même des institutions pédagogiques pour souligner l’impuissance des professionnels de l’éducation spécialisée ou de l’école à endiguer l’évolution continue et massive de comportements de jeunes devenus passifs, agressifs, irrespectueux, sans limites, ou à relancer les ressources éducatives de parents singulièrement démunis : c’est précisément ce monde « sans limite » que décrit notamment Jean Pierre Lebrun 36 dans ses ouvrages, parlant à la suite de Charles Melman 37 d’une nouvelle économie psychique fondée sur l’absence de référence au tiers et sur une recherche de la jouissance immédiate avec une perte de symbolisation. Autres références théoriques, mais mêmes constats que Jacques Généreux. Pour Lebrun la science a remplacé le religieux ; pour Jacques Généreux c’est le marché. Mais au final, pour l’un, psychanalyste, et pour l’autre, économiste, c’est l’homme qui y a perdu, l’être humain dans sa capacité d’assumer sa nature d’être de relation fait pour le lien social.

Cette simple référence suffit à illustrer la multiplicité des approches que l’on pourrait faire converger vers cette critique unanime d’une raison instrumentale et marchande ayant amputé la personne humaine de certaines de ses capacités et ressources essentielles. Ivan Illich, par exemple, dans un dernier ouvrage posthume 38 confirme le diagnostic qu’il posait déjà plus de trente ans auparavant dans ses premiers ouvrages : l’être humain, entré au début des années 80 dans l’ère des systèmes en quittant alors huit siècles de raison instrumentale, ne dispose plus guère que de rares interstices que lui laissent la philia , l’amitié, la gratuité, la spontanéité, les micro-résistances à un quotidien totalement aliénant, pour laisser s’exprimer l’essence de son être. Le travail social, lui-même, n’a-t-il pas contribué à la réduction de tout cela, est-on en droit de se demander, prolongeant la critique radicale conduite en son temps par Illich à propos des institutions de service ?

Or ce qui paraissait difficile à entendre, voici trente ou quarante ans, n’est-il pas devenu parfaitement lisible au plus grand nombre aujourd’hui, y compris pour ces professionnels exerçant ces métiers de l’aide, du soin, de l’éducation ? Non seulement au sein même du travail social, le temps de la relation et de l’engagement tend à s’estomper. Celui du décompte du temps de travail est arrivé, avec celui de la procédure et de l’auto-évaluation suspendues aux normes utilitaires que malgré toute la vigilance des organisations professionnelles les pouvoirs publics ne manqueront pas, à terme, de privilégier. Mais encore, au niveau sociétal, le doute s’est emparé sur l’utilité sociale de ces fonctionnaires sociaux incapables de faire face à une dégradation chaque jour plus accrue des détresses et des souffrances.

Dès lors, mieux que ces fonctionnaires, beaucoup plus efficace, est venu semble-t-il le temps de la responsabilité de tous et de chacun pour faire front à ce monde devenu impossible si chacun n’y met pas enfin du sien ! Chacun saura ce qu’il en coûte de refuser un emploi, de commettre des délits, de mal s’occuper de ses enfants, de vouloir venir en France sans métier, sans compétence, voire sans connaître le français !… et cela pour son bien ! Ainsi sera-t-il incité par la loi à trouver sa juste place dans le concert d’efforts supportant la croissance et le marché, et sans le secours de toute cette armada de conseillers sociaux. Les lois elles-mêmes seront ses conseillères. L’Etat et son bras policier renforcé sera intransigeant pour ceux qui n’auront pas compris, feront preuve de mauvaise volonté ou se rebelleront !

Les individus auront davantage de droit, celle du droit opposable au logement, celle du droit opposable d’inscrire son enfant handicapé dans l’école de la république. Les institutions sociales se verront ainsi suppléées par le tribunal.

Et le lien social direz-vous tel que Jacques Généreux en diagnostique la déliquescence ? Et bien il reste quand même le travail social pour cela et surtout ses bénévoles ! S’il faut compter sur le « travailler plus » pour l’intérêt de l’individu et du marché convergents, il faut aussi pouvoir compter mieux sur l’engagement bénévole de chaque citoyen. Mais ce discours du social est ténu : dans cette conception néolibérale, telle qu’on en voit clairement se dessiner l’énoncé au cours de ces mois récents en France, la question du lien social c’est d’abord celle du lien de chaque citoyen à la culture du marché ; c’est celle de son mérite personnel et de sa capacité à participer à l’effort commun.

Tout l’enjeu politique est d’amener les citoyens à collaborer volontairement à la culture du marché en percevant qu’il y va également de leur propre intérêt, le prix à payer en cas de refus étant prohibitif. La logique est de parvenir à faire coïncider l’intérêt bien compris de chaque individu avec celui de la société et donc du marché.

Quid du travail social et des associations dans un tel contexte? A échanger avec les professionnels, on ressent bien leurs interrogations face à la réduction de leurs marges de manœuvres. Ils s’avancent désormais sur une ligne de crête étroite où l’usager, d’une part, fort de ses nouveaux droits peut toujours contester telle ou telle de leurs initiatives, mais où, d’autre part, ce dernier risque de plus en plus d’être lui-même jugé et rejeté par toute une société gagnée par le mirage de la responsabilité personnelle et du mérite. A quoi bon dès lors poursuivre cette politique d’aide sociale, coûteuse en investissements ?

Pris en tenailles par des pouvoirs publics soupçonneux, procéduriers et évaluateurs, une opinion publique comprenant de moins en moins leur mission et disqualifiant leurs usagers, et des usagers avant tout conscients de leurs droits opposables, comment pourraient-ils continuer à faire valoir leurs métiers qui sont avant tout métiers de parole et de confiance, de coopération et de reconnaissance ?

C’est une crise encore larvée, implicite, mais qui s’empare progressivement de tout le champ social et de l’ensemble de ses acteurs.

Elle est parfaitement en phase avec la description faite par Jacques Généreux. Et cependant nous ne souhaitons pas en rester à ce seul diagnostic. Parce que nous ne souhaitons pas en rester non plus au seul concept de dissociété développé par Jacques Généreux.

Par-delà la dissociété, la persistance du don…

Dans son ouvrage, Jacques Généreux ne fait qu’une seule mention à Alain Caillé 39 et au MAUSS (mouvement anti utilitariste dans les sciences sociales) alors que sa problématique anthropologique semble naturellement accordée à cette pensée (Cf. l’ensemble des publications du MAUSS) qui, s’inspirant de l’ouvrage de Marcel Mauss sur le don 40 , élargit considérablement le regard sur les sociétés humaines. Elle rejoint le projet de Jacques Généreux de dépasser une conception exclusivement utilitariste et « marchéiste » de l’être humain. A cet égard, l’approche d’Alain Caillé nous permet, me semble-t-il, mieux qu’une simple invocation à rénover le discours politique et la conviction des leaders, d’envisager une alternative au tout marché : elle repose en effet sur une véritable anthropologie sociale et politique.

Pour ce dernier c’est un économisme lui-même sans limite qui nous a fait perdre de vue que plus fondamental que l’intérêt et l’échange marchand il y avait comme principe universel de constitution des sociétés humaines le fait de donner, de recevoir et de rendre. C’est sur la base de ce principe mis au jour par Marcel Mauss qu’Alain Caillé souhaite revisiter l’ensemble des conceptions réductionnistes qui nous font penser que seul l’intérêt et l’utilité dominent, alors qu’en réalité les mécanismes du don restent bien à l’œuvre, y compris dans une société comme celle où nous vivons en ce début du XXIème siècle C’est à mettre au jour cette permanence du don qu’il s’emploie ainsi qu’avec tous ceux qui collaborent avec lui depuis vingt ans à cette aventure du Mauss. Signalons en particulier Jacques Godbout qui au Canada développe une pensée sociologique très en phase avec celle d’Alain Caillé 41 .

Sans reprendre dans cette note de synthèse l’ensemble de la démarche d’Alain Caillé, soulignons qu’elle nous permet d’emblée de donner sens à des réalités persistantes comme la vie associative qui ne sauraient se restreindre à la logique du marché. Alain Caillé voit dans le geste premier de l’alliance, dans le fait de se confier à l’autre, aux autres, dans un moment d’inconditionnalité absolu, le moment précaire, fragile, sans raison, sans motif qui constitue le geste politique premier, fondateur de toute société. C’est d’abord par l’alliance que l’on forme société et c’est là le registre du don. Avant même de se demander comment on fait économie, droit, se pose la question : comment fait-on société ? Eh ! bien l’alliance est première : c’est le primat du politique sur les contraintes économiques ! Et cette logique de l’alliance s’instaure sur un mode symbolique. « Ce que les symboles représentent, c’est l’univers du don, le passage de la guerre à la paix, de la mort à la vie… » 42

Marcel Mauss met au jour la théorie tétra-dimensionnelle des mobiles de l’action humain : quatre mobiles irréductibles organisés en deux oppositions. Le don se tient entre les mobiles de l’intérêt pour autrui et de l’intérêt pour soi, où l’on retrouve les deux aspirations ontogénétiques de l’être humains selon Jacques Généreux ; et entre les mobiles de l’obligation sociale et de la liberté.

Or ces mobiles ne se déduisent pas les uns des autres. La grande erreur de toutes les théories économiques est de chercher à tout expliquer à partir du seul intérêt pour soi. Ce réductionnisme généralisé s’oppose à l’irréductibilité de chacun des mobiles mis au jour par Marcel Mauss. Le don est un hybride entre l’obligation et la liberté, entre l’intérêt pour soi et l’intérêt pour autrui. Ce modèle de Marcel Mauss permet de dépasser les deux oppositions polaires en impasse des sciences sociales, notamment entre l’individualisme méthodologique et le holisme sur lesquels Jacques Généreux revient très fréquemment dans son ouvrage.

La pensée du don est une pensée du milieu, fondée sur l’interdépendance généralisée, à la fois individualiste et holiste, reposant sur la liberté des individus et l’obligation sociale.

Alain Caillé voit dans le travail des grandes religions un travail d’universalisation, de radicalisation et d’intériorisation de l’obligation de donner qui sera relayée par les grandes idéologies politiques expurgées du don.

Alain Caillé introduit alors les concepts de socialité primaire et de socialité secondaire qui viennent enrichir la problématique du don, l’éclairer : dans le domaine de la socialité secondaire les fonctions accomplies par les personnes importent plus que les personnes. C’est le monde de l’entreprise, du droit, de l’administration, de l’impersonnalité du marché, de l’efficacité impersonnelle. Mais nous vivons aussi dans l’univers de la socialité primaire où la personnalité des personnes importent plus que leur efficacité fonctionnelle : c’est le domaine de la famille, des voisins, des amis où continue à régner la règle du don : donner, recevoir, rendre. C’est par le don que nous personnalisons nos relations.

Or, il s’avère que l’entreprise elle-même ne se réduit pas au marché : c’est aussi un gigantesque tissu de relations de don et de contre-don où règnent les mécanismes de loyauté.

Le don n’est pas une relation parmi d’autres. Il est équivalent au politique. C’est le politique ! Il ne s’agit donc pas d’une simple modalité de la relation parmi d’autres. Pour Alain Caillé, à la suite de Marcel Mauss, au cœur du politique se trouve la question du don généralisé : qui décide qui va donner à qui ? Qui reçoit de qui ?

Contrairement à ce que pourrait laisser penser la seule loi du marché, au cœur du social la dette circule sans arrêt, une dette jamais soldée : la relation de don, c’est une relation de dette alternée. Or au-delà de l’obligation de payer la dette, il y a le moment de grâce du don où les choses se renversent. C’est le moment de créativité du don : un don vivant, fait aujourd’hui, dans l’instant, avec tous les dons passés !

Cette problématique du don nous permet de revenir aux enjeux de la vie associative où le moment premier de l’engagement bénévole est fondateur. C’est plus lisible dans les petites associations ressortissant du domaine de la primarité. Par contre dans les grandes associations ce moment fondateur, et avec lui la question du don, ont tendance à être recouverts. Pourtant il reste de la primarité au sein de la société secondaire et la problématique du don y circule. Les professionnels des grandes associations sont aussi pour une part dans la socialité primaire, tout comme les bénévoles. La question du don n’est pas réservée aux seuls administrateurs ! L’éthique de la responsabilité (professionnels) et celle de la conviction (bénévoles) s’entrecroisent sans cesse. Où sont les lieux de reconnaissance permettant à chacun, professionnels et bénévoles, de ressourcer leur engagement ? Pour l’ensemble des acteurs d’une association, adhérents, usagers, bénévoles, administrateurs, professionnels, la question fondamentale tourne autour de cette question de la reconnaissance et du don.

Il y a un enjeu fort de redéfinition des formes associatives autour de cette question de la reconnaissance couplée avec la question du don : il est important pour chacun de recevoir de la gratitude. Une société forte est une société qui permet à chacun d’être reconnu, d’être valorisé.

Les associations ne peuvent être de simples prestataires de service avec un clivage entre les commanditaires (la commande publique) et ceux qui exécutent la commande. Entre les prestataires de service et ceux qui en sont les bénéficiaires. Et parmi les prestataires d’autres clivages se manifestent encore entre les administrateurs et les professionnels, comme entre les administrateurs et les bénéficiaires qui souvent ne se rencontrent jamais. Où est le don qui circule entre tous ces acteurs ? Où est la reconnaissance ? Comment retrouver ces mécanismes fondamentaux et les valoriser.

Au-delà des travaux d’Alain Caillé et Jacques Godbout dans le champ sociologique, un auteur comme Paul Fustier 43 , psychosociologue, a lui aussi entrepris une lecture du travail social autour de cette question du don. Par-delà la problématique purement utilitariste et procédurale, notamment mise en évidence par Jacques Généreux, par-delà la logique du droit où chacun ne reçoit que ce à quoi il a droit, s’emparant chaque jour un peu plus du travail social, c’est bien cette problématique du don et de la reconnaissance dont l’enjeu mériterait d’être souligné. Pour y contribuer voici quelques premiers éléments de réflexion autour des enjeux de la gouvernance associative?

Pour contribuer à la réflexion sur la gouvernance associative…

L’un des enjeux forts de la problématique de la gouvernance associative est, me semble-t-il, de faire circuler autrement la relation entre tous les acteurs impliqués par la vie associative. Nous avançons par prises de conscience successives. Dans le type d’organisation où nous exerçons, la plupart d’entre nous, la sphère professionnelle s’est pendant très longtemps suffi à elle-même. Elle s’arrangeait bien d’une représentation politique de l’association « notabilisant » son développement, sans toutefois peser directement sur ses choix ni ses orientations.

Toutefois, face à la revendication croissante des conseils d’administrations d’être reconnus dans leur fonction, à la prise de conscience des risques d’instrumentalisation du secteur associatif par une approche toujours plus technocratique des pouvoirs publics, face au modèle également de plus en plus prégnant de l’entreprise, la question de la gouvernance associative s’est progressivement substitué à celui de la dirigeance (concept de dirigeance d’ailleurs, soit dit en passant, bien malmené aussi par le décret budgétaire ramenant au statut de siège social toutes les directions générales !). Or sans doute n’avons-nous pas pris encore toute la mesure de cette évolution en faveur de la gouvernance.

Nos premières réflexions sur la gouvernance restent essentiellement centrées sur le couple président-directeur général, largement compatible avec la prégnance préservée de la sphère professionnelle sur l’espace associatif. C’est une première étape sans doute nécessaire dans la transformation de nos modes d’organisation. Mais au-delà d’une représentation un peu statique des modèles à l’œuvre, centrés sur l’analyse du fonctionnement de ce couple président-directeur, ne conviendrait-il pas de substituer une analyse prospective des dynamiques de transformation engagées, prenant en compte non seulement les méthodes mobilisées pour conduire le changement dans les organisations, mais encore la manière d’y associer tous les acteurs.

A ce sujet, nul doute que le modèle coopératif réserve des surprises d’évolution en ce qui concerne la compréhension de la gouvernance dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les potentialités. Car privilégier la coopération des acteurs au sein de nos organisations nous entraîne inéluctablement à nous dégager d’une conception trop personnalisée de la dirigeance et à mettre l’accent sur tous les dispositifs collectifs de mobilisation de la parole, de la pensée, de l’analyse impliquant tous les acteurs.

Ainsi, élaborer un règlement général précisant les modalités d’échange et de travail entre le directeur général et le président ne nous dispense pas, bien au contraire, de porter également le regard sur le type de coopération recherchée entre les membres du conseil d’administration tout autant qu’entre les membres de l’organisation professionnelle et notamment les cadres dirigeants. Cela permet dans le même temps d’élargir le regard sur la coopération entre les administrateurs, les professionnels, les bénévoles… De nouveaux dispositifs, tels les comités exécutifs voient le jour.

Mais une fois que ce travail, largement amorcé, commence à faire projet, il me semble que nous commençons alors seulement à prendre conscience du grand absent de toute cette métamorphose de la gouvernance associative : l’usager.

Si les pouvoirs publics, et la loi du 2 janvier 2002 en particulier, ont placé ce dernier au cœur de l’acte professionnel. Ce n’était pas leur rôle de postuler que c’est au cœur de la vie associative qu’il pourrait tout aussi bien se situer! Le raccourci technocratique de la loi à l’usager, instrumentalisant largement le professionnel même si c’est pour en améliorer globalement les compétences, n’a que faire en effet de la dimension instituante fondant l’acte associatif. Or il s’agit pour ce dernier d’un acte avant tout socio-politique qui sans doute jamais, du fait de l’extrême dépendance de nos systèmes aux finances publiques comme de la prévalence dès le départ du champ de l’expertise professionnelle, n’a pu prendre en France son véritable essor. Il me semble que c’est là que se place avant tout aujourd’hui la question de la gouvernance associative.

Nos conseils d’administrations sont garants de la bonne gestion des finances publiques destinés au fonctionnement de la réponse sociale mise en œuvre par les établissements et services et les professionnels qu’ils emploient. Impliqués parfois désormais dans les démarche qualité et d’évaluation, les voici à présent également garants de la compétence mobilisée par leurs salariés. Mais que ne le sont-ils pas d’abord du lien ou de la perte de lien entre les usagers et la société qu’ils représentent ? Que ne s’autorisent-ils pas à associer largement ces derniers à la vie même de l’association, où ils trouveraient peut-être, au-delà de l’acte professionnel qui les concerne une raison de travailler avec d’autres au dépassement de leurs difficultés qui ne sont pas qu’individuelles, mais aussi collectives et sociétales.

Dès lors la gouvernance associative ne pourrait-elle pas prendre sa vraie dimension, l’acte professionnel retrouvant sa juste place au service d’une vision de l’homme et de la société ? L’association jouerait pleinement son rôle de contrepoids essentiel à la marchandisation croissante des rapports humains et sociaux. La question du lien social ne serait plus seulement abordée de l’extérieur ou à travers le seul acte professionnel la renvoyant le plus souvent au colloque singulier : d’où sans doute, d’ailleurs, cette perte croissante unanimement constatée de la parole sociale et politique des travailleurs sociaux. Mais elle serait expérimentée par l’ensemble des acteurs associatifs dont la parole retrouverait toute sa force tout simplement parce que l’usager y aurait trouvé son espace légitime et sa contribution décisive. C’est le chaînon manquant de nos associations, la raison pour laquelle « ce qui circule entre nous » tourne bien souvent au ralenti.

Certes, beaucoup d’associations ont déjà placé les parents d’usagers dans un rôle de premier plan notamment dans le secteur du handicap. Ce n’est pas toujours sans dérives, ni sans tensions avec les professionnels. Mais en dépit de l’investissement affectif qui pèse, il y a déjà là un enjeu de représentativité qui modifie la donne tant à l’interne qu’à l’externe de ces associations. Dans le secteur social où la notion de handicap est mobile, fluctuante, circule aisément de l’un à l’autre à l’intérieur du corps social, on sent bien l’espace tout autre, de nature socio-politique, que serait capable de mobiliser un tel investissement : une force peut-être trop redoutable pour que les autres acteurs du jeu associatif, administrateurs et professionnels, aient eu jusqu’à présent l’idée de la mobiliser.

Sans doute le temps est-il venu ! Dans l’évolution politique que nous connaissons, c’est peut-être un enjeu non seulement pour nos associations, mais encore pour toute la société française. C’est notre devoir et notre responsabilité de faire vivre des espaces intermédiaires non seulement de contre-pouvoir, face à une conception trop affirmée du pouvoir, mais encore, et surtout, des espaces de résistance mobilisant la capacité de chacun de s’associer avec d’autres pour promouvoir le lien de solidarité, pour rendre gratuitement ce qui a été reçu et pour le reconnaître, face à une évolution toujours plus décomplexée de nos sociétés avancées ou seul l’individu, son intérêt, ses mérites, ses droits, ses devoirs restent pris en compte et considérés, et si peu la dette qu’il a contracté à l’égard de tous les autres en accédant au don de la parole qui le fait humain.

Pouvoirs publics et gouvernance

La gouvernance associative ne saurait se penser indépendamment de la transformation globale des systèmes complexes dans lesquels elle se trouve inscrite et dont elle se trouve forcément informée. La plus-value de toute action publique aujourd’hui ne réside-t-elle pas dans sa capacité d’organiser des logiques d’acteurs toujours plus convergentes et coopératives, bien plus que dans l’affirmation de pouvoirs sectoriels irréductibles et s’excluant les uns les autres. Même s’il y a encore loin de la théorie à la pratique, on peut dire toutefois que le mouvement est enclenché, de manière irréversible. Appelées à coordonner de manière toujours plus étroite de multiples réseaux d’acteurs, en interne comme en externe, sans doute manquait-il jusqu’alors aux administrations les méthodes rendant lisibles tant leur opérationnalité (évaluation des politiques publiques) que leur coût (LOLF) et surtout l’identification de leurs modes de pilotage aux différents échelons des territoires (schémas nationaux, régionaux, départementaux et intercommunaux). Le renforcement du rôle et des prérogatives des élus locaux, départements et communes (cf., par exemple, dans le cadre de la Réforme de la Protection de l’Enfance et de la Loi de Prévention de la délinquance) devrait à terme affiner cette définition et cette intégration des méthodes de pilotage et dégager des modes de gouvernance territoriales indispensables pour que les associations elles-mêmes renouvellent en profondeur, et dans des cadres sécurisés, leurs organisations et leur mode de gouvernance.

Toutefois on peut dire, inversement, que les associations ont d’ores et déjà anticipé cette réforme globale de la gouvernance à l’échelon des territoires, en se regroupant, en s’associant elles-mêmes en réseaux d’acteurs capables de susciter des dynamiques, ou en tous les cas d’interpeller les élus locaux, en vue de l’instauration d’un niveau plus global et mieux intégré de pilotage. Le relatif échec des premiers schémas territoriaux d’action sociale ou de protection de l’enfance, la difficile articulation des départements et de l’Etat, dénotent à cet égard cette faiblesse structurelle jusqu’alors en France en matière de pilotage global de l’action publique et donc de gouvernance.

L’innovation associative en matière de gouvernance

On peut dire que les associations innovent à cet égard, même si elles ne sont pas seules à le faire. De par la multitude des acteurs qui les composent, peut-être perçoivent-elles de manière anticipée certains enjeux des changements qui se dessinent. Par ailleurs, leurs modalités d’organisation, plus souples, leur permettent également d’expérimenter et d’inventer des formes nouvelles de regroupements d’acteurs capables d’influer en profondeur sur les systèmes organisationnels globaux où elles s’inscrivent.

C’est en cela que les modes de gouvernance associative sont actuellement en pleine évolution même s’ils sont loin d’avoir trouvé une nouvelle forme stabilisée et pleinement satisfaisante au regard de multiples enjeux plus ou moins clairement perçus. Ce qui a fortement évolué au cours des dernières années, c’est d’abord l’aptitude des associations à rassembler leurs acteurs bénévoles et professionnels autour de projets associatifs capables de fédérer de manière plus coordonnées les différents services, établissements ou instances politiques de l’organisation. C’est ensuite leur capacité à se relier entre elles, autour d’enjeux opérationnels et stratégiques mieux repérés au niveau local : cela à la mesure de l’émergence progressive d’une nouvelle dynamique de pilotage territorial de la part des pouvoirs publics et surtout de nouvelles compétences qui leur sont dévolues. Mais il reste sans doute encore à réformer en profondeur le lien entre politique associative et service à la personne, dans la mesure où l’utilité sociale des associations ne saurait se résumer à la somme des compétences techniques et professionnelles qu’elles réunissent et mettent en œuvre, aussi bien orchestrées et administrées soient-elles dans le cadre d’une coopération plus étroite entre instances dirigeantes, bénévoles et professionnelles.

La dimension politique et citoyenne de la gouvernance associative

La gouvernance associative suppose de revenir aux fondements mêmes de la force instituant le fait associatif. Or, dans le domaine de l’action sociale, celle-ci renvoie à la rencontre de personnes se mettant bénévolement au service d’autres personnes et mobilisant, le plus souvent, des moyens et des techniques professionnels pour atteindre leurs fins. Il y a là un enjeu de valeurs partagées autour d’une conception de la personne humaine et d’une volonté de placer la promotion de l’humain au cœur même de l’acte associatif. Si un enjeu fondamental de la gouvernance consiste aujourd’hui à engager davantage chaque acteur dans une dynamique de co-construction et d’élever ainsi le niveau de responsabilité de chacun au regard d’un projet partagé, aucun d’entre eux, bien sûr, ne saurait être tenu à l’écart de ce processus. L’usager doit lui-même être considéré comme une ressource fondamentale de la gouvernance associative, plutôt qu’uniquement comme pièce centrale autour de laquelle s’organiserait toute une architecture techno-sociale que les pouvoirs publics se seraient donnés pour mission de coordonner, de contrôler et d’évaluer.

La visée même du processus de renouvellement de la gouvernance engagé dans nos associations ne peut qu’interroger au final la dimension citoyenne et politique des personnes bénéficiaires des actions que nous déployons. La montée en force des acteurs politiques locaux, ne saurait qu’aller de pair avec la montée en force des politiques associatives. Si nos instances dirigeantes ces dernières années ont été particulièrement attentives à renforcer la dimension politique de nos associations par de meilleures convergences internes et externes, notamment entre administrateurs et cadres dirigeants, ne doivent-elles pas encore se centrer à présent sur la question même du lien social et sur le fait qu’elles peuvent aussi constituer pour leurs usagers de réels espaces intermédiaires, d’autant plus incontournables à un moment où risque de se renforcer de manière démesurée le poids des responsabilités individuelles…. au-delà d’une réflexion plus formelle sur la gouvernance, l’enjeu fort serait pour l’associatif de mettre au travail la dimension politique du lien social, ce qui ne saurait se faire sans impliquer fortement dans le fait associatif lui-même la dimension citoyenne et politique de l’usager. Il en va là sans doute de la condition même de restauration d’une plus forte capacité de représentativité politique de nos associations.

Enjeux intersubjectifs de la gouvernance associative

Enfin, un autre enjeu consiste à faire le lien entre l’évolution des pratiques professionnelles et la gouvernance associative. La place que les dynamiques de supervision, de consultation, d’échange et d’analyse des pratiques, de coaching, de formation ont prise notamment à différents niveaux de nos organisations serait aussi à lire dans cet enjeu global de la gouvernance. Au fond, cela vient dire que l’on ne gouverne plus aujourd’hui sans l’implication subjective de tous les acteurs concernés par l’existence même d’un principe de gouvernance. C’est pourquoi ce niveau de réflexivité permanente entre acteurs sur le sens des pratiques doit concerner aussi au premier chef les instances dirigeantes de nos associations. La gouvernance implique cette mise en œuvre, en scène, en discussion, de manière constante, de toute la complexité intersubjective engagée. Elle suppose l’élaboration de dispositifs nouveaux et adaptés. L’enjeu majeur est d’accompagner le changement des logiques d’acteurs vers des visées coopératives accrues en interrogeant la posture relativement objectivée d’un encadrement peu informé ni concerné par les dynamiques subjectives à l’œuvre. Il s’agirait alors de quitter le seul niveau de la formalisation gestionnaire, pour celui d’un changement structurel touchant le niveau des représentations des acteurs et supposant la prise en compte de leur adhésion subjective… C’est ici également qu’il conviendrait de faire porter l’axe central de la question de l’évaluation en matière d’action sociale. Autre enjeu de la gouvernance donc : travailler à tous les niveaux pour l’instauration d’espaces de subjectivation des acteurs (Blaise Ollivier, l’acteur et le sujet 44 ), capables d’élaborer des liens intersubjectifs entre eux et avec tous les autres, et d’en rendre compte.

Jean Lavoué

1 Jacques Généreux, La Dissociété, Ed. du Seuil, Paris, 2006

2 Pourquoi le travail social , numéro spécial de la revue Esprit, mai 1972

3 Jacques Généreux, La Dissociété, op. cit. p. 29

4 Ibid. p. 137

5 Ibid. p. 15

6 Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983. Ouvrage important permettant de comprendre l’émergence récente, au XXIème siècle, du marché généralisé et la grande transformation que constitua au sortir des totalitarismes et des guerres mondiales l’entrée dans une phase keynésienne jetant les bases des états sociaux modernes. L’actualité du livre tient à sa compréhension des grands mouvements politiques et économiques traversant notre époque, alors que nous sommes entrés depuis le début des années 80 dans une deuxième phase, dite néo-libérale, de généralisation du marché.

7 Jacques Généreux, op. cit. p 28

8 Ibid. p 42

9 Ibid. p 79

10 Ibid. p 81

11 Ibid. p 132

12 Ibid. p 142

13 Ibid. p 148

14 Ibid. p 149

15 Ibid. p 152

16 Ibid. p 153

17 Idem

18 Ibid. p 155

19 Ibid. p 156

20 Ibid. p 159

21 Ibid. p 160

22 Idem

23 Ibid. p 171

24 Ibid. p 195

25 Ibid. p 302

26 Ibid. p 318

27 Ibid. p 334

28 Ibid. p 337

29 Serge Tisseron, La résilience, PUF, Que sais-je ? Paris, 2007

30 Jacques Généreux, op. cit. p 375

31 Ibid. p 376

32 Ibid. p 381

33 Ibid. p 383

34 Ibid. p 429

35 Ibid. p 446

36 Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du lien social, Erès, 1997 La perversion ordinaire, Vivre ensemble sans autrui, Denoël, 2007

37 Charles Melman, L’homme sans gravité, Jouir à tout prix, Denoël, 2002

38 Ivan Illich et David Cayley, La corruption du meilleur engendre le pire, Actes Sud, 2007

39 Jacques Généreux, ibid. p 170

40 Marcel Mauss, L’essai sur le don, sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 9ème édition, 2001

41 Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous, Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil, 2007

42 Alain Caillé, citation extraite de l’intervention à Sciences Po, mai 2007. Les réflexions qui suivent sont pour l’essentiel issues de cette intervention.

43 Paul Fustier, Le lien d’accompagnement, Entre don et contrat salarial, Dunod, Paris, 2000

44 Blaise Ollivier, L’acteur et le sujet, Vers un nouvel acteur économique, Pairs, Desclée de Brouwer, 1995

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