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La double aliénation

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Serge DIDELET

mardi 12 octobre 2021

La double aliénation

Ce texte est la retranscription de mon intervention au colloque « Marx et Freud » de l’association l’@psychanalyse, du 9 octobre 2021, à Montpellier.

« Je suis venu vous parler de la double aliénation. Parce que l’aliénation est double. S’il y a une aliénation sociale qui impacte tout le monde insidieusement, certains sujets sont touchés par une aliénation psychopathologique, ou transcendantale, qui concernerait, selon les statistiques, une personne sur cent, ce qui n’est pas rien.

 C’est François Tosquelles qui disait que la schizophrénie était un collapsus de la transcendance. Un collapsus, c’est l’indication d’une diminution, d’un déficit, la transcendance est un mouvement d’élévation, un dépassement de soi, par conséquent, il s’agit donc d’une baisse, voire d’un effondrement de la conscience qu’un sujet peut avoir de lui-même.

 Cette double aliénation renvoie au leit motiv de ce colloque, avec toute la journée, en filigrane, les personnages emblématiques de Marx et Freud, ces deux barbus qui ne sourient pas trop, comme l’évoquait Gérard Pommier. La première aliénation, dans la lignée théorique de Marx et Engels, par l’entrée du sujet dans l’ordre social ; la deuxième, dans le droit-fil d’une métapsychologie freudo-lacanienne, par l’entrée du sujet dans l’ordre du langage de l’Autre -avec un grand A- et de la problématique du désir.

 Il ne s’agit pas de confondre les deux composantes qui ont leurs propres déterminations, mais dans notre travail de psychiste, nous savons d’expérience que les deux plans se rejoignent, s’imbriquent, s’articulent en certains points nodaux qu’il est nécessaire d’identifier, mais pour se faire, il sera nécessaire d’être doté d’outils conceptuels permettant de penser ensemble le singulier et le pluriel. Afin de lever d’hypothétiques confusions, nous remarquerons – et c’est important – que la problématique « tosquello-ouryenne » de la double aliénation s’oppose aux théories simplificatrices de l’Antipsychiatrie du temps de Laing et Cooper, pour qui les psychoses n’étaient que des artefacts induits par l’organisation sociale, impactant la psyché des individus.

 Jean Oury n’appréciait pas d’être régulièrement assimilé à l’Antipsychiatrie, laquelle n’était pour lui qu’une simplification pseudo révolutionnaire, voire réactionnaire. Rejetant tout traitement possible des psychoses – certains d’entre-eux niaient même leur existence -, les « antipsychiatres » préconisaient la fermeture totale des lieux de soins psychiatriques. C’est ainsi qu’un peu plus tard, l’Etat français instrumentalisa les mots d’ordre de l’Antipsychiatrie, en supprimant 60 000 lits en quatre décennies. Au nom d’une déviation de l’esprit du secteur inspiré par Bonnafé, on a vidé les hôpitaux psychiatriques, laissant les malades mentaux face à l’alternative entre la rue et la prison, c’est-à-dire les lieux de l’atopie…ne pas avoir de place, c’est de la ségrégation ; et c’est toujours d’actualité. La majorité des malades psychotiques sont dans la rue ou en prison

 Ce n’est pas en supprimant des lits que l’on va soigner les écorchés de l’existence. Le Dr Oury préconisait une transformation radicale des hôpitaux psychiatriques afin qu’ils deviennent des lieux ouverts et collectifs. Il ne voulait surtout pas les supprimer et jeter les fous à la déréliction de la rue. La folie – cette catastrophe existentielle consubstantielle à l’humain - a besoin de lieux d’accueil, de terres d’asile, de territoires adéquats.

Recentrons-nous sur notre objet annoncé : la double aliénation, et qu’en est-il, de ce concept d’aliénation ? Une question qui mérite une déconstruction alliée à une démarche définitionnelle.

Il s’agit là d’une notion ambigüe, polysémique, problématique, elle nous renvoie le plus souvent à l’idée d’avoir perdu son libre-arbitre, sa liberté de raisonner, d’être autonome. Étymologiquement, l’aliénation vient d’« aliénus » - qui appartient à un autre – et d’ « alienatus », l’individu qui ne s’appartient pas à lui-même, celui qui est hétéronome. « Plusieurs termes sont utilisés pour parler de l’aliénation… certains avec des racines latines, et d’autres, des racines germaniques. « Alienatio » s’employait au XIIIe siècle dans un sens juridique. Au XVe siècle, on parle « d’alienatio mentis », c’est la folie. Plus tard, on parle « d’alienare » qui veut dire « étranger », et à cette époque-là, « alienatio » veut dire étrangeté, hostilité » (Jean Oury).

 Si – comme l’énonçait Lacan « le désir du sujet est le désir de l’Autre », il y a une forme primitive de l’aliénation, c’est-à-dire l’aliénation à l’Autre maternel. Du fait de sa prématuration, le petit d’homme se retrouve dans une situation d’hétéronomie absolue vis-à-vis de sa mère, et il a intérêt à être aimé, à être aimable, s’il veut survivre. Il devra passer sous les fourches caudines du grand Autre maternel, et il désirera qu’un petit autre devienne un grand Autre qui le désirera lui-même, l’infans désirera le désir de l’Autre maternel. Cette dépendance hétéromorphique sera l’aliénation primordiale, comme quoi parfois, l’aliénation aurait du bon…à condition d’en sortir, un jour…

Ce chemin précoce d’aliénation le mènera, avec les années, à une plus grande liberté. Cette plus grande liberté, c’est la séparation, laquelle, pour y parvenir, passe par un chemin difficile, balisé par les diverses modalités du besoin, du désir et de la demande, et de la triangulation œdipienne, quand il y a quelqu’un pour « faire père ».

Lacan identifie la Mère à la Chose ( das Ding ), c’est-à-dire l’objet perdu de la jouissance première – l’expérience de satisfaction inaugurale - qui déclenche le désir. Le désir est marqué par le manque et il sera toujours le désir d’autre chose, le désir étant la métonymie du manque à être, et ses objets interchangeables, et il en sera ainsi tout au long de la vie. Le désir se fait par force captif du langage, le sujet est dans la nécessité de s’aliéner à l’ordre symbolique afin d’exister . Comme l’écrivait Lacan : « Or, il convient de rappeler que c’est dans la plus ancienne demande que se produit l’identification primaire, celle qui s’opère de la toute-puissance maternelle, à savoir celle qui non seulement suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins, mais qui les morcelle, les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant».

Le symbolique rend possible l’absence, il est le meurtrier de la Chose… un meurtre nécessaire : le sujet non dupe aux signifiants se condamne à l’errance de la psychose, ou au non-être (supposé et apparent) des autistes profonds : « Les non-dupes errent » .

C’est ainsi qu’à leur façon, les autistes disent « merde » au grand Autre, refusant avec frénésie, de passer sous le joug des structures langagières. De ce refus et de cette liberté, ils en paieront le prix fort.

Demeure un éventail de significations de l’aliénation selon les divers contextes. En outre, le verbe « aliéner » renvoie aussi à la possibilité d’aliéner l’esprit de l’autre, voire de le rendre fou. L’aliéné peut aussi être compris comme le sujet sans lien avec l’Autre sociétal ; il sera alors traité comme un a-social, un a-normal, c’est-à-dire étranger (alien), différent, dissemblable à la norme médiane.

Par association, cela évoque l’aliénisme - premier nom de la psychiatrie, les premiers psychiatres étaient des aliénistes -, et l’aliénisme se définissait comme une science médicale toute neuve – discours univoque de la raison sur la folie – entre le XVIIIe et le XIXe siècle, moment historique important où les techniques coercitives de la vie asilaire se transforment peu à peu, par des interventions persuasives, voire manipulatrices et comportementalistes, afin de ramener l’insensé vers plus de normalité.

Ce fut le traitement moral de la folie (Pinel et Pussin, Bicêtre 1795), remplaçant les chaînes par la normopathie et la rééducation sociétale. L’hôpital psychiatrique structuré en pavillons nosographiques, remplace l’asile d’aliénés, trop connoté négativement. Comme le disait Jean Oury : « Dans la mise en place des soins psychiatriques, tout est basé sur des systèmes absurdes d’organisation collective, les mêmes que ceux de l’école, de la prison, de la caserne ou au mieux du patronage et… du Club Méditerranée».

L’aliénation marque l’œuvre de Marx. Pour ce dernier, l’aliénation est d’abord de nature économique et sociale, dans la mesure où le prolétaire, contraint de vendre sa force de travail (au prix le plus bas), est dépossédé du sens même de ce travail, car le travail est parcellisé et divisé, c’est ce que Marx et Engels appellent la division sociale du travail. Le prolétaire est de plus dépossédé de ce qu’il produit dans la mesure où n’en étant pas propriétaire, il ne possède que sa force de travail, c’est-à-dire la capacité à s’auto-reproduire. En l’occurrence, c’est ainsi que les capitalistes déterminent le niveau du salaire minimum : que le prolétaire puisse à minima auto-reproduire sa force de travail. Se nourrir, se loger…mais rien de prévu pour la culture ou les loisirs !

 Par conséquent, dans la société capitaliste, exploitation de l’homme par l’homme, l’aliénation est double ; par une dépossession à la fois économique et psychologique qui n’est pas sans effets : voir la perception (imaginaire) de soi, souvent malheureuse, cette souffrance au travail qui grandit, au point que la Médecine du même nom, depuis quelques années, a ouvert des consultations (gratuites) de ce nouveau mal de vivre sociétal, et les thérapeutes n’y chôment pas, compte-tenu d’une recrudescence des pathologies anxiodépressives causées par un mal-être au travail qui se banalise ; une activité professionnelle qui peut devenir pathogène pour le sujet ; en d’autres termes, un travail aliénant, voire mortifère, dans la mesure où elle convoque la pulsion de mort.

Depuis deux ans, je rencontre deux fois par mois des psychologues cliniciennes en supervision. Il s’agit de deux professionnelles expérimentées, animées d’une forte éthique du soin et du sujet, elles travaillent en pédopsychiatrie publique. Nous parlons rarement de cas cliniques. Elles se sont emparées de cette supervision comme d’un remède contre une violence institutionnelle vécue au quotidien, elles ont même trouvé un autre remède qui est le mi-temps thérapeutique. C’est vous dire ! C’est l’illustration d’un paradoxe de plus en plus répandu, celui de l’établissement thérapeutique qui rend malade ses propres agents !

L’aliénation est un concept qui fait lien entre le registre individuel et celui du social ; d’où le concept « tosquello-ouryen » de l’aliénation double. Comme l’énonçait Jean Oury en 1996 : « Nous sommes profondément et ontiquement aliénés. Et Lacan a bien raison de dire : une des premières aliénations, c’est le langage même (…) Je disais en 1948, pour répondre à Bonnafé, que j’avais fait la distinction, déjà, entre deux aliénations : l’aliénation sociale, très complexe, et une autre, l’aliénation psychotique ».

Et quand Jacques Lacan énonce « L’inconscient, c’est le social », cette assertion n’est au final pas si énigmatique qu’au premier abord ; il voudrait seulement dire que les conditions sociales d’existence impactent l’appareil psychique, de même que Marx pensait que c’était les conditions sociales d’existence qui déterminaient la conscience, comme quoi Marx n’était pas étranger à Lacan. Freud lui-même, à l’aube de la psychanalyse, avait compris que toute psychologie était une psychologie sociale.

Dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle – et particulièrement avec Oury – l’aliénation occupe une place centrale, il y consacrera son séminaire à Sainte Anne en 1990-1991. Il distinguera l’aliénation sociale de l’aliénation psychopathologique, et cette distinction est une prise de position fondamentale, antidote au courant antipsychiatrique qui considérait la folie comme la conséquence de l’aliénation sociale. Or, cette sociogenèse hypothétique est, il faut en convenir une simplification réductrice. Il est vrai que les conditions sociales d’existence déterminent la psyché de chaque-un, dans sa singularité subjective à les vivre. Manifestement, la société peut rendre fou, voire pousser aux suicides. Il faut se rappeler les 35 suicides à France Telecom en 2008. Cependant, dans l’Antipsychiatrie est trop évacuée la psychogenèse et, quoi que Laing et Cooper pourraient en dire s’ils étaient encore vivants, est minorisée l’importance de la sexualité, laquelle interfère sans cesse sur la réalité psychique. C’est cette problématique de la sexualité qui fit le lit de la rupture entre Jung et Freud, rupture que l’on peut maintenant regretter, de même que celle avec Ferenczi…

Pour Oury, l’aliénation sociale agit insidieusement, par le vecteur de l’idéologie avec une grande violence, et dans les institutions psychiatriques, ce n’est pas sans dommages sur les malades eux-mêmes. Lorsque j’évoque l’idéologie, je fais référence à la définition qu’en donne Louis Althusser : « l’idéologie comme représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence », et par association, ça me fait penser à Saul Karsz quand il énonçait, dans les années 90, le leit motiv central de son séminaire : « L’idéologie et l’inconscient font nœud », mais je m’égare un peu. Enfin, pour conclure, il serait nécessaire et salvateur, de mettre en place dans les établissements thérapeutiques les conditions d’une analyse institutionnelle permanente qui ferait asepsie : celle qui traque l’aliénation, ses artefacts, et autres toxines psychosociales. Dans ces conditions fertiles, l’établissement peut alors – telle la chrysalide du papillon – devenir institution, grâce à un travail d’institutionnalisation : un supplément d’âme pour un établissement de soins, sachant que – comme le disait Marc Ledoux, psychanalyste à La Borde - l’institution est le phallus de l’établissement ».

(Serge Didelet, le 22/09/2021)

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