Des décrets récents, concernant les lieux d’accueil et de vie, viennent de paraître. (cf. ASH du 07 01 05 n°2389). Avec un dernier décret, concernant leur « tarification », cela va sans doute instituer pour longtemps leur place dans le travail social.
Au moment où le travail social semble questionné sur le fond, comme en témoigne d’autres articles des ASH, je souhaite analyser cette place particulière des lieux d’accueil et de vie. Je veux aussi pointer, ce qui me paraît être un « échec de représentation » des lieux de vie.
A quel titre puis-je parler de ces enjeux ?
Je suis permanent de lieu d’accueil de Brox, qui existe et est agréé depuis février 1981.Je suis aussi président d’une association de lieux d’accueil, FASTE SUD AVEYRON que j’ai contribué à créer dès 1984.
J’ai été directement impliqué dans le processus d’élaboration de cette reconnaissance, notamment en participant aux tables rondes organisées par M.GAUTHIER à la DGAS, à Paris, depuis 1996.
Notre association a refusé de faire partie de la Fédération nationale des lieux de vie, ( FNLV), la jugeant hégémonique dans sa constitution-même et surtout ne défendant pas les spécificités des lieux.
Point de vue sur les décrets concernant les lieux de vie et d’accueil.
Les décrets concernant les lieux de vie et d’accueil sont parus de façon désarticulée, l’un traitant des « contrats de séjours » ; un second du passage en CROSSMS ; le troisième de la fonction des lieux, soit après les deux premiers ! Le décret ayant trait à la tarification semble de la même veine puisqu’il ne parle que de « tarifs » sans avoir même ébauché la nature de la prestation proposée par les lieux de vie.
Les « missions » dévolues aux Lieux d’accueil et de vie ne disent rien de leur caractère « soignant »voire thérapeutique pour lesquels ils sont pourtant souvent pressentis.
Dans l’ensemble des décrets, les lieux de vie et d’accueil sont soumis aux mêmes contraintes, parfois démesurées ( notamment le passage en CROSSMS ) que les institutions classiques. Le vocabulaire utilisé, « mission », prix de journée », « tarification », « contrôle », pas plus que l’énoncé des décrets n’expriment pas ce en quoi ils diffèrent des institutions classiques.
Pourtant le titre III de la loi du 02 01 2002 instaure les lieux comme « n’étant pas les institutions », dont la liste est longuement énumérée au titre I de cette loi.….
Dans ces conditions le texte mêmes des décrets n’instaure rien d’autre qu’une mise au même pas des lieux de vie et des institutions classiques, ce qui n’était pas du tout le but recherché par le texte de loi !.
Pour mieux percevoir cet écart qui est un » grand écart », voire un « écartèlement » entre la réalité du travail en lieu d’accueil et les décrets d’application, revenons sur ce qui constitue la place particulière des lieux de vie et d’accueil.
Spécificités des lieux d’accueil et des lieux de vie
Les lieux de vie et d’accueil se sont singularisés historiquement par plusieurs spécificités qui marquent une place particulière dans le champ social :
- considération de la personne en souffrance et non d’un symptôme à soigner
- refus d’un « étiquetage » des personnes en souffrance ainsi que des interventions parcellisées avec des intervenants multiples
- accueil des personnes souffrantes dans la vie quotidienne des accueillants, soit dans un cadre réglé par convention ( lieu d’accueil), soit de façon informelle, ( le « vivre avec » des lieux de vie), comme préalable à tout soin, ce qui est envisagé en second.
- inscription du soin dans et par l’accueil concret notamment à travers la restauration ou l’instauration de liens (aspect « thérapeutique » des accueils et des séjours au long cours )
- accueil et soutien apporté à des personnes « border-line » ou impossibles à supporter dans des institutions classiques; particulièrement les difficultés liées à l’abandon, au refus anorexique, souvent sous-évaluées parce que perçues sur le seul registre du social.
- importance de la constance et d’une permanence de mêmes personnes accueillantes dans le temps
- refus des hiérarchies dans le soin et des sujétions institutionnelles, avec une insistance sur le partenariat conventionnel ( lieu d’accueil) ou une tendance plus méfiante quant aux institutions (lieux de vie, notamment le CRA de C.SIGALA)
- utilisation de la convention de séjour temporaire comme instrument de droit entre les parties concernées, dont la personne accueillie
Ces spécificités ont été si bien reconnues par les services concernés que les demandes faites aux lieux d’accueil et de vie sont beaucoup plus grandes( cinq à dix fois selon les lieux ) que leur capacité. Depuis au moins vingt cinq ans cette position de travail a été non seulement reconnue mais utilisée par de nombreux services dans toute la France. Nous n’avons donc pas de problèmes de reconnaissance professionnelle !
Cela rend particulièrement étonnant la reconnaissance juridique tardive de ces lieux, qui intervient, en 2002, pratiquement une génération après le début des premiers lieux.
Pourquoi donc un tel retard dans cette reconnaissance ?
Nous donnons ici plusieurs raisons ; c’est sans doute leur somme, plus que chacune d’entre elles prise séparément, qui fait comprendre cette difficulté à être reconnus.
Première raison : le travail d’accueil n’est pas un travail social classique : il n’est pas facilement repérable en termes d’échelle de salaire, de temps de travail, de place « fonctionnelle ». Il obéit à plusieurs registres dont le professionnel n’est qu’un parmi d’autres. La compétence est celle du terrain et de l’expérience et non celle des représentations sociales habituelles du savoir et du pouvoir.
L’attention majeure des permanents se porte sur le lien avec les personnes accueillies, avec ses différents registres, particulièrement celui de l’affectivité, et sur le long cours.
Il n’entre pas dans la logique du salariat éducatif et de la RTT !
Deuxième motif : l’autonomie de pensée des promoteurs de lieux, surtout de la « première génération » (1978-1985 environ), était clairement anti-autoritaire, anarchisante pour certains.
Mais surtout ils ont mis en doute le fonctionnement institutionnel classique : les promoteurs de lieux d’accueil et de vie étaient témoins des ratés de la prise en charge des adolescents, des inadéquations de la psychiatrie, des incompétences de médecins ou d’administrations et de surcroît des insuffisances structurelles du secteur social. Cela reste d’actualité.
Ils ont eu une certaine audace à se démarquer et à débarquer des institutions existantes pour créer, à leurs frais, des lieux répondant à leurs intuitions.
Troisième motif : la façon de vivre en lieux d’accueil ou de vie s’oppose aux « contraintes techniques » des institutions classiques où les exigences de sécurité excessives, les avantages acquis des salariés, ou simplement la routine institutionnelle ne pouvaient faire face ( et ne le peuvent toujours pas à ce jour) aux attentes des personnes en souffrance. La disponibilité des permanents et leur inventivité, impliquant des prises de risque est un de leurs atouts et, en même temps un reproche qui leur est fait.
(Un accident comme celui, récent, de l’hôpital de Pau, n’empêche pas celui-ci de continuer à fonctionner alors qu’une simple présomption d’attouchement sur un jeune accueilli implique la fermeture immédiate ( « conservatoire », dira la belle langue juridique) d’un lieu, même si c’est à tort !. )
Quatrième motif : il s’agit là de motifs qui sont rarement exprimés dans le débat public, mais ils sont d’autant plus graves : il s’agit de la jalousie : jalousie en effet de chefs de service qui voient leur autorité mise en cause par des « riens du tout », sans diplôme, mais avec de l’expérience ; jalousie mêlée d’admiration de la part des travailleurs salariés d’institution, qui supposent une qualité de vie permettant aux permanents de lieux de « se la couler douce » ; jalousie plus acerbe et plus profonde de voir réussir ou simplement contenir des situations difficiles là où des services ont dû déclarer forfait.
Je ne parle pas des jalousies « universitaires » lorsqu’il s’agit de parler d’une personne en difficulté et que la situation et les soins apportés avec efficacité contredisent la théorie en vogue…. !.
Pourquoi les lieux sont-ils si mal reconnus juridiquement ?
Les lieux ont dû se confronter à des logiques d’autorité et de pouvoir incompatibles avec la liberté de conscience, de pensée et de prises de risque qui font leur créativité.
C’est en ce sens qu’entre les lieux il y a eu très tôt, dès 1981 un clivage entre :
- d’une part les lieux de vie qui refusaient l’autorité, ou se méfiaient des contacts avec les instances sociales, y compris les impôts ! Ils sont largement majoritaires en nombre.
Pour se défendre des « attaques » possibles des partenaires locaux, ils sont pour la plupart « en association ». Cette disposition qui est une « couverture » sociale est cependant toujours en limite de la légalité et n’empêche pas qu’ils reçoivent de façon privée des fonds publics… tout en semblant l’ignorer.
- et d’autre part les lieux d’accueil, qui ont travaillé cette question des rapports de pouvoir avec l’instrument des conventions de séjour. Le fait qu’un procès contre deux lieux d’accueil ait eu lieu en 1978 en Aveyron n’est pas pour rien dans ce processus de reconnaissance juridique.
S’ils sont minoritaires en nombre, ils ont pu trouver, par contre, des relations relativement apaisées dans leur travail avec les institutions par l’utilisation juridique de contrats et leur position de travailleurs indépendants depuis plusieurs années.
Ce clivage avait été repéré également par Véronique GUIENNE, sociologue, dans son travail sur les marginaux et les marginalités, dès 198. et donnait sa préférence à notre point de vue.
Si, au début du travail de reconnaissance juridique, notamment pour l’élaboration de la loi du 02 01 2002, lieux de vie et lieux d’accueil ont pu travailler ensemble, par contre la lenteur de parution des décrets et les logiques des deux catégories de lieux n’ont plus permis de faire travail commun ensuite.
De notre point de vue de lieu d’accueil, il nous apparaît que les lieux de vie n’ont pas vraiment pu articuler leur pratique avec leur position juridique : la position apparemment « tranquille » et au-dessus de tout soupçon comme salariés d’association ( pourtant tout à fait ambiguë du point de vue fiscal), le refus de considérer les enjeux de l’accueil des personnes en grandes difficultés, leur facilité à accepter le point de vue des conseils généraux sans opposer de vision claire de leur identité juridique ne peut en effet leur permettre de penser à nouveau frais leur place dans le travail social.
Constat d’échec.
Comme j’ai pu le dire à un des responsables de la Fédération FNLV, je regrette beaucoup cette absence de pensée et de volonté politique des lieux de vie, pour situer leur activité novatrice qu’ils sont pourtant à même de proposer.
Il y a échec, à mon avis, dans le sens où la nouveauté de ce travail d’accueil ne paraît pas dans les textes légaux, et empêchera sans doute pour longtemps une reconnaissance plénière de leur travail et de leur place.
Echec aussi dans l’élaboration des décrets : les lieux d’accueil, dont je fais partie, ont été tenus éloignés de l’élaboration des décrets alors que les parties en discussion étaient au courant de nos positions plus novatrices et aussi plus claires, par des textes écrits et des e-mails, et des enjeux de ces différences de pensée : c’est en ce sens que je parle d’ « hégémonie » de la FNLV, puisqu’elle n’a laissée aucune place dans ses discussions avec les conseils généraux à d’autres points de vue.
Il y a échec également pour les Conseils généraux. Dans la mesure où leurs représentants ont réglé les relations entre les lieux d’accueil et eux par des relations de pouvoir discrétionnaire quant à la tarification et non de partenaires, ils se privent à terme d’interlocuteurs qualifiés, certes impertinents en apparence, mais capables de faire émerger de nouvelles formes de travail social dans leur territoire de compétence.
La présence des lieux d’accueil ressentie par certains départements comme une écharde est par contre appréciée dans d’autres comme un bienfait pour nombre de situations institutionnelles, insolubles autrement !
Si le règlement administratif du paiement se fait par le biais d’une tarification, les critères pour en définir la validité sont ténus et ne reposent en fait que sur une vision gestionnaire, c’est à dire du moindre coût, mettant les lieux de vie et d’accueil au rang de braves petits soldats méritants.
Tout comme le redressement financier concernant les URSSAF en Seine Saint Denis il y a quelques temps, les Conseils généraux peuvent craindre aussi le manque de clarté du fonctionnement concret des lieux de vie en association.
Enfin, bien que les discussions parlementaires préparatoires à la loi du 02 01 2002 aient clairement posé les lieux en dehors du schéma départemental, rien dans les décrets ne pose les lieux comme ayant une autonomie juridique extérieure au département, notamment pour tout le reste de la France. C’est « une faute et pire une erreur » ( Talleyrand).
En effet, pour des lieux travaillant toujours en dehors du département, la tarification départementale par le département d’implantation du lieu pourrait constituer un abus de pouvoir vis à vis des autres départements avec lesquels nous travaillons.
Autant nous pouvons comprendre leur résistance de la part d’institutions qui ne veulent pas céder leur pouvoir, autant nous en sommes surpris et très déçus de la part de « camarades » qui proclamaient encore il y a peu leur refus des contraintes administratives et qui se retrouvent de plus coincés dans un système de pensée inadéquat aux conditions du travail social et des problématiques des personnes en grande souffrance.
L’utilisation de la convention de séjour, que nous utilisons depuis plus de vingt ans et que nous préconisons, résout pourtant aisément toute une série de difficultés techniques dans l’accueil ; elle permet une autonomie de pensée de comportement et d’imagination. Cette façon de travailler, pour le coup en véritables partenaires juridiques, a été clairement cassée par ces décrets d’application « consentis » par les représentants des lieux de vie.
Nous, lieux d’accueil, continuerons cependant à travailler comme « indépendants » c’est à dire en ne laissant pas à nos partenaires le pouvoir de nous donner des missions dont ils ne connaissent pas le contenu, pas plus que de « tarifer » des prestations dont ils n’ont pas de critères d’évaluation.
Mais par contre nous leur proposons de construire avec eux des étayages qui sont à bâtir pour chaque personne accueillie : ce travail est plus exigeant qu’une bénédiction tarifaire qui dégage trop facilement les institutions de leur responsabilité de suivi , de contrôle et, tout simplement d’efficacité.