Service civil obligatoire des jeunes (SCO) :
« La production de lien social par la société civile peut-elle garantir une aliénation sociale efficace ? »
(Cet article fait suite à celui publié sur ce site le 25.03.06 intitulé
‘Le S.C.O :attention au ‘jeu’ avec le symbolique’.)
Le silence des pantoufles est parfois aussi inquiétant que le bruit des bottes.
Bernard Lubat.
La volonté de la classe politique n’est plus, semble-t-il, de remédier aux problèmes politiques qui saisissent la société. Cette volonté s’incarne désormais dans une attitude morale qui charge le citoyen d’une somme de devoirs appelée « citoyenneté ». Ainsi le SCO, ce service civil obligatoire remplaçant le service national, séduit la frange conservatrice de la population et de la classe politique, gauche et droite confondues.
En réponse aux révoltes de 2005 et 2006, voici « l’heureuse » obligation pour 750 000 jeunes chaque année, de servir la nation dans ses différents corps : social, environnement, collectivités, police, armée. Ce travail civique aurait, paraît-il, des vertus éducatives par du travail, des vertus hiérarchiques pour une « mixité sociale » ou utilement pacificatrices par la production de « lien social ». Mais transformant ces révoltes en sinistre affaire de discipline, les partis politiques maquillent par des postures morales et des réactions sécuritaires, leur incapacité à se saisir des raisons socioéconomiques qui déterminent ces révoltes et qui touchent en premier lieu, les jeunes dans leur désir d’avenir pourtant le plus conformiste qui soit. A défaut de leur garantir un travail salarié qui permettrait de fonder un foyer et une famille, la patrie les oblige au service civil gratuit et à ses méthodes « pédagogiques ».
En utilisant la jeunesse pour une étanchéité sociale qui empêcherait toute contestation future, nos dirigeants prétendent « éduquer » la jeunesse par le travail, la soumettre à des méthodes comportementalistes et un encadrement autoritaire modernes, évitant toute confusion pédagogique avec des camps de rééducation par le travail, de sinistre mémoire. Les révoltes sont perçues innocemment comme des actes gratuits, et non comme une réaction désespérée à l’oppression socioéconomique qui sévit depuis nombre d’années et de manière toujours plus accrue. Les politiques montrent ici une dangereuse irresponsabilité en se défaisant de toute intelligence et toute intention d’intervenir sur les causes socioéconomiques, une surdité arrogante face aux populations en souffrance creusant le fossé démocratique entre le sentiment d’abandon et la loi du bâton, un aveuglement politique réprimant le droit de manifester.
Des citoyens moins concernés, cédant à la fabrication de la peur et aux discours sécuritaires plutôt qu’à une intelligence des situations, n’en mesurent pas encore la portée antidémocratique, la violence politique et les conséquences prévisibles.
Mais surtout, cette utilisation de la jeunesse en ressource humaine, l’usurpation du pouvoir de la société civile et ce façonnage de l’intervention civique font du SCO, un acte politique grave. Le SCO, en taisant les problèmes, couve et attise, par sa perversité, le feu de révoltes prochaines.
Voici se profiler une escalade sans fin, opposant la classe politique et la jeunesse, laissant la voie libre aux débordements des deux côtés ainsi qu’à la dégradation continue des difficultés initiales. Le SCO n’a qu’une vertu : elle est cosmétique, celle de donner bon teint à la classe politique qui entend rassurer les populations les plus protégées par la surenchère sécuritaire, faire baisser les chiffres du chômage, sans changer quoi que ce soit. Mais les effets secondaires de cet artifice sont bien plus redoutables.
La profession politique impose par le SCO une division de la société civile par l’organisation même de ce travail social, entre jeune appelé et publics catégorisés, et entre les jeunes et le reste de la société civile. Outre le fait qu’elle enferme les jeunes dans des méthodes de travail, elle mise au nom de la citoyenneté sur la hiérarchie et l’obéissance des appelés, au lieu de rendre leur propre capacité d’initiative citoyenne : elle leur impose des méthodes de gestion sociale au lieu de modes d’interprétation politique de ces situations sociales. La classe politique forme à l’idée que le citoyen est exclusivement un jeune saisonnier, discipliné, au service de la gestion du social divisé en catégories de populations ou de territoires, ce que l’élu est en permanence. Le citoyen ne serait plus conçu comme l’élément d’un corps collectif, libre et autonome – la société civile – historiquement capable de s’associer, de créer et de faire respecter les droits des citoyens, cela à tout âge de la vie. On veut le jeune comme un animal domestiqué, obligé au travail, plutôt que les contraires : l’animal sauvage (l’incendiaire) ou l’animal politique (le créateur de droits civiques).
Depuis des années, des mesures et des suggestions politiques consistent à utiliser, pour des œuvres d’intérêt général prédéfinies, des populations disponibles, non occupées par un travail productif : les retraités, les chômeurs et les jeunes. Or les pratiques publiques et associatives d’intérêt général, travail social, éducation, soin, écologie, police, sont soumises aujourd’hui à des logiques de rentabilité et un management poussif qui ont des effets déplorables chez les professionnels et les bénévoles, sur leurs pratiques et les publics, et donc sur le corps social dans son ensemble. Avec des publics de plus en plus nombreux et dans des conditions difficiles d’exercice, la liste est longue des métiers en proie au désarroi. De plus, les services publics diminuent et des secteurs d’intervention sont confiés à des entreprises lucratives : sécurité, emploi, aide à domicile, etc.
Avec la mobilisation des jeunes, fournir en main d’œuvre servile des secteurs d’action sociale non lucratifs ne résoudra pas le problème, ni pour les professionnels, ni pour les publics, ni pour les jeunes, ni pour la société.
De plus, un dispositif civique qui ne laisse pas de place à de l’éducation politique, à de l’humanité sensible et à du « jeu » démocratique conduit à la production de citoyens abrutis par cette standardisation civile, au traitement à la chaîne de catégories de « populations à problèmes » réaffirmant les stéréotypes discriminants, à une forme inouïe d’aliénations sociale et politique des citoyens.
Le projet du Service Civil par son caractère obligatoire, s’il prétend intégrer massivement, est une aliénation, c’est à dire, le contraire de l’autonomie propre au volontariat civil. L’exemple le plus fameux d’aliénation collective en France est cette propagande de l’insécurité qui amena en 2002 un peuple à avoir peur de lui même, à se voir comme un autre que l’on craint, un étranger comme l’ombre portée de ce qu’il est. Face aux révoltes de 2005, des citoyens satisfaits par leur mode de vie ne comprennent pas ce fait pourtant simple : la pauvreté gagne un à un les échelons de la société et le désespoir de populations démunies accumulant le nombre de tentatives de dialogue et de promesses déçues, années après années, prend corps dans des révoltes spontanées. Ces citoyens aisés ne comprennent pas la légitimité de ces révoltes et n’en perçoivent que l’illégalité gratuite (brûler des voitures). Ils s’en remettent docilement à la profession politique qui projette des explications et des propositions erronées, entérine toujours plus de lois sécuritaires et oppressives. Ainsi le SCO.
Mais la société civile repose sur le libre volontariat et non sous la contrainte, sur le choix éthique et non sous la soumission morale, elle n’a de sens que par le respect et la création de droits et non par l’obéissance à des devoirs.
L’autonomie est le choix des règles pour soi , la liberté de son engagement et de sa responsabilité, le pouvoir de répondre de ses actes et de ses conséquences, à re-connaître sa part d’humanité et d’inhumanité. Autonome, le citoyen dispose de sa propre liberté d’intervention, d’interprétation politique, son expression critique, cela dans un lien collectif aux autres citoyens. En s’associant à d’autres citoyens, il s’éduque au jeu politique, et éventuellement au conflit qui crée du droit sans lequel il n’est pas de démocratie possible. A condition bien sûr de ne pas s’exposer à l’illégalité, mais de faire valoir la légitimité de ce droit, et aussi, à condition qu’il soit entendu par ses représentants. En un mot, être citoyen, membre de la société civile, c’est être autonome, responsable de ses actes dans un cadre collectif, qui donne une autorité politique. C’est pourquoi, réprimant la révolte, le SCO est une remise en cause de ce principe fondamental qu’est la citoyenneté. Ceci est une mise en captivité de la société civile et la mise en scène spectaculaire de cette captivité. En obligeant la jeune population à la corvée au nom de la citoyenneté, la séparant des citoyens par un travail social, la détachant de la société civile par une discrimination de l’âge, le SCO ne peut en aucun cas conserver la prétention d’être civique ou civil, et donc d’être appelé comme tel.
Depuis que l’on n’ignore plus les monstruosités générées par le pouvoir comme l’esclavage, la colonisation ou la Shoah, on sait que la culture et l’instruction ne sont pas les garants absolus d’une civilisation sans barbarie. On sait aussi que la simple volonté de faire le bien au nom de la morale nationale ne garantit pas le bien des citoyens, que l’élection démocratique ne suffit pas à se prévenir de dictatures sanguinaires et que le zèle, la discipline et l’obéissance de la population peuvent la mener à commettre des crimes contre l’humanité.
Le moyen d’éviter la barbarie, le fascisme et autres dominations est une éducation politique des citoyens qui invite la société civile à préférer la démocratie, son exercice politique et sa dialectique permanente, à préférer l’éthique à la morale, à occuper la chose publique et agir en citoyen libre.
Et aujourd’hui ce manque d’éducation critique, d’action politique et de transmission historique des citoyens se fait cruellement sentir tant il est difficile de saisir la perversité d’un violent désir français de capitalisme positif, appelé libéralisme, au mépris de ses conséquences sociales, difficile de repérer des méthodes antipolitiques au sein même des organisations politiques et leurs conséquences sociales, et d’autant plus il est difficile de faire comprendre la perversité de ce service civil obligatoire.
Nous, membres de la société civile, gagnerions à répondre à cette mesure qui n’est que morale et utilitarisme honteux de la jeunesse. La jeunesse réclame notre protection face à ce projet destructeur de la société civile et de ses espoirs. Comment accepter que nos jeunes servent d’alibi aux politiques sécuritaires et irresponsables, comment tolérer que leur citoyenneté leur soit dictée ou que le droit au respect leur soit retiré ? Demain, qui sait si nos retraités ne seront pas obligés à leur tour de rendre service sous peine de perdre leur revenu de retraite ? Le seul changement que favorise ce SCO et qui pourrait encore en séduire quelques uns est un bouleversement brutal des réseaux sociaux habituels de nos jeunes. Et certains d’entre nous fantasment encore sur cette idée de mixité sociale, ce lien social renouvelé, et frissonnent à l’efficacité d’une telle expérimentation, au spectacle rassurant que pourrait engendrer ce nouvel artifice national. Si nous fantasmons ainsi, c’est parce que nous sommes nous mêmes des touristes dans notre propre vie sociale, en retraite de notre propre vie politique, abonnés à mettre à jour nos clichés dans des fêtes de voisinage qui suffisent pour tout lien social. Parce que nous avons oublié ce que la citoyenneté a de politique, ce que le conflit peut créer de droit et d’avenir, ce que le collectif a d’autonome et d’émancipateur, parce que nous ne montrons plus l’exemple d’une citoyenneté qui inspire le respect et protège ses enfants et ses droits, la révolte de cette jeunesse en pleine déshérence, ne sachant plus vers qui se tourner, part en fumée ou en prison. Parce que nous avons oublié tout cela, l’obligation d’un service civil national, le spectacle d’une jeunesse martyr, semblent à quelques uns d’entre nous, tolérable, odieusement préférable à tout changement.
Plus qu’une simple critique du SCO et le refus de sa mise en place, cet appel que la classe politique fait aux citoyens pourrait être pris à la lettre. On pourrait se mettre à réfléchir notre engagement politique, notre fabrication de liberté juridique, l’usage de nos droits contre l’oppression directe et indirecte que subit le lien politique aujourd’hui. Nous percevons aujourd’hui l’intérêt que peut avoir une éducation politique faite d’éclairages historique, économique, civique, et autres, cela du point de vue du citoyen. Transformer cette notion de service civil par un apprentissage civique de l’usage des droits et de la création de droits civiques, voilà qui sous certaines conditions donnerait lieu à un renouveau de la démocratie et un gage d’espoir. Face aux injustices flagrantes que nous connaissons, celles là même qui poussent nos dirigeants à contrefaire des valeurs républicaines essentielles, nous n’avons pas à rougir en rappelant à nos dirigeants qu’ils devaient jadis faciliter les conditions d’engagement civique et libre des citoyens. Cela vaudrait mieux qu’un SCO minable ou de chercher à nous fasciner par la gloriole politicienne des conseils de jeunes ou autres projets de démagogie participative. Il est temps de rappeler haut et fort les principes d’une république qui a besoin en permanence de ses citoyens, et vice versa, à condition qu’ils soient libres, égaux en droit et puissent encore disposer d’eux mêmes.
A.J, du collectif
‘Pour une alternative au S.C.O.’