La révolution sécuritaire.
Ce jour là j’avais bien travaillé.
C’est que, du 15 avril au 2 mai de cette année, je m’étais mis à un travail d’écriture, d’au final 30 pages, à l’intention de Rémi Hess.
Un soir que j’avais rédigé ma partie 5, j’avais donc le sentiment d’un bon travail accompli. J’avais consacré cette partie aux trois institutionnalistes : Lapassade, Lourau, Hess. J’étais un peu vidé, après y avoir passé la journée ; et puis j’étais quand même travaillé par une sorte de culpabilité pour avoir interprété le lien entre ses hommes, à partir d’un journal de Rémi Hess (« Après René Lourau », 2003). Je me suis dit vers 20h30 que j’allais regarder le policier avec Jean Reno sur la Une. Cela tardait du fait de la pub. J’ai zappé sur la Deux. C’était Jean-Luc Mélenchon qui passait au crible de contradicteurs. J’ai regardé cette émission jusqu’au bout.
Regarder Mélenchon c’était un peu, pour moi, une entreprise de salubrité publique. Je me suis identifié à lui. Sur le plan des idées, même si son rapport au sacré m’interroge ; sur le plan du caractère, du positionnement social. Je me disais : comment il va s’en sortir ? Il va s’en prendre plein la figure, comment va-t-il faire pour se contenir ? Il s’est très bien débrouillé. Il est courageux, vivant, intelligent, cultivé et malin. Il tient la scène, ses convictions. Il lui faut toujours quand même, une fois ou deux, évoquer Marine Le Pen, histoire de se la garder au chaud comme surface de projection de l’inconscient ou part maudite de son propre programme. Mais encore quel courage, quel souffle de vie ! Il n’a eu de cesse de poser des problématisations, d’envisager le combat, de défendre le rapport de force. Il a parlé en ce monde et à ce monde. Dans le fond tout le message qu’il a adressé pourrait avoir comme intitulé la merveilleuse exaspération de Churchill : « Vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre : vous avez choisi le déshonneur et vous avez eu la guerre ! ». On est d’accord.
Il n’y a pas lieu de résumer les deux heures d’émission. Juste d’évoquer deux ou trois instants tout à fait représentatifs de l’état de nos institutions de travail, lesquelles ne sont pas décontextualisées de leur environnement sociétal. Mélenchon a d’abord du passer au crible insupportable d’une journaliste vertueuse, avec la complicité sirupeuse de l’innocent Pujadas. Soit de devoir répondre à la suspicion de virulence portée à l’endroit de sa supposée nature : état des lieux crapuleux, en volant des images dans des coulisses d’émissions, en extrayant sournoisement des bribes de discours ou d’entretiens. D’emblée on attaque le sujet, pour se venger pré consciemment du mal être avec sa conscience que va imposer son discours. Ensuite Mélenchon dut s’entretenir avec un journaliste du service économique lui donnant des leçons de pseudo réalité. Cet « expert » finira par convenir qu’il est d’accord avec le diagnostic de Mélenchon, mais pour continuer d’envisager une solution ne tenant absolument pas compte du diagnostic. Les journalistes complices entre eux n’ont eu de cesse, malgré les remarquables démonstrations de leur invité qu’ils étaient incapables de discuter tant elles étaient de bon sens, de continuer à déclamer avec forfanterie, ce faisant, que c’était Monsieur Mélenchon qui avait un problème avec la réalité !!!
Le moment le plus représentatif est l’entretien avec Jacques Attali. Ce dernier arrive avec un arsenal de système de défense, pensant sans doute que son narcissisme est la seule finalité. Il se présente comme « Jacques Attali, écrivain » ; pour ensuite tenter d’étouffer la possibilité du débat en faisant un cours de professeur (il tombe mal, Mélenchon est cultivé ; Attali lui dit alors quelque chose comme : « ce n’est pas la peine de me montrer que vous seriez plus intelligent que moi » !), puis il légitime son intervention en tant qu’ancien négociateur politique et diplomatique, pour que les commentaires radio du lendemain parle de ce débat en nommant M. Attali, économiste. En vérité ce tour de passe-passe identitaire n’est pas le propre de Jacques Attali, mais me semble tout à fait remarquable de ce qui se vit dans nos institutions. Tout est fait pour échapper à soi, à autrui et à son objet de travail : à son implication. Le moi idéal est une hydre à bien des têtes. Le débat sur la crise est tout à l’avenant. Attali semble penser que tout ce qui est dit sur ce monde soit une attaque contre lui ; en vérité toute parole énonciatrice le renvoie à sa lâcheté ontologique et à sa complicité, et cela lui est insupportable. Mélenchon devient le miroir de ses renoncements et de sa posture. Attali ne supporte pas son reflet dans le miroir, donc il casse le miroir. Il passe à l’acte : fin de l’entretien, il file comme un asticot, balance dans l’air : « il ne faudra pas s’étonner si la France devient la Corée du Nord !». Silence sur le plateau, Pujadas semble enchanté. Je suis complètement avec Mélenchon qui n’en revient pas et sort de la stupéfaction de cet outrage, en en appelant à l’animateur qui s’en sort par son devoir d’objectivité.
Le passage à l’acte de M.Attali est révélateur qu’il ait sans doute vécu d’avoir perdu la face. Je ne saurais résumer la discussion économique des deux contradicteurs, encore moins appréhender la difficulté d’un discours qui m’est parfois ésotérique à force de vocabulaire technocratique. Cela dit là n’est pas le problème. Deux points sur la crise : Mélenchon dit que s’il arrive aux responsabilités il cessera de payer une dette par nature insolvable ; davantage il affirme que le processus économique est un engrenage ou un flux qui n’attend que des décisions politiques. Attali fait son cours : « Pour résoudre la crise il n’y a que trois solutions : la guerre, l’inflation, la croissance ». Mélenchon vif et hilare : « non il semble qu’il y en ait quatre ». Attali : « certainement pas !» ; Mélenchon lui sort « Si, vous en citez trois, et avec vos amis vous avez choisi une quatrième : l’austérité ! ». Jacques Attali est blême, comme s’il s’effondrait un peu, en conscientisant peut-être un instant le caractère délirant de son discours. Il va continuer à être toujours d’accord avec les diagnostics de Mélenchon qui lui dit, notamment, que même en ne se plaçant que dans une logique financière, ce qui est fait financièrement est absurde financièrement : « vous avez saigné à blanc les grecs, ruinés les chypriotes » ; en face on est toujours d’accord, mais on pense qu’il faut continuer ! J’ai été attentif au raisonnement énoncé par Jacques Attali, d’autant plus qu’il est totalement généralisé. J’en comprends la chose suivante : il faut continuer à faire ce qu’il faut qu’on sait qu’il ne faut surtout pas faire, … et ce pour éviter la catastrophe ! Voici comment je peux le résumer, et j’espère ne rendre fou personne à ma suite. C'est-à-dire que le rapport de force, le conflit nécessaire à une politique d’humanisation éco systémique nous menacerait d’être séparé des autres et donc d’être condamné à une dictature interne !!! Il faudrait sans arrêt s’étendre, ne pas penser, de pas voir les dégâts irréversibles, la philosophie sous jacente du sacrifice d’autrui ; concilier des contradictions inconciliables, ne jamais décider, ne jamais se positionner mais jouir ; rendre toute institution suspecte, la soumettre à un observatoire, puis à un observatoire observant lui-même l’observatoire, créer une autorité indépendante après chaque fait divers pour mieux empêcher l’émergence de son effet analyseur etc. En bref la parabole de Gribouille qui s’immerge dans une mare, pour que la pluie ne trempe pas ses habits du dimanche. On peut penser que Gribouille est sot ; cela ne va pas nous avancer donc on peut aussi se dire : soit sa sottise provient d’un surmoi tyrannique, soit elle provient d’un refus incompréhensible de se fonder sur ce qui tente d’émerger en lui.
Mon problème n’est pas M. Attali (quand bien même cet homme de gauche nous abreuve de rapports capitalistes assoiffés de ridicules et pernicieux mirages, depuis au moins 30 ans), certainement pas sa psychologie : que m’importe de l’adjectiver, il n’y aurait là ni justice ni intérêt. Ce moment constitue l’effet analyseur d’un Moment, voilà tout. Le Moment est ce particulier qui doit permettre d’envisager une manifestation d’universalité structurelle dans une singularité conjoncturelle : plus justement on doit donc s’interroger sur ce qui se répète contre les leçons de l’histoire ; lors même que ces leçons sont revendiquées par ceux là même qui s’échinent à poursuivre dans « la stratégie de l’erreur » (je dois cette dernière expression à Thierry Dubois, ami éclairé, dans un article syndical). L’effondrement ou la colère que peut générer légitimement la stratégie de l’erreur sont absolument inutiles et inopérants, s’ils permettent de faire fi du potentiel gisant insu dans le Moment.
Ce à quoi on est confronté semble être une sorte d’angoisse hystérique fondamentale générant une impavidation des liens sociaux, une démotion (l’eschatologie de l’impersonnalité) généralisée, et dans toutes les acceptions du terme. Et je me souviens ici de Jung (« Présent et Avenir », édition 1995) qui, en 1961, s’inquiétait en prévoyant notre temps : «
qu’adviendra t-il si l’absolutisme étatique étendant son ombre sur l’Europe nous réduit à la disette spirituelle et morale ?
», p.18. Sans doute une cité perverse, ainsi que l’envisage assez justement Dany Robert Dufour. Cependant il me semble que l’énonciation du diagnostic de perversité permet de déclamer le diagnostic du mal absolu, et donc une condamnation irrémédiable. Or il faut faire parler cette perversité : plus précisément la perversité signe une position « paranomique » (Henri), soit un rapport traumatique à la loi, engendrant son rejet. A la loi de l’individuation, à la loi symbolique. Mais alors est-ce donc exactement contre la loi, ou celle-ci ne serait-elle pas un paravent ? Qu’est-ce que cela me dit ? Qu’est-ce que cela me permet d’envisager ? Dans la mesure surtout où la tierceté n’est pas sa propre finalité : la prééminence absolue est celle de l’imaginaire ou du déréel attendant les conditions de son émergence ou de sa sublimation…
J’envisage un diagnostic intermédiaire et propose ce faisant le terme suivant, bien qu’il m’appartiendra de bien le sculpter à court et moyen terme : le monde et tel qu’il se décline dans nos institutions est devenu une redoute ; si ce terme envisage une inversion de la conduite (la redoute est composée à partir de
ducere
) condamnant autrui à être un objet partiel (perversion), il permet d’envisager aussi que cette position doit s’énoncer forcément dans l’effroi ou je ne sais quelle peur fondamentale. C’est ainsi que la redoute devient (petit robert, 2003) un ouvrage de fortification détaché et tout à la fois un lieu où l’on donne des fêtes et des bals pour s’étourdir dans l’entre-soi. Et un abri contre quoi alors ? : Un abri contre le ça ! « C’est Mozart qu’on assassine » écrivait déjà Gilbert Cesbron il y a environ 40 ans. Des petits moi individuels et collectifs effrayés par l’intériorité et le pré individuel, à l’avidité narcissique si conséquente qu’on s’extirpe de toute question de la présence au monde par la victimisation, la calomnie et le sacrifice d’autrui. La belle affaire que le bal des moi idéaux !
C’est que cette litanie contre tout ceux qui se révoltent contre la folie de la croissance (comme si les hommes avaient besoin de cela !) se payant par le sacrifice des subjectivités et du développement social est bien connue : « vous êtes des réactionnaires voire des terroristes, il faut s’ouvrir vers l’extérieur » ; mensonge : il ne s’agit pas ici de partir d’eux vers les univers extérieurs, mais de l’extérieur vers eux, que dis-je « véreux ». Notre siècle n’est pas financier : le capitalisme est une barbarie et je ne l’assimile pas à l’économie de marché qui, en soi, n’est pas choquante. Le 21
ème
siècle a de commun avec le 17
ème
siècle ce que Pierre Goubert disait du temps de Louis XIV : ce n’est pas un siècle financier mais guerrier ! N’en voit-on pas les preuves tous les jours ? Je ne saurais les décliner. Lisez les hebdos par exemple tout au long de l’année. Par exemple celui du Monde de ce week end du 17 août, où gisent au hasard deux articles édifiants : aux USA, la privatisation de la police où les gens financent eux-mêmes l’écot de leurs peurs en embauchant des « chérifaillons » ; en Angleterre où l’on crée des contrats de travail … pour «
travailleurs à zéro heure
» (qui représentent 20% des emplois créés depuis 2008 et de 3 à 4% de la main d’œuvre du pays et ce, dans l’hôtellerie, la restauration, l’éducation, les services à la personne) : «
ces contrats, spécificité britannique, ne garantissent aux personnes embauchées aucune heure de travail (tout dépend de la fréquentation), et donc pas de salaire minimum, tout en leur interdisant de prendre un autre emploi (disponibilité oblige) ! Le plus souvent, ces salariés ultra précaires ne bénéficient pas de congés payés et ne sont pas rémunérés en cas d’arrêt maladie
», p.12. Que vive l’avenir de la flexibilité au nom du mythe que nous n’avons pas d’argent : argument pseudo rationnel - scientifique pour masquer la folie politique de la croissance ; là où Kafka et Orwell se rejoignent dans la dénonciation de l’aliénation. La bureaucratie comme le management se plaisent à la contradiction qu’ils veulent faire tenir sans la traiter, la transformant en injonction paradoxale, par expulsion de l’anxiogène à destination de personnels à matricules, interchangeables, adaptables… mais devant faire l’histoire.
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Dans le même temps de mes écritures je m’étais mis à lire un homme courageux et impliqué tentant d’échapper à l’écueil de « la conscience malheureuse de l’intellectuel », par la construction d’un diagnostic arrimé à la pensée marxiste et au paradigme de la lutte des classes. Le pauvre risque d’être affublé au minimum du titre de sociologue passéiste et archaïque. Qu’importe après tout.
Il s’agit de Nicolas Bourgoin : « la révolution sécuritaire (1976-2012) », Champ social, Nîmes, 2013. Avec Bourgoin il y a rencontre et possibilité d’appui. La science sociologique s’allie à l’engagement signant présence au monde. L’auteur, si besoin était de le dire, n’est pas dupe de ce projet politique dit néolibéral qui se déploie comme une militarisation de l’économie, «
où la nébuleuse terroriste islamiste a remplacé la pieuvre soviétique
», p.191.
Qu’il me soit permis ici d’en citer quelques passages ou morceaux choisis qui me semblent emblématiques, sans laisser accroire à mon lecteur qu’il s’agit là d’une photo parfaite de la substance de l’ouvrage que je laisse à l’appréhension de ses autres lecteurs, sans nul doute plus avertis que moi.
Bourgoin nous fait remarquer que le terme sécuritaire (comme celui de partenariat qui abonde dans le vocabulaire des travailleurs sociaux) n’apparaît dans le dictionnaire qu’en 1983, mais on relève déjà des mesures politiques autoritaires dès le début de la décennie 70 sous le ministère de Raymond Marcellin (1968-1974), en réaction notamment à Mai 68. C’est bien la gauche qui s’y mettra (en sus on notera que le paradigme du rapport Benisti naît avec le rapport Peyrefitte 30 ans auparavant, se caractérisant par la propension à rechercher des causes biologiques innées à la délinquance). C’est la gauche donc qui se fait complice d’une droite populiste, en lâchant la question sociale. «
Les réformes menées dans le domaine de la sécurité participent de plus en plus d’une vision politique dépolitisée, propres aux modernisateurs du Parti Socialiste, pensant les situations de domination davantage en terme de handicap (d’individus, de quartiers, de territoires) ou d’exclusion qu’en terme de rapports de classes antagonistes
» (…). Développée à l’échelon local, cette doctrine a pour conséquence : «
les oppositions partisanes s’affaiblissent dans les débats parlementaires sur les questions de sécurité, au profit d’un consensus technique et pragmatique visant une recherche de qualité et d’efficacité : la contractualisation, l’élaboration de projets relatifs à des publics et des territoires etc.
». Bref ce que Vauchez et Willemez vont nommer «
le sens commun réformateur
», p.43. «
L’option autoritaire a des racines sociales et économiques profondes qui ont survécu aux alternances et d’autant mieux que l’aggravation de la crise du capitalisme a eu pour effet de gommer les clivages idéologiques
(…) », p.207.
Dans la même orientation nauséabonde se crée l’Institut des Hautes Etudes (de la) Sécurité Intérieure (IHESI) où il s’agit de dépasser les clivages «
pour produire une pensée raisonnée de la sécurité et forger l’esprit de sécurité intérieure
», p.44.
Progressivement le modèle américain du « Patriot Act » fait tâche d’huile vers un contrôle social local et transnational où «
l’idée de danger est ici centrale : la réponse centrale est moins fonction de la gravité des faits commis que de l’appréciation du risque dont ils sont porteurs
», p.71.
Bourgoin note donc très justement, selon moi, la «
globalisation du modèle sécuritaire
» bouleversant les missions institutionnelles. La justice se retrouve exécutrice de l’exécutif avec une minorisation de la défense ; l’école est orientée vers l’ordre scolaire et le repérage du risque ; le travail social s’infléchit vers le contrôle social notamment «
avec l’instauration du secret partagé
», p.78. Ici «
la compassion victimaire marque un retour à une forme archaïque du droit pénal
» relevant d’un populisme aventureux, discréditant la démocratie judiciaire, dissolvant le politique dans les émotions collectives, p.81. Par conséquent «
se dessinent les contours d’une société de sécurité maximale multipliant les dispositifs panoptiques pour une surveillance dématérialisée et invisible
», p.99.
Pour autant on notera : «
la délinquance financière, les accidents du travail
, (comme la souffrance au travail),
la mortalité liée aux scandales sanitaires (sang contaminé, amiante, hormones de croissance, accidents nucléaires, …) sont étrangement absents des discours sur l’insécurité et leurs responsables rarement sanctionnés alors que les coûts humains, économiques et sociaux sont considérables
», p.142.
Nous savons que «
la baisse tendancielle des indices boursiers s’accompagne d’un durcissement des politiques de remise en cause des acquis sociaux et, par ricochet, d’une accélération du processus sécuritaire constatée après 2001 dans l’ensemble des pays industrialisés
», p.155. Bourgoin note bien une rupture dans le contrat social puisque l’interventionnisme étatique par le pénal, en plus d’un sabordage des acquis du Conseil National de la Résistance «
se double d’une attaque contre son volet judiciaire fondé sur l’humanisation des peines, un dispositif de réhabilitation du condamné et la protection des mineurs délinquants
», p.157. La déviance était une question sociale là où «
on assiste depuis une vingtaine d’années à une importation de l’idéologie néolibérale de la responsabilité individuelle
(…), p.169.
«
Aux mots d’ordre surveiller et punir s’ajoutent désormais détecter et prévenir. Ce dernier modèle ouvre la voie à une culture de la surveillance généralisée, s’appuyant sur une représentation eugéniste de la société. Assimilant celle-ci –par une métaphore biologique- à un organisme qu’il convient d’immuniser contre la subversion parfois assimilée à un cancer ou à un virus
(…)
. Le changement de référentiel renvoie à une évolution idéologique plus générale qui prend ses racines dans le fonctionnement même de l’économie de marché et associe dans une même politique ultra libéralisme économique et autoritarisme étatique
», Ibid.
Dans les déclinaisons dans le monde du travail le management, dans toute sa splendeur, est celui du tout répressif paranoïaque apeuré par sa propre ombre ; management s’appuyant «
sur la théorie nord américaine de la vitre brisée de J. Q. Wilson et G. Kelling, selon laquelle ne pas remédier à un incident mineur (remplacer une vitre cassée) conduit à une généralisation des incivilités (la casse de toutes les autres vitres) car l’absence de réaction ou la négligence gestionnaire est interprétée comme un défaut de maîtrise de l’espace communautaire propice à de nouveaux désordres
», p. 171.
Pour conclure sur ces quelques morceaux choisis (sans sur ajout de commentaires) - et encore une fois, il ne s’agit pas d’un résumé exhaustif dans le cadre de ce papier - : «
Le processus de pénalisation de l’Etat ou le passage d’un Etat social à un Etat pénal a été abordé par différents auteurs (Wacquant, Bonelli, Garland, …) qui ont montré que le démantèlement de l’Etat-providence (abandon des politiques de plein emploi, privatisation des services publics et rétrécissement des filets de protection sociale) conduisait généralement à la mise sous tutelle administrative, policière et pénale des populations marginalisées et paupérisées par les effets de ces mêmes politiques libérales
», p.9. Dans le fond qu’on le veuille ou non, il faut suivre Bourgoin quand il envisage que la décomposition capitaliste engendrant la dérive sécuritaire n’est pas sans nous faire craindre «
un changement graduel de régime politique
», p.192.
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Je suis peut-être injuste, mais je ne vois pas en quoi l’élection de M. Hollande et les efforts concomitants de la CFDT pour appréhender la « complexité » de notre monde rendent soudainement caduques tout ce qui précède. Il est vrai que je suis affilié au syndicat SUD, ce qui n’engendre pas fatalement un plein accord avec Félix Guattari quand il déclamait : «
Je préfère avoir tord avec Jean-Paul Sartre que raison avec Raymond Aron
».
Globalia n’est pas née aujourd’hui, pas même hier. Fernand Braudel dès 1976 (« la dynamique du capitalisme », champ social, Flammarion ») écrivait : «
j’ai marqué la place caractéristique, du XV au XVIII, d’un énorme secteur d’autoconsommation qui, pour l’essentiel, reste tout à fait étranger à l’économie d’échange
». Ainsi l’Europe jusqu’au XVIII est «
trouée
(…)
de zones qui participent peu à la vie générale et, dans leur isolement, s’obstinent à mener leur propre existence, presque entièrement fermées sur elles-mêmes
», p.43.
Economie de marché et capitalisme ne sont pas à confondre pour l’historien Braudel : les confusionner relèverait d’une grave erreur. Le marché est une zone de puissance, de survie, de vie ; on défend son pavillon, son marché national. C’est un potentiel qui dépend de ce qui le gouverne. Par conséquent pour Braudel c’est dans cette zone qu’il faut agir. Il parle du marché autorégulateur du XIX (qui, justement après cet ouvrage, dans les années 80 reprend toute sa folle puissance inconsidérée), la « main invisible », le laisser faire ; il dénonce cette croyance crapuleuse que les échanges se régulent par eux-mêmes, nivelant par la concurrence, ajustant offre et demande. Et de nous avertir en 1976 (il sait que le mythe du laisser-faire est toujours bien vivant): «
il y a là une part de vérité, une part de mauvaise foi, mais aussi d’illusion
», p.48. Pour Braudel le marché est une liaison partielle qui ne peut régner.
Le capitalisme est ce contre marché ou marché métastasé qui veut s’affranchir des règles qui le frustrent. Le « marchand » finalement rompt les liens entre celui qui produit et son destinataire. Ce type de marchand casse la concurrence, impose son prix et il le peut, il paie cash. Il a une efficacité pratique sinon les autorités de régulation ne finiraient pas par lâcher prise… jusqu’au moment où les chaînent s’allongent… et la domination s’exerce de loin échappant à tout contrôle. Voici l’émergence du processus capitaliste faisant du marché un réel qui s’impose au quotidien des hommes. Comme poursuit Braudel, le choix capitaliste –car il y a un choix -, c’est celui d’aller là où le profit se maximise. Le commerce au loin et de loin permet un partage du butin à petits nombres.
Cette affaire est celle de la nature humaine ; elle n’est pas tant historique que structurelle. On comprend pourquoi la psychanalyse et d’autres sciences humaines sont vouées aux gémonies, du fait de leur volonté de soumettre le capitalisme à leurs analyses.
Et Braudel d’écrire encore sur le caractère parasitaire du capitalisme qui ne peut se passer de nos complicités et de nos renoncements : « (…)
le capitalisme n’invente pas les hiérarchies, il les utilise, de même qu’il n’a pas inventé le marché, ou la consommation. Il est, dans la longue perspective de l’histoire, le visiteur du soir. Il arrive quand tout est déjà en place. Autrement dit, le problème en soi de la hiérarchie le dépasse, le transcende, le commande à l’avance. Et les sociétés non capitalistes n’ont pas supprimé, hélas, les hiérarchies
», pp.78-79.
Voici une dernière citation qui serait propre à nous emmener sur de riches débats prometteurs ; riches débats que les institutionnalistes depuis les années 60 ont tenté de faire vivre dans le déploiement de leur contre sociologie, inspirée et encouragée par Henri Lefebvre. On peut citer à nouveau Georges Lapassade et René Lourau, aujourd’hui disparus. On ne peut pas passer sous silence Rémi Hess toujours enseignant à Paris 8 aujourd’hui. Pour conclure ce papier, je voulais évoquer « à tout hasard » un ouvrage, parmi les très nombreux, de Rémi Hess, publié en 1978 : « centre et périphérie » (réédité chez Anthropos en 2001). Et ce sera donc mon mot de fin ici comme une ouverture. Le propos est porté par un réel engagement politique de l’auteur en cette décennie 70 : «
Le pouvoir central a d’abord été localisable au niveau national. Il se trouve aujourd’hui déplacé de plus en plus dans un lointain supra national. Il disparaît dans une sorte d’assomption naturelle qui renforce encore son pouvoir magique, au point que le concept de nation en redevienne même parfois un référent des acteurs en lutte ! Alors que le concept de nation permit le développement de la centralité au 19
ème
siècle, le voici périphérisé au profit de nouveaux lieux de concentration de pouvoir. Il s’agit ici du Marché Commun, là des multinationales…
(…)
C’est la question de la mondialisation de l’économie, des rapports
sociaux de production et donc de l’arbitrage social qui se déplace de plus en plus loin des acteurs
(…).
Cet ordre de la centralité, et du développement du Pouvoir vers un point qui se porte à une vitesse sans cesse accrue vers l’infini, les acteurs sociaux ne l’ont pas vraiment choisi, même s’ils ont contribué à un moment ou à un autre à sa constitution
», pp.20-21-22.
Dans ce contexte l’analyse institutionnelle tendait et tend à se définir comme une action politique théorisable, à partir de ses interventions in situ dans les établissements soucieux d’un travail socianalytique. Il ne s’agit pas pour les tenants de l’AI de contester hiérarchies et statuts, encore moins de nier les différences de sexe mais au contraire «
de les re-connaître, et de les analyser et de voir ce qu’elles engendrent, en essayant de voir, évidemment, dans quel sens faire évoluer les choses pour que de tels clivages ne continuent pas à produire l’accentuation des écarts entre centres et périphéries
(…),
c’est le travail des analyseurs, ces éléments inattendus qui révèlent la réalité sociale : une grève, un conflit, une information lâchée par hasard
… », p.24.
C’est le travail de l’implication, où institué et instituant sont au travail du mouvement dialectique. On se souviendra pour finir que concernant centre et périphérie, Hess apporte à la socianalyse notamment l’effet Basaglia. Le centre tend toujours à s’autonomiser et à croître (effet Lefebvre), générant une tendance toujours accrue à une accentuation du phénomène de périphérisation (effet Basaglia). Franco Basaglia est l’auteur de « la majorité déviante ». L’idée de Basaglia était que les déviants dans notre société… sont largement majoritaires ! S’il fallait quarante ans après, nous portant à notre époque, conscientiser combien le centre capitaliste (et ses soldats managers) envisage de déviants, je crois que, mi effarés, mi amusés, nous devrions découvrir un chiffre très considérable. Et chers lecteurs, celui qui vous écrit et qui, présentement, prend congé, a l’honneur de vous faire savoir qu’il fait partie de la multitude de cette « dangereuse » cohorte.
Stéphane BOLLUT
Rappel des références bibliographiques citées dans cet article :
- Nicolas Bourgoin, « la révolution sécuritaire (1976-2012), Champ Social, Nîmes, 2013.
- Fernand Braudel, « la dynamique du capitalisme », Flammarion, Paris, 1976.
- François Dosse, « Deleuze Guattari, biographie croisée », La découverte, Paris, 2007.
- Rémi Hess, « centre et périphérie », Anthropos, Paris, 1978.
- Carl Gustav Jung, « présent et avenir », traduction Buchet/Chastel, 1961.
- Le magazine le Monde du 17 août 2013.
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