Textes > fiche texte

La souffrance au travail: Clinique du travail SAT 30

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Daniel SARTOR

mardi 23 mai 2017

Présentation Clinique du travail SAT 30

Daniel Sartor

Psychologue clinicien - Psychanalyste

Parcours atypique

Parcours Clinique du travail en master 2

théorie

La psychodynamique du travail issue de la psychopathologie du travail

Notre rapport à la domination

De la psychanalyse, on a appris que la construction de l’identité reste toujours inachevée et grevée de failles (narcissiques) qui marqueront le sujet des impasses relationnelles auxquelles il s’est heurté dans l’enfance.

Toute l’histoire montre comment les enfants ont été dans un rapport de domination, de servitude et de dépendance par rapport aux adultes. Pas seulement pour refreiner les pulsions de l’enfant, pour l’empêcher de détruire sa sœur ou son petit frère, mettre le feu à la maison, ou de passer par la fenêtre, mais aussi parce qu’il a un grand besoin de soin, de « care ». L’enfant a besoin de l’autre nécessairement pour vivre. Sans l’autre, sans la mère ou son substitut, un enfant seul n’existe pas disait Winnicott. Cette dépendance est comme une première frappe, une première empreinte qui a pour conséquence ce rapport dominant / dominés qui existe entre les humains. Cette situation de dominé que l’enfant vit parfois très mal, il la retrouve dans le jeu qui l’aide à constituer son MOI, et, devenu adulte, dans le monde du travail, dans sa relation avec ses semblables et sa hiérarchie. Donc, on est d’abord dominé. Je ne dirais rien du rapport homme/femme qui est aussi un rapport à la domination et sujet de discrimination et qui fait faire à l’homme et à la femme un pas de côté dans ce rapport.

Sans l’autre nous n’existons pas.

La liberté, il faut la conquérir et cela vient après. Donc le sujet se construit en répétant ce rapport à l’autre, d’abord dans le jeu, ensuite dans le travail. Le travail peut-être un médiateur essentiel dans ce processus de l’émancipation, de conquête de liberté. Il permettrait quelque chose du côté de l’accomplissement de soi. La régulation de notre estime de soi dépend souvent des autres. Le retrait d’amour de la société serait l’équivalent d’une blessure narcissique, équivalent à un retrait d’estime pouvant aboutir à la honte. Tout se passe comme si notre sentiment de nous-mêmes, notre estime de soi dépendaient pour une large part de l’image que nos semblables nous renvoient et cette image est, pour nous, la preuve de la valeur ou de l’absence de valeur de notre Moi. C’est le regard de l’autre, de notre semblable, qui nous dit et nous persuade que nous sommes ce que nous pensons être. Il y a la aussi un rapport dominant / dominé. Entre celui qui détient une part de notre vérité, de notre valeur, et celui qui est dans l’attente de l’expression de cette vérité (cela répond à la question du qui suis-je ?).

Le réel du travail

La partie du travail qui nous intéresse plus précisément est la confrontation subjective à l’organisation du travail, au fait que le réel résiste à l’intention de transformation prévue dans la tâche (cela ne se passe jamais comme prévu), c’est-à-dire « le travailler ».

Le travail implique d’être face à des contraintes délétères pour la santé physique et mentale. Inhaler des poussières, le bruit des machines, travailler en hauteur, les pilotes de chasse, ou l’infirmier face à la maladie ou à l’erreur, le policier, tous sont confrontés à des souffrances, à des peurs.

C’est là qu’intervient l’humain et son intelligence, son expérience du travail, pour contourner la difficulté, modifier les plans, etc. Cela se peut que si le collectif de travail régule ce mouvement. Ce collectif partage un ensemble de valeurs communes qui sont les « règles de métier », et qui ne sont pas écrites mais implicites. C’est là que l’on parle de ruse, de finesse dans le travail, de ficelles, d’astuces. On dira « c’est du bon boulot », ou « c’est un sale boulot ». Il y a un jugement (jugement d’utilité, et jugement de beauté – C. Dejours 1 ) autour de cette situation de travail. (Lise Gaignard Estime de soi)

L’habileté du travailleur n’évite pas complètement la peur (inconsciente) de l’accident, de la mutilation, de l’erreur, de ne pas être à la hauteur de la tâche, d’autant que de plus en plus, dans notre société du « travailler toujours plus », nous avons à faire à un travail répétitif sous contrainte de temps, sous contrainte de résultat.

La reconnaissance dans le travail

En contrepartie de sa contribution par son travail, l’individu attend une rétribution. Pas seulement un salaire (jugement d’utilité), mais de la reconnaissance (jugement de beauté). La psychodynamique du travail, souligne l’importance de cet axe de réflexion (la psychodynamique du travail est une notion mise à jour par C. Dejours dans les années 90 pour décrire au mieux l’impact du travail sur l’identité et sur la subjectivité. Pour lui, ce n’est pas seulement le travail qui a des incidences sur la subjectivité, il retourne la formulation : la subjectivité, c’est elle qui est le travail. Le travail est fondamentalement subjectif).

La reconnaissance de la qualité du travail accompli est la réponse aux attentes subjectives dont nous sommes porteurs en tant que salariés. Alors les doutes, les difficultés, la fatigue n’auront pas d’emprise sur le sujet qui contribue à l’œuvre collective et il trouvera sa place parmi les autres, dans le monde. Cette reconnaissance s’inscrit en positif dans le registre de l’identité. Elle transforme le sujet, sa souffrance et ses efforts en plaisir du travail accompli. C’est ce qui fait l’armature de la santé mentale et physique du sujet. Sans cette reconnaissance l’armature identitaire s’effondre. Le Moi s’effondre et trouve dans le corps un expédient pour évacuer cette absence.

HISTOIRE

Naissance de la psychopathologie du travail

La psychopathologie du travail est née, au début, à cause surtout du Taylorisme et de la déferlante du travail répétitif sous contrainte de temps, Ça se passe à la fin du 19ème. Le travail répétitif sous contrainte de temps c'est quelque chose d’inacceptable et qui a eu beaucoup de mal à s’imposer. Taylor a eu beaucoup de problème avec cela. Ça transforme les êtres humains en annexes de la machine. Et ça automatise, "ça robotise" on dirait aujourd'hui, ça mécanise l'être humain et ça détruit la part vivante qui est en lui. Il y a plein de tâches qui n'étaient pas Taylorisées qui l'ont été dans les années 60-70: le tri postal, les chèques bancaires..., tout cela a été taylorisé. Aujourd’hui, la société est devenue obsessionnelle, les institutions et les entreprises veulent tout maîtriser, tout contrôler. C'est la conquête, après l'industrie, de l'agriculture avec des élevages en batterie qui sont aujourd'hui effrayants. Les bêtes sont mises en batterie comme sur une chaîne de montage. C'est impressionnant. Et ensuite ce sont les activités de services.

La psychopathologie du travail a pour objectifs de mettre en évidence les maladies mentales occasionnées par le travail. Avec l'idée présupposée qu’il doit être possible de mettre en évidence, de décrire des maladies mentales spécifiques du travail.

Je dirais qu'il y a eu une étape dans cette recherche qui a été particulièrement importante et Louis Le Guillant , psychiatres, qui était à Saint Alban, et qui est devenu psychanalyste, et Jean Begoin , ont décrit une des maladies mentales du travail qui s'appelle la névrose des téléphonistes et plus tard aussi la névrose des mécanographes.

C'est la seule névrose de travail qui a pu être mise en évidence comme formation symptomatique et syndromique spécifique du travail, alors qu'il existe beaucoup de maladies physiques spécifiques du travail, liées aux toxiques physiques, chimiques ou biologiques. Ça constitue la matière de l'hygiène industrielle et de la médecine du travail. En matière de maladies mentales c'est un échec ou un semi-échec et donc la psychopathologie du travail tombe en panne à la fin des années 50 .

Deux raisons à cela :

La première  : ceux qui travaillent à l’époque de Le Guillant, doivent être normaux. Dès qu’une pathologie apparait chez un travailleur et qu’elle est un peu grave, il y a baisse de performance et très vite, il va se retrouver exclu du monde du travail. N’étant plus normal, il est soit fou, soit handicapé et donc rejeté du système social. A l’époque, la mensualisation du travail n’existe pas, c’est une revendication de mai 68.

 

La deuxième raison et je reviens sur ce que j’indiquais au début de l’exposé, sur la personnalité du sujet, sa structure, ses failles liées à l’infantile. La pathologie, quand elle apparait et qu’elle explose, prend la forme définie par ces fissures, ces failles qui jusque là, étaient enfouies, refoulées. Dans un même contexte et pour une même souffrance, nous aurons des réponses différentes qui ne tiennent qu’à la structure œdipienne des sujets concernés. Décompensation dans la psychose, délire paranoïaque, dépression, crise d’hystérie, spasmophilie, phobie ou crise d’angoisse, etc. Et ce qui est dramatique pour les chercheurs en psychopathologie du travail, il n’est pas possible de montrer les effets du travail sur le fonctionnement de la psyché.

De la psychopathologie du travail à la psychodynamique du travail

La psychopathologie du travail est restée en panne très longtemps. Il a fallu opérer un retournement de la question : Comment font-ils pour rester normaux face à ce système de travail nocif, le taylorisme ? Les gens souffrent mais ils ne tombent pas malade. Comment font-ils pour ne pas tomber malade ?

Les personnes, face à un environnement difficile, à la pénibilité, à l’humiliation parfois, au harcèlement, développent des défenses, des stratégies de défense inconscientes qui vont contenir la souffrance, la pénibilité. Et alors là, s’ouvre un champ clinique énorme où vont se décliner quantité de stratégies inventées par les hommes et les femmes pour conjurer la souffrance, et éviter de tomber malade.

Dans l’analyse des situations de souffrance au travail, il ne s’agit plus de décrire, de diagnostiquer des maladies mentales, mais de chercher les stratégies de défense que les gens inventent sur leur lieu de travail pour faire face, justement, pour contenir cette souffrance.

Ce que vont découvrir les psychologues, les psychanalystes, les chercheurs du CNAM notamment (C. Dejours, Yves Clot, Marie Pezé), c’est que, si les pathologies mentales découlent de l’infantile et ne signe pas la souffrance au travail, les stratégies de défense sont spécifiques à chaque forme de travail, à chaque métier. Les marins pêcheurs ne vont pas développer les mêmes stratégies que les militaires, les ouvriers du bâtiment, ou bien les conducteurs de train.

De plus ces stratégies de défense peuvent être collectives et cela ne marche que parce qu’elles sont collectives, que parce que tous les travailleurs se mettent ensembles pour construire ces défenses qui ne marchent que si tout le monde y adhère.

Pourquoi des stratégies de défense se mettent en place et contre quoi ?

Le travail ordinaire est l’occasion de former entre les membres d’un collectif des liens qui ne sont pas que de régulation par rapport à l’efficacité du travail, mais président aussi à la structuration du vivre ensemble et de la communication orientée vers l’entente. Dans une communauté de travail, les gens ne vont pas d’emblé se rentrer dedans. Ils vont apprendre à travailler ensemble et faire avec.

Lorsque le travail implique des risques pour l’intégrité du corps, risques d’accident, d’intoxication professionnelle, risque de ne pas tenir ses objectifs, risque de licenciement, cette situation particulière du travail introduit une dimension spécifique, ni inconsciente, ni réellement consciente, c’est la peur . La peur de la chute, de se faire embarquer par le fil d’acier incandescent dans une tréfilerie, la peur de se cracher pour un pilote de chasse, la peur de l’accident voyageur pour un conducteur de train ou de métro, la peur de ne pas atteindre ses objectifs pour un commercial, la peur de l’erreur ou de la faute pour un employé, ou un infirmier. Et la peur génère des formes de coopération que l’on qualifie de « coopération défensive » ou de « stratégie collective de défense ». 

Il y a deux types de stratégies de défense :

Les stratégies de défense individuelle

Sur une chaîne de montage, cela consiste à ne plus penser pour lutter contre l’ennui, contre l’angoisse d’être un automate, contre la peur de ne pas tenir la cadence. Ne plus penser évite une partie de la souffrance.

Une autre stratégie consiste à accélérer au maximum la performance. La pensée se simplifie, se limite à cette activité. Et puis, avec l’avance prise, il est alors possible de baisser la cadence et de se donner un peu de temps à soi. Cette autre forme de défense existe chez certain cadre en surcharge de travail. L’engourdissement de la pensée et de l’affectivité est obtenu par l’activisme. Ils se jettent sur le boulot et ne pense à rien d’autre, ni à personne ce qui a des répercussions dans l’environnement familial). Ces personnes deviennent intolérantes, inaptes à plaisanter, et communiquent peu.

Les stratégies de défense collectives

Ces stratégies associent des conduites paradoxales de prise de risques, d’indiscipline vis-à-vis de la prévention et de la sécurité, (le gars qui file un coup de marteau sur le casque de son collègue en plaisantant par exemple) des interdits sur l’expression de la peur (casser la croûte en haut des building en construction) ou de la souffrance (arc électrique au visage des ouvriers pour plaisanter). Les personnes appartenant à cette communauté ont l’obligation de participer à des conduites de provocation vis-à-vis du risque, à exhiber des signes de courage, de virilité, de résistance à la souffrance, d’invulnérabilité, etc. Ces stratégies sont là pour lutter contre la peur, le dégoût, la honte, tout comme dans les professions du soin qui impliquent de transgresser les tabous liés au corps .

La souffrance, celle d’avoir honte de tromper ses collaborateurs ou ses clients, aussi bien que celle d’avoir peur de tomber d’un échafaudage, ou d’être intoxiqué par les produits manipulés, est toujours individuelle, mais les modes de défense peuvent s’élaborer collectivement. Le collectif isolera rapidement celui qui montrera sa peur et qui, par sa conduite, remettrait en cause la stratégie d’occultation du danger. Il sera exclu de la communauté et il s’en exclura lui-même étant dans l’incapacité de travailler sans avoir peur. Le conducteur du TGV peut avoir peur. A 300 km/h le moindre incident peut être catastrophique. Cela est arrivé. Un conducteur de train a arrêté le train et il s’est sauvé. C’est la police qui a été chargé de le retrouver et de le remettre dans le train.

En fin de compte, il apparait que la stratégie collective de défense met en place un déni collectif de perception du risque grâce auquel il est possible de ne pas penser à ce dernier pendant le temps de l’activité dangereuse. Sans ce déni, il serait difficile, voire impossible de poursuivre son activité et de la mener à bien. Ne pas penser est le propre de toutes les défenses.

Alors quelques exemples de stratégies de défense que j’emprunte à C. Dejours et j’y rajoute mes propres expériences.

Il y a quelques fois dans les entreprises, à des moments ou dans des lieux particuliers, comme les pauses, la fin de journée, les repas, les vestiaires, des instants de folie partagée par une communauté d’acteurs, des ouvriers sur une chaine de montage, les techniciens d’un bureau d’études, une équipe de tournage sur un film, des laborantins, etc. Les acteurs, les présentateurs d’émission de TV de radio, qui partent dans une crise de fou rire entrainant tout le plateau de techniciens. Quand ils font les imbéciles, ils ont conscience de faire l’imbécile, mais ils ne savent pas pourquoi ils le font. Les ouvriers à la fin d’une journée de travail qui chahutent dans les vestiaires, sous la douche, boire de l’alcool quand on est chauffeurs de bus ou de poids lourd.

Dans le nucléaire, les gens ont peur d’être irradiés. Alors ils organisent des jeux collectifs, la nuit, autour des sas de contrôle qui mesurent les éléments radioactifs. Il faut s’habiller, se déshabiller, la douche, etc. Il y en a un qui se met à danser la danse de St Guy, une danse de fou. Et tout le monde s’y met. Comme pour conjurer le sort ou exorciser sa peur, la maladie, etc. Ils doivent éprouver leur corps et au travers de leur corps leur virilité. Je suis capable de me faire souffrir, de me faire mal en rigolant. Ils testent en quelque sorte leur capacité à tenir devant la souffrance.

Dans la salle de contrôle des grosses industries les personnes jouent au scrabble dans le nucléaire, à la belote dans les centraux téléphoniques en contournant les règles de sécurité. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il se libère du stress lié à la veille permanente des voyants, des instruments et laisse faire leur inconscient qui veille à leur place. J’ai entendu un des joueurs dire : « Tiens c’est l’heure, la pharmacienne appelle son amant. » Dans le brouhaha équivalent à celui d’une pluie d’orage dans la salle de l’autocommutateur électromécanique la personne avait entendu le claquement du relais qui composait le numéro de téléphone. Un peu plus tard, autre joueur se lève à son tour, va dans la fond de la salle, se place face à un bâti rempli de matériel électrotechnique, plonge son outil dans le fatras de relais, et retourne à sa place en disant : « encore l’enregistreur qui déconne ».

Quand on porte un sac de 50kg sur une échelle, qu’on utilise un marteau piqueur, quand il faut monter sur un échafaudage, ils ont bien raison d’avoir peur pour leur corps. Car malgré tous les progrès réalisé en matière de sécurité, de prévention, il y a toujours des accidents. Il y en aura encore. Dans le bâtiment comme dans le nucléaire ou dans la pétrochimie, si la peur devient consciente, c’est incompatible avec le travail. Le gars qui a peur de monter sur un échafaudage, il ne monte pas. Celui qui a peur d’entrer dans le réacteur nucléaire, il n’y va plus.

La défense collective produit un déni de perception du risque. Elle inverse le rapport symbolique au risque. Au lieu d’être la victime offerte passivement au risque de l’accident mortel, la personne avec ses pairs joue et tourne en dérision le risque. Ils deviennent en quelque sorte des provocateurs du risque.

Dans les stratégies de défense individuelle et collective il y a bien souvent le recours à l’alcool, à la drogue, aux médicaments. Ils boivent, ils se droguent, ou ils se médicalisent pour tenir, pour ne pas s’exclurent du collectif de travail. Donc il ne faut jamais avoir peur, il ne faut jamais se plaindre. Il faut souffrir sans rien dire.

Si vous portez seul le risque de dénie de perception du réel, il y a le risque que le réel revienne et s’il revient, c’est la catastrophe psychopathologique, il revient sous forme de délire, d’un acte, d’une insulte (t’es con, t’es un trouillard). Quand il s’agit d’un déni collectif, c’est autre chose. Cela peut paraitre étrange d’être seul à croire qu’une femme qui n’a jamais eu de rapport sexuel, ni d’insémination artificielle soit enceinte. On dira il est fou. Maintenant, si tout le monde y croit, cela s’appelle une religion. Et vous n’êtes pas fou, si vous pensez que la vierge à eu un enfant.

Le déni de perception est très économique, car il est porté par le collectif. L’ouvrier qui s’est pris un truc sur la tête, il ne peut plus y retourner, il a peur, mais il n’ose pas le dire directement, car un homme du bâtiment n’a pas peur. Il ne peut rien dire de sa peur, ni au médecin, ni à ses collègues, ni à sa famille. Alors qu’est-ce qu’il dit ? Il dit qu’il a des céphalées, des vertiges, je ne peux pas dormir la nuit, je ne tiens plus debout depuis l’accident. Ce dernier souffre d’un syndrome subjectif post-commotionnel. C’est assez fréquent. Bien que les lésions soient réparées, la personne a des symptômes somatiques ou psychiques. Cela traduit le fait que la personne ne veut plus avancer, ne marche plus dans la stratégie collective de défense. Il refuse de reconnaitre qu’il a peur et pour se protéger de cette peur, il trouve une raison médicale pour ne plus retourner au travail, il développe des symptômes somatiques. Le médecin peut ne pas être disposé à renouveler un arrêt de travail à quelqu’un qui n’a rien. C’est une situation difficile à gérer pour un médecin car peut ordinaire.

L’organisation du travail et le tournant gestionnaire des années 90.

La transformation du travail depuis les 30 glorieuses tiennent à plusieurs causes : l’allègement des charges physiques du fait des avancés technologiques compensées par l’accroissement des charges mentales, l’intellectualisation des tâches à travers l’informatique notamment, et plus généralement des exigences de plus en plus grandes des entreprises en forte concurrence du fait de la mondialisation. Les demandes des actionnaires et les prises de bénéfices par les actionnaires de ces entreprises participent également à cette transformation depuis les années 80, ce qui a aussi pour autre conséquence délétère un accroissement des inégalités entre employeurs et salariés, entre salariés et les personnes sans emploi.

Dans les années 60-70, pour faire court, ce qui a été mis en évidence et qui est spécifiquement dangereux pour le fonctionnement psychique dans le travail ce ne sont pas les conditions de travail, mais l’organisation du travail (horaires décalés, interchangeabilité des postes de travail, remplacement des ingénieurs par des gestionnaires, morcellement des tâches, …). L’organisation du travail, c’est la division et la répartition des tâches entre les travailleurs. Cette organisation est doublée d’un contrôle pour vérifier que les gens font bien ce qu’ils ont à faire. Le contrôle évalue individuellement la production, donc c’est une technique de domination. Dans le contrôle, l’évaluation de la performance par le supérieur hiérarchique, il se rejoue le jeu dominant / dominé de l’infantile et cela remet à jour les failles narcissiques qui avaient été refoulées. Le travail est donc traversé par la domination, on revient à l’infantile, à la domination de l’enfant par l’adulte et aux failles qui peuvent apparaître.

Les évaluations des performances sont fausses et seront toujours fausses. Mais si on divise trop le travail, l’ouvrier, l’employé, ne peut plus le maîtriser, il prend plus de risques à mal faire son travail car il a trop de tâches contrôlées à réaliser dans un temps contraint. L’organisation du travail prend alors pour cible le fonctionnement psychique, la santé mentale du sujet. Et ce qui fait souffrir le salarié, c’est le stress lié au cadencement du travail, à la découpe du travail qui s’est fortement accrue depuis quelques années dans le but d’une meilleure maîtrise, et c’est la peur de mal faire. Et si vous avez peur vous ne pouvait plus travailler..

Il faut savoir que si vous respectez strictement les consignes, les process, les prescriptions, de l’organisation du travail, cela s’appelle « la grève du zèle ». Cela ne marche plus parce que ce qui fait tenir le travail, ce ne sont pas les consignes, c’est l’habileté du travailleur qui fait le lien entre le réel et les consignes, entre « le travail réel » et « le travail prescrit ». C’est le travailleur qui s’arrange avec le réel. La division du travail et son contrôle ont des effets nocifs sur le salarié.

Il y a plus de 30 ans dans les années 80, il y a eu un autre tournant, le tournant gestionnaire. Les entreprises se sont aperçues que la force du travail ne suffisait plus, il fallait y adjoindre la pratique d’une bonne gestion. Et aujourd’hui, la richesse ne provient plus du travail, mais de la gestion de l’entreprise. La science de la gestion a détrôné les sciences de l’ingénieur. Ce constat est fait dans les entreprises, mais aussi dans le secteur public. Exemple des maisons de retraite rachetées par des groupes internationaux (fonds de pension) dans lesquelles les anciens salariés disposant d’une expérience et d’une connaissance du travail, des personnes accueillies, sont invités à quitter l’entreprise (faute grave, licenciement économique, départ conventionnel, etc.) et sont remplacés partiellement par du personnel inexpérimenté mais moins payé pour optimiser le bilan de l’entreprise et ainsi avoir la possibilité de revendre cette coquille vide avec une forte plus value. Autrement dit, les salariés sont victimes non pas d’une inadaptation au travail qui évolue, mais un quelque chose pour lequel ils sont complètement étrangers, à un système économique, financier, libéral qui passe très au-dessus des préoccupations quotidiennes des travailleurs et de leur hiérarchie. Toute l’entreprise est affectée et emportée par le tourbillon de la finance.

Avant les années 80, il y avait une forme de contre pouvoir qui s’opposait naturellement à la direction de l’entreprise. Le travail réalisé par l’entreprise faisait partie intégrante de la culture de l’entreprise. Les décisions se prenaient en lien avec la capacité, la compétence et l’expérience des travailleurs. L’orientation et le développement de l’entreprise, si elles prenaient en compte les valeurs économiques, commerciales et marketing du marché, tenaient compte aussi du savoir, des compétences et des capacités de travail internes de l’entreprise. Maintenant c’est fini, les décisions, les orientations s’imposent aux travailleurs.

Aujourd’hui, dans les écoles d’ingénieurs, polytechnique, les arts et métiers, les mines, etc. le travail n’est plus enseigné. On enseigne la gestion. Il suffit de voir où les futurs cadres effectuent leurs stages, dans les banques, les assurances, mais plus à la production. (C. Dejours). D’où la difficulté de penser le travail avec cette scission entre les niveaux hiérarchiques : les personnels ne parlent plus le même langage. Car enfin, comment peut-on amener un chef d’entreprise à réfléchir à la valeur travail pour laquelle il n’a pas reçu de formation. Le chef d’entreprise, fort de son savoir de gestionnaire campe dans sa position en toute bonne foi et vous aurez du mal à l’amener sur le terrain du travail, monde qui lui est parfaitement inconnu.

Dans ces conditions, le travailleur ne peut que s’opposer à sa hiérarchie car lui se trouvent directement confrontés au travail, au réel du travail. Plus particulièrement les plus habiles, les plus compétents, les plus expérimentés d’entre eux. Ils se sentent affectés par ces nouvelles formes de management puisque personne parmi leurs responsables hiérarchiques n’est en mesure de reconnaitre cette habileté, cette compétence, cette expérience du travail, ni de reconnaitre leur difficulté dans leur travail. Sans cette reconnaissance, les salariés en viennent à douter de leur capacité à tenir leur place, dans l’entreprise, dans la société. Leur image en vient à se ternir et c’est le début d’une pathologie. Le Moi du sujet est atteint, il est fragilisé et les failles narcissiques infantiles reviennent à la surface.

La plainte qui est perçue dans les cabinets médicaux ou chez les psychologues vise directement le domaine des relations. Elle s’exprime sur le mode du conflit : « Le chef n’arrête pas de me harceler, le collègue ne fait que…, etc. ».

Se limiter aux approches des problèmes de travail aux seules relations interpersonnelles montre ses limites. Au travail, les relations humaines sont médiatisées par les relations aux objets travaillés (la matière, les machines, les supports aux relations clients/fournisseurs). Dès que l’on cherche de ce côté, apparaissent les désaccords sur la façon de se comporter face à ces objets. Chacun y va de son point de vue qui n’est que la condensation d’un apprentissage, d’une expérience, d’un vécu dans un champ qui est le sien. On l’a vu, le gestionnaire ou l’économiste ne raisonnent pas avec les mêmes outils, les mêmes subtilités que l’ingénieur, l’ouvrier, l’employé. C’est ce qui constitue la base des affrontements. Si on n’y prend pas garde,  le clinicien contribue à l’enlisement du salarié dans ses difficultés.

Dans le travail, le rapport interhumain, interpersonnel est valorisé  contrairement au rapport à l’objet qui est imposé de l’extérieur au salarié et se trouve être déprécié, il s’agit d’un rapport aliéné. Cette soumission à la prescription d’autrui a conduit Aristote à considérer le travail comme naturellement destiné à l’esclave.

Cette conception très ancienne demeure aujourd’hui très présente dans les sciences sociales et dans les discours managériaux lorsqu’ils valorisent par exemple la mobilité et la capacité de détachement.

Au final, en cas de maladie du salarié, se sera l’attachement aux objets de son travail comme signe d’aliénation et le médecin ou le psychiatre ou psychologue interrogera la fragilité personnelle et l’histoire infantile du salarié.

Ils essaieront de convaincre le travailleur qu’il fait fausse route lorsqu’il manifeste un attachement excessif à son travail, une incapacité à faire le deuil, une fragilité narcissique, voire une addiction.

Et pourtant, les choses se présentent de façon différente si on accepte de regarder au plus près l’expérience de travail.

Dans le travail réel, il est souvent question de l’invisible. Beaucoup parle de notions qui ont à voir avec les sens, avec sa sensibilité à l’objet, à une situation. Le « sentir », le « toucher »,  « l’aspect ». On sent la matière, la machine, l’outil. On écoute l’outil qui attaque la matière. Il faut que la pièce est un certain aspect, ou bien s’est le touché qui va déterminer le geste. Il y a de l’émotion à mobiliser des ressources inconnues de nous qui nous permettent d’anticiper les conséquences de nos mouvements.

Ensuite il y a la mémoire des expériences antérieures qui est mobilisée dans les actes du travail et qui échappe à la conscience. J’ai le souvenir d’avoir à travailler sur un vieil ordinateur dont la pile de la carte mémoire était HS. Au démarrage je devais initier tous les paramètres de la machine dont un qui était le code pour la langage en français. Le code 033 en appuyant sur la flèche vers le haut je faisais évoluer le compteur de 000 à 999 et cela en quelques secondes. Je parvenais à 033 pratiquement à tous les coups. Cela m’a interrogé à l’époque et cela a été pour moi un premier pas vers la découverte de l’inconscient.

L’intérêt, le plaisir au travail sont directement liés à cette possibilité ouverte par le travail de construire cette familiarité avec l’objet sans laquelle l’activité trébuche. L’objet est présent dans le sujet dans la mesure où la mémoire du corps garde les traces des expériences passées. Travailler donne de la chair à la relation avec l’objet. Cela participe à l’identité professionnelle du sujet. Les transformations introduites dans l’organisation du travail peuvent constituer une menace ou une amputation de l’identité.

Le travail pourrait se définir comme une structure à trois niveaux :

Un premier niveau qui serait le but, c’est la description du poste. C’est ce qu’il y à faire.

Un second niveau, celui des motifs ou mobiles afin d’y trouver une satisfaction à un besoin. C’est ce qui donne une coloration affective. Toucher un salaire pour payer mon loyer.

Enfin un troisième niveau, l’épreuve du travail qui consiste à incorporer des savoirs faire.

Quel rôle veut-on faire jouer au psychologue : le ticket PSY ?

D’un côté l’entreprise s’autorise à détruire l’humain, de l’autre, ces hommes et ces femmes sont exclus du monde du travail et envoyés chez un psy pour se reconstruire en faisant le deuil de leur emploi, de leur place dans la société et dans leur environnement familial.

On en revient à la situation du XIX° et début du XX° siècle, avant la mensualisation (loi du 22 mars 1841 qui protège les enfants, et du 22 au 25 février 1848 qui réduit la durée du travail, 1891, première convention collective, 1910, premier code du travail, Loi n° 78-49 du 19 janvier 1978 relative à la mensualisation 2 ), où la maladie excluait d’office le travailleur du monde du travail.

Comment s’opère le transfert et comment peut se mettre en place un travail lorsque la personne est conduite ou invitée à nous rencontrer du fait de l’incompréhension de la nouvelle place qu’elle occupe alors que rien ne la prépare à cette rencontre forcée. Il y a  du « Aller vous faire voire voir » chez un psy ?

C’est aussi une résistance à vaincre dans la thérapie.

Que vaut la loi face aux risques psychosociaux ?

Après la reconnaissance des maladies professionnelles, les risques psychosociaux sont pris en compte dans les entreprises. Le document unique donne un blanc seing aux entreprises, ce qui ne les empêche pas de mettre leurs employés en situation de souffrance (psychique et physique) et ce malgré l’obligation de résultat du chef d’entreprise écrit dans la loi.

 

La modification récente du code du travail ne fait que conforter les entreprises dans cette toute puissance et les débordements actés par les salariés sont de plus en plus hors normes, harcèlement moral et sexuel comme jamais cela n’avait été relevé par exemple.

 

Les médecins du travail sont en grande difficulté, peu nombreux, mal reconnus, leurs prérogatives baissent au fil des lois. Il en est malheureusement de même des Inspecteurs du travail.

 

Quelle réponse peut-on apporter avec la clinique du travail.

Combattre la souffrance au travail n’est pas une mince affaire. Isolé dans son domaine, un médecin du travail, un inspecteur du travail, un syndicaliste, un psychologue, psychiatre ou psychanalyste ne peuvent pas faire grand-chose. D’une part il faut pouvoir dénoncer les maltraitances physiques et psychiques en s’y opposant jusqu’à l’épreuve des tribunaux.  

D’autre part il est illusoire de penser qu’expliquer aux entreprises ce qu’est réellement la souffrance au travail, les éléments qui en sont la cause réelle, comme la division du travail, la reconnaissance quantitative du travail au détriment de la qualité du travail, pourront faire reculer les situations délétères vécues dans l’entreprise. Le droit de retrait des ouvriers et salariés est très peu usité. Le CHSCT reste le maillon faible du dispositif, pas de budget propre, pas de formations des membres, les décisions restent du ressort de l’employeur. Ne parlons pas des médecins et des inspecteurs du travail, trop peu nombreux pour faire face à la situation, d’autant que se sont eux qui se retrouvent parfois devant les tribunaux attaqués par les entreprises :

 ( Mise en accusation de la médecine du travail - L'indépendance de la Médecine du travail est encore à conquérir : Après les Docteurs E. DELPUECH, D. HUEZ et B. BERNERON il y a trois ans, c'est le Docteur RODRIGUEZ médecin psychiatre à l’hôpital de Montfavet, fondateur de la première consultation sur la souffrance psychique au travail de la région PACA, qui est aujourd'hui attaqué par le Conseil de l’Ordre des Médecins de Vaucluse à la demande de la famille MULLIEZ (plus grosse fortune de France), pour un certificat médical qui fait le lien entre la pathologie présentée par une patiente et ses conditions de travail. La Nouvelle République - Nov 2016 –

Affaire Tefal  : le procès d’une inspectrice du travail trop gênante

Le fabricant d’articles de cuisine a usé de ses relations pour essayer de faire taire l’agente qui avait relevé des irrégularités. L’inspectrice du travail est jugée par le tribunal d’Annecy. - Le Monde Nov 2016 )

En conclusion c’est le pot de terre contre le pot de fer .

Donc, je pense qu’il serait judicieux de créer un groupe pluridisciplinaire dont les missions seraient de réunir les moyens de faire de la prévention auprès des entreprises, d’aider les entreprises, les CHSCT, les CE ou les salariés qui en font la demande, et enfin traiter au cas par cas les dossiers de souffrance au travail amenés par la médecine du travail, les syndicats, les inspecteurs du travail etc. enfin les membres du groupe, représentant de leur communauté.  Ce groupe pluridisciplinaire regrouperait différentes entités : médecins du travail, inspecteurs du travail, Syndicalistes, avocats spécialisés en droit social, psychologues clinicien du travail ou psychanalystes et bien évidemment des responsables d’entreprises. Pour pouvoir mener une vraie politique contre les psychopathologies du travail, dans un but curatif et préventif. Réunion qui pourrait être au départ semestrielle ou trimestrielle.

Deuxième point :

Depuis cette année création d’une consultation souffrance au travail sur le département ou sur la région qui regrouperait toutes les compétences nécessaires pour une action efficace, Psychologues, médecins, avocats du droit social, syndicats, etc..

Troisième point :

Mettre en place pour les salariés en souffrance détectés par la médecine du travail des groupes de parole , mener par un psychanalyste ou par un psychologue clinicien du travail. Les rencontres et les échanges entre salariés en souffrance font rupture avec leur isolement. Ils échangent leurs expériences, ils sont crus et s’aperçoivent qu’ils ne sont pas les seuls à vivre cette souffrance. Cela passe par la parole.

 

Bibliographie

 

C. Dejours (1980) : « Travail : usure mentale », Bayard éditions, 2008

C. Dejours (1998) : « Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale », Le seuil (2007)

C. Dejours, T. Collot, P. Godard, P. Logeay : « Syndromes psychopathologiques consécutifs aux accidents du travail (incidence sur le reprise du travail), le travail humain, 1986

Y. Clot (1995) « Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La découverte.

C. Dejours, F. Bègue, (2009) : « Suicide et travail : que faire ? » PUF

M. Grenier-Pezè, (2008) « Ils ne pourraient pas tous, mais tous étaient  frappés, journal de la consultation ‘Souffrance et travail’ 1997-2008 »

 

1- C. Dejours est Psychologue et psychanalyste et travaille au CNAM, au conservatoire national des arts et métiers

2- La mensualisation, jusqu'en 1969, ne répondait pas à une politique délibérée. Elle résultait de mesures individuelles acquises en raison de l'âge et de la qualification (environ 10 % des ouvriers) L'idée d'une généralisation de la mensualisation est lancée en mai 1969 par Georges Pompidou au cours de la campagne présidentielle. À la suite d'un rapport établi par un groupe de quatre experts et d'une lettre du Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, incitant les partenaires à négocier, une « déclaration commune » est signée en avril 1970 par le CNPF, le CGPME et tous les syndicats. Des négociations s'ouvrent dans les différents secteurs d'activité. En avril 1975, 83,5 % des ouvriers sont mensualisés. (Archive Larousse)

Commentaires