La supervision serait-elle une résistance ?
Jean-François Gomez ne voyant pas d’inconvénient – au contraire me dit-il, cela « contribuera à relancer ce débat, tellement important » –, à ce que je publie la lettre commentaire de son texte « Tenir le fil rouge… », que je viens de lui envoyer, je la propose ici, enrichie de quelques ajouts.
Daniel Pendanx
Cher Jean-François,
Après avoir lu ta contribution à ces journées sur la supervision que Joseph vient de publier sur son site, je tenais à te dire combien j’en ai apprécié le questionnement, les notations, et au final combien je me trouve proche de la manière dont tu inscris la question du
monde commun
(qui n’est pas bien sûr le
monde du Même
, ou la
communauté inavouable
de Blanchot ) au
cœur de la question politique.
Pour qu’il y ait ce « monde commun » faut-il encore se reconnaître un lien commun, je dirai supra, de Référence.
Si je te lis bien, toute ta réflexion rejoint profondément mon élaboration de pensée, ma sensibilité aussi – tout ce qui m’a conduit à cette « politique de l’interprète » que je soutiens. Un interprète exerçant son rôle dans le Texte, un
interprète référé
donc.
Cette proximité que je perçois et ressens à te lire, elle tient je crois au fait que dans nos trajets nous n’avons pas cédé sur l’élaboration de notre première mise identificatoire, professionnelle, celle « d’éducateur ». Je dirai : nous n’avons pas été englouti dans ce mouvement à travers lequel l’éducation, cédant le pas au thérapeutisme, s’est placée sous le magister et l’imperium du médico-psy, du psychanalysme aussi. Peu à peu j’ai compris pourquoi je ne pouvais gober le terme de « soignant ». Comment s’étonner, que dans le fil de ce mouvement d’engloutissement d’une certaine tradition éducative (Capul, par exemple, est un des noms de cette tradition, mais aussi pour moi, Bigeault et Terrier) le discours techno-scientiste, managérial, ait aujourd’hui ramassé la mise ?
Et ma proximité elle est aussi liée, et ce point est pour moi très important, à la manière dont ton propos se distancie d’une conception disons formaliste, spiritualiste ou éthérée, du « symbolique », du logos. Je m’explique un peu.
Le Symbolique, s’il est fondé sur la loi du langage, du déterminisme langagier, n’est pas réductible, comme bien des propos lacaniens y tendent, à un formalisme linguistique, à je ne sais quel « mathème », et au final à une conception spiritualiste de la Loi – à cette l’idée d’une Loi (loi divine ?) qui jouerait au-delà ou en deçà des formes symboliques de la culture, du social. La loi juridique étant alors réduite au seul réel de la régulation comportementale !
Le Symbolique (la « précession du symbolique » dira Lacan) a partie liée, ainsi que cela se trouve dans Freud (par exemple sous les concepts de « l’identification au père de la préhistoire » ou de « l’idéal du moi ») avec toutes les productions de la culture qui
parlent le sujet par avance,
qui l'institue – ce dont dans notre civilisation,
la civilisation du droit civil
, les montages juridiques de la filiation sont la clef de voûte. Cf. les développements d’Alexandra Papageorgiou-Legendre, dans
Filiation, Fondement généalogique de la psychanalyse
(Fayard, 1990) ; 1990 déjà…
Pour distinguer ces deux plans, sans pour autant négliger leur articulation, tu en viens à observer et à relever (en citant aussi une étude que je ne connaissais pas) que quand ça déconne vraiment dans une institution, que plus rien paraît ne pouvoir s’y dialectiser, aucune contradiction y être supportée, c’est parce que d’abord les « forces instituantes » sont en défaut. Autrement dit, si l’institution ne vaut pas en tant que telle, comme espace tiers, si elle se trouve engluée dans l’imaginaire de l’omnipotence, les mouvements de l’emprise et des volontés de puissance, c’est bien d’abord parce qu’elle se trouve en fait dé-référée, mal référée au Tiers commun, républicain, de l’Etat de Justice, soit pour nous, européens, au principe (démocratique) de limite et de distinction des pouvoirs.
Dans ces cas, comme tu le mentionnes, et comme je l’ai depuis longtemps vérifié, et comme cela est d’ailleurs repéré dans de ces interventions, ce n’est pas une « supervision » extérieure qui peut y changer quoi que ce soit. La dite « supervision » en tous ces cas répond à une demande qui ne peut véritablement être traitée en rigueur par quelque superviseur, aussi peu super-viseur soit-il, que ce soit. Le simple fait d’y répondre ne peut que participer de la confusion quant à la question de savoir
qui
demande
... Répondre, je veux dire, ne pas décliner, voilà qui ne peut que brouiller les plans de l’interprétation et de la parole. Je n’ai pas d’expérience, ou de connaissance d’expérience, qui prouverait le contraire !
Il y a une certaine prétention des « superviseurs » à croire que l’on peut dans ce contexte de brouillage de la demande, où
la supervision n’est pas intégrée à l’acte professionnel
, retourner la carte... Ce que j’ai par contre pu observer depuis longtemps c'est la manière dont des superviseurs, outrepassant leurs limites, en viennent à mélanger les plans, et à s'occuper de ce qui n'est pas de leur ressort, celui de la fonction instituante, co-instituante ! Ils se retrouvent alors, qu’ils le veuillent ou pas, circonscrits dans le champ du narcissisme institutionnel et des clivages attenants. Par exemple : ceux qui vont en supervision / ceux qui n’y vont pas… Certains relevés, certaines notations, touchent à cela dans des textes ici publiés.
Qu’il y ait des psy dans les services et institutions qui, au titre de leur statut, participent de l’élaboration de la tâche commune, de la distinction des limites institutionnelles, des espaces tiers de la clinique, et qui à se titre, vaillent donc comme interprètes sur la scène est une chose ; qu’il y ait des « superviseurs » extérieurs, en plus, j’insiste sur cet « en plus » car qu’ils le veuillent ou non, qu’ils nous parlent autant qu’ils le veulent de « l’en moins », c’est un fait incontournable, ils viennent dans « l’en plus » !, eh bien en est une autre, qui se heurte à une aporie. A moins d’estimer, comme certains, qu’il y a de la demande collective recevable par le psychanalyste, qu’il y a donc une possible psychanalyse de groupe, de la « psychanalyse institutionnelle », comme si le corps du groupe était
un corps
un, un corps réel
!!! Je laisse ceux-là à leur délire politique, comme au bon vieux temps de l’enlacement au Parti.
Remettre en jeu la logique du tiers exclu, sur un mode juste, c’est-à-dire un mode, je n’ose dire « éthique », qui concerne chacun, en quelque fonction il exerce, cela implique d’abord que toutes les fonctions institutionnelles soient délimitées, juridiquement instituées, et que donc les ordres de discours et les plans de la parole soient eux-mêmes délimités. Chacun, alors, est en position d’avoir à payer son propre dû subjectif à la Limite, autrement dit chacun, référé au principe du Tiers, au principe qui lui signifie la Limite, sa propre division subjective, se trouve institutionnellement convié à habiter l’ordinaire de sa condition de sujet sexué. Passage de la colle au Même au travail (clinique et politique) de reconnaissance du semblable, différent…
Et quand les choses vont, c’est-à-dire quand l’institution est suffisamment limitée, référée, et fonctionne donc comme telle, non comme Un-stitution mais comme espace tiers, quand en son sein une dialectisation devient possible (que de l’élaboration et du travail de pensée peuvent advenir, un « monde commun » se constituer), il n’y a plus besoin alors d’une supervision venue de je ne sais où, à la demande de je ne sais qui. La demande de supervision apparaît d’ailleurs dans ce cas pour ce qu’elle est : non seulement comme une vraie résistance à la psychanalyse, à aller sur le divan, de tel ou tel, mais aussi comme résistance au travail d’élaboration institutionnel existant… Tu le notes aussi, demander une supervision à l’extérieur ou à l’intérieur de l’institution est souvent une manière de fuir un débat et une élaboration qui ont lieu, déjà lieu, autour de la tâche commune, dans l’institution. Alors bien sûr ce mécanisme de déplacement et de résistance joue à l’intérieur des institutions, mais je dis qu’il n’est vraiment pas raisonnable que des « superviseurs », le mésestimant, s’y prêtent à ce point.
Ce que je soutiens là, et qui est dans ton texte, Higgins, un psychanalyste, l’avait de son côté relevé dans un travail, non publié à ma connaissance, sur la « supervision », les « groupes de parole ». Un grand article de lui, sur « l’accompagnement de fin de vie », publié dans la revue Esprit, touche aussi à, cette affaire.
De ces remarques je ne sais si tu mesures toutes les conséquences. Ces conséquences, elles se résument pour moi de façon assez simple et immédiate : l’exportation dans notre champ du mode psychanalytique de la « supervision » (mode qui au sein même de la psychanalyse a été aussi mis en question ; cf. par exemple ce qu’en a dit Conrad Stein), cela ne va pas !
Mais cette conclusion ne saurait s’imposer si nous ne comprenons que prendre acte de la dimension institutionnelle du symbolique, dimension du juridique comprise, n'oblige nullement à verser pour autant dans le vieux juridisme, ou dans ce rationalisme qui est celui de la techno-gestion ! Tout au contraire.
Il n’y a de « distinction » – de mise en jeu de la division des pouvoirs, des compétences, et partant de mise en jeu de l’écart, de l’espace de séparation –, qui ne vive et n’opère sans être juridiquement instituée !
Tu en tiens de ton côté, et pour les meilleures raisons me semble-t-il, avec sensibilité, avec souci du jeu des tiers,
à l’articulation du rôle et du statut
; cela se lit dans les ouvrages de toi que j’ai lu l’an passé – celui sur le rite par exemple que j’ai beaucoup apprécié.
Rôle /statut ; je dis de mon côté, subjectif/juridique.
Sur cette articulation, ou plus précisément,
sur
la question du nouage de cette articulation à la structure (ternaire, œdipienne) de la Loi
, a buté et continue toujours de buter
– comme j’ai eu l’occasion de le signaler récemment dans un article dans la belle revue Conférence (cf. son site) – le courant institutionnaliste. Et cela en raison de l’anti-juridisme des sciences humaines et des divers courants de la psychanalyse, anti-juridisme qui irradié nos milieux depuis l’après-guerre, poussant ceux qui prétendent orienter les politiques institutionnelles au Ciel de la Référence, soit-il celui des féodalités institutionnelles. Il y a un juridisme psy, médico-psy, toujours là, toujours plus ou moins masqué sous les oripeaux de la psychanalyse, mais bien ancré. De ce travers, qui conduit à faire de la psychanalyse une « formation légendaire pour les masses », l’affaire de la supervision est à mes yeux un des symptômes. Le « lacanisme », dans ses manifestations de conquête politique du champ social, à des fins privées, en est à mes yeux le premier entrepreneur.
Sur tout cela, qui a à voir avec
un détournement du transfert à des fins privées,
transfert institutionnel des dits « soignants » compris
, je m’apprête à écrire un petit texte, au plus près de mon expérience sur mon lieu professionnel ; j’ai idée d’intituler ce texte,
Les expropriateurs du transfert
. Il y a là une impasse : celle d’une extension sauvage de la psychanalyse, d’une transformation de son discours en une politique qui prive, in fine, le sujet des voies de l'élaboration du "meurtre du père".
Alors je me réjouis que tu sois ainsi venu réintroduire dans ces réflexions sur la supervision, ne serait-ce que par ton souci de distinction, une certaine rigueur, cette même rigueur que nous avons connue chez des psychanalystes qui intervenaient alors dans le champ social : celle de pouvoir distinguer le
qui demande
, celle de pouvoir dire « non » à une demande détournée, méconnue comme telle. Mais il est vrai qu’à cette époque, même si parfois sous des formes grotesques, réifiées, les psys croyaient encore à l’Œdipe, à la triangulation !
Le courant institutionnaliste lui-même, pour ce que j'en lis ici et là, ne me paraît plus se soucier comme je crois il y conviendrait,
des conditions institutionnelles, juridiques, qui président structuralement à « l’institution du sujet »
. Je dis bien « structuralement ». Mais aujourd’hui si tu parles de « structure », si tu renvoies à l’irréductible du carcan œdipien, à l’indisponible du principe de la filiation (toutes notions équivalentes), tu es confondu tout aussitôt avec le tyran, le conservateur, le réac, le dogmatique, le fermé, etc… Mais de cela, de cette doxa anti-doxa, je ne m’effraie plus ; la sagesse de la clinique (identique à cette « sagesse du roman » évoquée par l’ami Kundera, sagesse qui nous fait suspendre le jugement moral, et refuser d'avoir à choisir dans le
ou bien ou bien
) m’a conduit depuis longtemps à passer outre à ce genre de jugements. Le dogmatisme, cette maladie de la dogmaticité – dogme n’est pas pour moi un mot honni, car sans dogme, comme sans rite d’ailleurs, point d’humanisation ! –, n’est pas toujours là où on le croît…
Mais ne te méprend pas pour autant : j’ai de la reconnaissance, et je peux dire aussi, de l’affection, pour les écrits de Tosquelles, d’Oury ; j’ai aussi appris avec Mannoni, j’ai longtemps trempé dans le texte de Lacan. Mon parcours m’a conduit, assez tôt, à mettre mes pas dans les travaux de Legendre, lequel, auprès de moi, non pas comme un Lacan organisant son propre culte, le culte de ses Ecrits, mais comme un interprète (m’obligeant, il y a plus de vingt ans, à relancer mon analyse), m’a aidé à me dégager de la colle au Maître, de l’adhésion du Militant, l’
innocent
qui sacrifie son désir à la Cause.
Aujourd’hui j’essaie de faire valoir, sur le terrain qui est le nôtre, tout en m’efforçant de demeurer interprète, en quoi l’apport de Legendre constitue un « pas » supplémentaire, qui comme tout nouveau « pas » dans la pensée suppose pour être conquis une nouvelle élaboration subjective, une nouvelle perte donc. Les analystes y sont-ils prêts ?
Je soutiens pourtant que ce « pas » permet et devrait permettre, dans une rigueur et une liberté renouvelées, de reprendre le meilleur de tout l’apport du courant institutionnaliste. Ce qui exige, et exigera, un certain travail critique à l’endroit de cet anti-juridisme médico-psy, déclaré ou insu, que je vois toujours aussi prégnant. Ce travail, que j’appelle de mes vœux, et qui devrait être aussi un
travail commun,
j’en lis les ouvertures majeures sous ta plume ; il est mon propre fil rouge…
Je t’adresse mes amitiés, et mes vœux pour cette année nouvelle,
Daniel Pendanx,
Bx, le 11 janvier 2009
1
Il convient toutefois je crois ici de repérer en quoi la fonction instituante normative, les montages institutionnels, juridiques, ne sont « symboligènes » que d’être la transposition, fictionnelle, métabolisée par le langage, de la structure du désir inconscient, du fantasme (de l’imaginaire inconscient). Autrement dit il n’y a pas d’un côté l’imaginaire et de l’autre le symbolique, mais l’imaginaire est bien la condition du symbolique, et cela bien sûr dans le nouage au réel, biologique et social compris. Pour que la fonction instituante ouvre sur la vie il convient donc de ne pas cliver les registres, mais pas davantage, si j’ose dire, de fétichiser le « nœud » – le RSI ; ce qui suppose la quatrième dimension…, celle du Tiers, de la Référence donc.
réponse à benjamin c.
Daniel Pendanx
vendredi 05 février 2010