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Le déplacement du psychanalyste en institution.

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Joseph Rouzel

mardi 26 août 2008

(paru dans Les Cahiers de l'Actif )

Résumé

A partir d’une pratique de supervision et d’animation de groupes de parole en institution, auprès de parents et de travailleurs sociaux, l’auteur dégage ce qu’il en est d’une position éthique de l’intervention du psychanalyste dans le contexte de mal-être généralisé de notre société actuelle. Cette intervention qui invite chacun à se déplacer dans la parole, vise une vivification des places et de ceux qui les occupent. C’est à n’en avoir aucune sur le plan institutionnel, à se présenter comme occupant un vide, que l’analyste opère.

Le psychanalyste : un homme d’entretien.

S’entretenir. Voilà un verbe gorgé d’équivoque. Se rencontrer pour se parler et entretenir ce qui dans les rencontres inter-humaines auxquelles nous confronte le travail dit social, est en nous mis à mal. Depuis toujours j’estime que le cœur des pratiques sociales est constitué par ces espaces de rencontre, qui sont aussi autant d’ « espaces du dire », pour reprendre une expression de Jean Oury. Je vais mettre l’accent sur ce que Michel Chauvière nommait joliment dans un numéro récent de Lien Social : « la sphère clinique du social ». Mais j’irai un peu plus loin en avançant que la clinique du social, clinique de la rencontre et de l’échange, opère sous transfert. Ce qui ne manque pas d’affecter profondément les travailleurs sociaux dans leur être, c’est à dire, dans leur corps, leur psychisme et partant le tissu signifiant qui les habillent. Se confronter quotidiennement à la misère du monde, la souffrance physique et morale, la relégation sociale, l’exclusion, la stigmatisation, la désaffiliation; se tenir aux cotés de sujets souvent relégués dans une place de bouc émissaire et de déchet social, que parfois ils jouissent d’occuper, y gagnant malgré tout un certain statut et une certaine jouissance, fussent-ils d’infamie; faire chemin commun avec les laissés pour compte, les balancés par-dessus bord de la machine capitaliste ; tout cela ne laisse pas indifférent et affecte profondément les travailleurs dits « sociaux ». Sans doute que le travail social en tant que concept et entité n’existe pas (aucun diplôme ne vient sanctionner une formation de travailleur social), mais ce qui est certain, c’est que ceux qui travaillent dans « la sphère clinique du social » sont travaillés en permanence par ce qu’ils y vivent. Dans ces rencontres inter-humaines avec les usagers, qui sont la colonne vertébrale et la dignité des pratiques sociales, les éducateurs, assistants de service social, AMP, éducateurs techniques etc mais aussi cadres et directions, encore que bien souvent ces derniers tentent de s’en protéger par des stratégies de résistance et de planque, y jouent quelque chose de leur propre histoire, de leurs affects, de leur vécu et pour tout dire de leur propre rapport à la jouissance. Le travail social, ça use.

D’où la nécessité de l’entretien. Les rencontres de plein fouet avec la souffrance d’autrui minent et calaminent assez rapidement la machine à penser. Il faut donc entretenir cet appareil particulier que Freud dénomme « appareil psychique », pour rester disponible à ce qui dans toute rencontre se dessine à chaque fois comme nouveau, voire comme énigme. Faute de cette dimension d’ouverture aux autres dans le social, le travail social basculerait, comme le voudraient certains, vers un management des sujets, une gestion des corps et des esprits qui dérangent le corps social des possédants et des nantis, une mise au pas des déviants et des sauvageons. Alors Big Brother ne serait pas loin. C’est pourquoi la position clinique que je soutiens contre vents et marées ne s’étaye que d’un engagement politique au sens premier du terme : ce qui se passe dans la cité nous regarde. En cela il n’y a pas de neutralité des travailleurs du social : il s’agit de pratiques subversives. D’où la complexité. Et d’où la nécessité d’un entretien permanent des esprits et des corps. Pour effectuer ce travail d’entretien, Freud, bien avant l’invention de la psychanalyse, nous a confié un outil tout-terrain : Spracheapparat : l’appareil du langage. (In Les études sur l’hystérie)

C’est pour ce travail d’entretien qu’intervient le psychanalyste en institution. Il vise à opérer un déplacement. En tant qu’électron libre, ne faisant en aucune façon partie de la machinerie (voire la machination) institutionnelle, son intervention est elle-même déplacée. Il fait du hors-piste au sens où il vise à déplacer chacun de la place où il est (et où il se croit !) assigné à résidence. Dans ce déplacement, il s’agit d’introduire un mouvement, de restaurer des fluidités, d’ouvrir des voies de communication. Là où les psychologues se prennent pour des psychologues, les éducateurs pour des éducateurs, les directeurs pour des directeurs et les usagers pour des usagers… il s’agit d’introduire un vide, afin que chacun de sa place puisse opérer dans sa fonction, sans s’y engloutir et s’y réduire. Bref sans s’y croire ! Quelle que soit sa place chacun demeure un sujet de la parole. C’est ce que vient rappeler en acte cet étranger déplacé qu’est le psychanalyste. Il fait du vide pour que le désir circule. Il faudrait rendre un hommage ici vibrant à Jérôme Cardan (né à Pavie en 1501- mort à Rome en 1576), alchimiste, médecin, ingénieur, philosophe et mathématicien qui inventa cette pièce de mécanique encore présente dans nos automobiles : le cardan. Le trait de génie de cet inventeur est d’avoir compris que la transmission d’une force d’un moteur à une roue ne pouvait se faire en direct : l’arbre de transmission casse. Il invente donc entre le moteur et la roue une pièce (le cardan) qui se présente comme comportant un vide. Ce qui permet le déplacement, c’est ce jeu, ce vide dans la transmission. Voilà une invention dont pourraient s’inspirer les institutions sociales et médico-sociales. Pierre Legendre réfléchissant sur ce qui fonde une institution en arrive à la même formulation : « Les civilisations sont la fabrique des mots et se fabriquent avec des mots. Elles enseignent à l’homme le vide et la séparation qui rendent possible la parole » ( La fabrique de l’homme occidental.) Relancer le « vide et la séparation », favoriser les « décollages » là où souvent l’équipe fait que ses membres se vivent « à la colle », susciter la relance de la parole de chacun, inviter à une « institutionnalisation permanente » à partir de la prise en compte de la parole de chaque sujet, quelle que soit sa place : voilà pourquoi l’analyste se déplace. Paradoxalement c’est à n’occuper aucune place dans l’institution qu’il peut soutenir ce déplacement. Il intervient comme une enclave, comme dehors dans le dedans, comme extime, étrange et étranger, pompe à vide, pour que l’institution ne se referme pas sur ceux qui l’habitent et y travaillent, pour que l’institution et ceux qui l’instituent soient soignés de cette tendance permanente à se cadavériser sous la pression de la pulsion de mort. L’institution dans ses fondements les plus archaïques a tendance à faire le mort : il faut que rien ne bouge, pas de vague, et s’il y a des dysfonctionnements, il ne faut pas que ça se sache. L’intervention de l’analyste vise la mise à ciel ouvert de ce qui était caché et tu, et que là où la mort saisit la vie, le vif du sujet ressuscite. Ce qu’on peut appeler un entretien permanent de l’institution et de ceux qui la font. L’analyste est un homme d’entretien ! Le seul objet de la psychanalyse, c’est le sujet, qui ne fait son apparition qu’aux détours de la parole. Ici une précision d’impose. On parle souvent des « psy », introduisant par ce syntagme une zone de confusion qui empêche de repérer clairement la place de chacun. Les « psy » recouvre quatre occurrences différenciées : psychiatre, psychologue, psychothérapeute, psychanalyste. Le psychiatre est un praticien de la santé mentale ; il exerce à partir d’une formation sanctionnée par un diplôme de médecine. Le psychologue relève d’une formation universitaire qui a formalisé une « logie », une connaissance du psychisme. C’est au titre de cette compétence qu’il exerce en institution à partir de certains actes comme les tests ou les entretiens à visée thérapeutique. Je ne m’attarde pas sur la définition de psychothérapeute, c’est la cour des miracles. Aucune formation n’est reconnue, et on dénombre pas moins de 300 approches différentes de la profession. Le psychanalyste, comme disait Jacques Lacan, ne dispose que d’une formation : les formations de l’inconscient. C’est à se coltiner, dans la cure analytique, à son propre inconscient, qu’un sujet construit un savoir à partir duquel il peut, s’il en soutient le choix, construire une position d’analyste. Si ce désir s’avère déterminé, au point qu’il ne s’y dérobe pas, il peut alors poursuivre cette formation de base dans une école ou une association de psychanalystes, dans laquelle il peaufinera l’étude des textes fondamentaux, se soumettra à une élaboration des concepts et confrontera sa clinique dans des groupes de pairs ou en contrôle. Il y a donc pour le psychanalyste l’exigence d’ une formation « permanente » Si son intervention a des effets thérapeutiques, c’est de surcroît. Ce qu’il vise d’abord c’est l’accompagnement d’un sujet qui le lui demande dans la rencontre de son inconscient. Il soutient cette demande à partir d’un déplacement qui transforme la plainte d’un sujet, sur ce qui lui arrive et le fait souffrir, en symptôme qui témoigne d’une vérité sur son être. La confusion entre ces métiers différents est d’autant plus tenace que, autant la psychiatrie que la psychologie, ont emprunté largement à la théorie analytique pour construire leur champ épistémologique. D’où un méli-mélo où une chatte n’y retrouverait pas ses petits.

L’entretien, comme modalité particulière d’intervention du psychanalyste hors du cadre de la cure, sera abordé ici à partir d’une pratique singulière de supervision. En suivant Lacan, on devrait plutôt parler de super-audition ! Puisque ça se passe uniquement dans la parole et l’écoute. C’est une pratique dont j’ai bricolé les repères théoriques et techniques à partir des travaux sur les petits groupes de Bion et Balint, et un peu différemment d’Anzieu et Kaes, mais en tenant compte également des apports de Freud sur la psychologie des foules et de Lacan sur la structure des nouages de groupes. La fréquentation de Tosquelles, Oury, Gentis et du mouvement de psychothérapie institutionnelle m’a servi de base pour élaborer ce dispositif que je nomme : instance clinique. Il est caractérisé par une pratique d’élaboration psychique en petit groupe à partir de l’exposé par chaque membre, d’une situation vécue dans la pratique. La mise en suspens de toute discussion, jugement, questionnement, favorise d’emblée la mise à jour des structures saillantes de la situation et de ce que l’exposant y joue en tant que sujet. De plus chacun s’y engage en son propre nom, et non pas au nom d’une équipe ou d’une institution, encore moins d’un indifférencié « on ». C’est une réintroduction du subjectif dans le collectif qui tend à la gommer. Dans un premier temps je développerai les coordonnées de cette instance clinique en montrant ce qui est visé : le travail du transfert vers un transfert de travail. En effet il n’est pas d’autre maniement possible du transfert engagé dans une relation que de … le transférer ailleurs, dans le dire et dans l’acte notamment. Ensuite je prendrai appui sur diverses expériences de mise en place de ces groupes d’élaboration clinique. L’accompagnement d’un groupe de parents, ou d’emploi-jeunes, mais aussi de travailleurs de la santé mentale ou d’équipes éducatives confrontées à la violence des jeunes, ont confirmé tout l’intérêt d’un tel travail. Là où l’on peut dégager une pensée propre sur son acte, dans l’après-coup de l’acte, en s’en appropriant le sens, qui est toujours à reconstruire, là une action sociale est possible.

Cependant le contexte socio-historique actuel dans lequel opèrent les travailleurs sociaux ne facilite pas les choses. Le déclin de la fonction paternelle modifie singulièrement nos représentations et nos représentants de l’autorité, parmi lesquels les travailleurs sociaux occupent une place aux avant-postes. Saurons-nous inventer des nouvelles modalités de vivre ensemble, où la prise en compte des sujets un par un est respectée ? Saurons-nous ne pas céder aux sirènes de la normalisation sociale, pour rester ouverts dans un monde toujours nouveau ? Tels sont les enjeux qui se dessinent à l’horizon de notre monde post-moderne. La partie n’est pas gagnée. Eros dans sa force de cohésion sociale sera-t-il capable de supplanter la destruction que sème sur son chemin son vieux compère Thanatos ? C’est sur ces mots que Freud conclue son « Malaise dans la civilisation ». Comment faire avec le malaise d’aujourd’hui ? La question reste entière, mais quant à son issue, chacun d’entre nous, nous n’y sommes pas pour rien.

Les présupposés.

Le dispositif d’instance clinique que je propose répond à un premier souci : celui d’importer dans le travail social un outil qui a été expérimenté dans un autre contexte, précisément celui de la cure analytique, afin que les travailleurs sociaux puissent « entretenir », comme je disais, ce avec quoi ils travaillent, c’est à dire eux-mêmes. L’instance clinique se révèle un remarquable espace de maniement du transfert. Le transfert n’est pas réservé à la psychanalyse. Toute relation inter-humaine, même superficielle, produit du transfert. La définition la plus simple du transfert, c’est que c’est de l’amour. « Le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir » dit Lacan et il précise la nature de ce savoir : c’est un savoir supposé à l’autre, ce qu’il nomme un « sujet supposé savoir ». Evidemment le transfert est construit sur l’illusion qu’il y aurait dans le monde quelqu’un qui saurait ce qui est bon pour nous. C’est à ce quelqu’un, élu un peu comme un grand Autre absolu, que l’on suppose un savoir sur ce qui nous arrive. C’est une illusion, mais qu’il ne faut pas briser trop vite ; mieux vaut l’entretenir jusqu’à ce que le sujet qui s’y fourvoie puisse s’en débarrasser et réaliser que ce grand Autre est manquant. Ceci est la visée de la cure analytique. Les personnes prises en charge dans le travail social, quelle que soit la modalité de rencontre : accueil, suivi, accompagnement… accrochent, elles aussi, aux travailleurs sociaux au nom de ce savoir qu’elles leur supposent : le travailleur social saurait y faire avec les relations aux autres, que ce soit dans le travail, la recherche d’un logement, voire pour des ados, dans la relation amoureuse etc Evidemment ce savoir est illusoire. Qui en effet pourrait prétendre savoir ce qui est bien pour un autre, sauf à glisser sur une pente à laquelle trop souvent les travailleurs sociaux se laissent aller : décider à la place de l’usager ? Si dans ce métier on conserve un peu d’éthique, que je définis pour ma part comme éthique du sujet, éthique qui repose sur le respect des choix du sujet, on résiste à cette pente tyrannique. On évite notamment de donner prise à cette illusion du «sujet supposé savoir ». On met cette supposition au travail. En effet l’amour (et son envers la haine), malgré la charge d’illusion qu’il emporte, est habité d’un désir qu’il s’agit de reconnaître et de vivifier afin qu’il se mette au service de la personne qui en est l’auteur. La visée du transfert est, comme je le dis souvent, de permettre « un transfert du transfert », autrement dit d’accompagner l’usager à investir d’autres objets que la personne du travailleur social. Il y a là un mouvement subtil de translation du transfert, notamment vers les objets de la socialité, dans ces espaces que j’ai nommés après d’autres, des espaces de médiations. Mais ce but ne peut être atteint que si le travailleur social est lui-même au travail sur ce que produit en lui la rencontre avec l’usager, sur ce qui se transfère sur sa propre personne, sur ce qui le travaille. Le premier temps de maniement du transfert commence donc par la mise au travail du professionnel. Qui dit maniement du transfert - c’est un concept que Freud nous a légué - ne dit pas manipulation : nous ne sommes pas les maîtres de l’amour. Et ce qui se transfère sur notre personne et la fonction que nous occupons, de charge affective, de fantasme, que ce soit sur le mode positif de l’amour ou négatif de la haine, ne nous laisse pas indifférent : ça nous travaille. « L’amour est toujours réciproque » dit Lacan. Que la rencontre avec un autre humain dont on nous confie l’accompagnement nous travaille c’est plutôt bon signe, c’est le signe justement que nous sommes au travail. Mais ce qui nous travaille, encore faut-il disposer de lieux, de temps et d’outils, pour le mettre au travail. S’entretenir en bon état de marche comme travailleur social,, c’est à dire comme le suggère l’étymologie, se tenir entre deux, se mette entre un usager et ses objets d’amour ou de haine, exige de tenir ce que Winnicott appelait « la bonne distance », qu’il définissait ainsi : ni trop près, ni trop loin. C’est ici, comme outil de prise de distance que prend place l’instance clinique. C’est le travail de parole qui produit chez le travailleur social la bonne distance.

Le deuxième objectif qui est visé dans ce travail qui ne s’effectue que dans la parole, c’est la construction d’un savoir professionnel. Un savoir qui ne relève pas de l’importation de savoirs savants issus de l’Université, comme la sociologie ou la psychologie, mais un savoir que chacun a à faire sien et à élaborer pour donner sens à ses actes. La théorie analytique, qui est une théorie issue d’une pratique, et qui de ce fait est sans fin, puisqu’elle avance avec cette pratique qu’est la cure, a produit un concept très particulier concernant l’acte, que Freud nomme nachträglichkeit. C’est ainsi que Freud désigne les effets d’après coup produits par la parole sur une action. Parler de ce qu’on a vécu, de ce qui s’est passé non seulement construit le sens du passé, mais en modifie la perception. Notamment lorsque ce qui s’est passé dans la rencontre avec un usager, se présente sous le signe de l’énigme, de l’embarras, voire du traumatisme. A telle enseigne que dans une lettre à Fliess du 6 décembre 1896, Freud en vient à affirmer qu’il travaille sur l’hypothèse « que notre mécanisme psychique s’est établi par stratification : les matériaux présents sous forme de traces mnésiques subissent de temps en temps, en fonction de nouvelles conditions, une réorganisation, une réinscription ». L’acte en travail social relève aussi, me semble-t-il, d’effets d’après-coup. Sur le coup, pris dans la relation, dans le vif de l’action quotidienne et de la rencontre, on ne sait pas trop ce qu’on fait. La reprise dans la parole au sein d’une instance comme celle-ci produit un acte, au sens où la parole permet de prendre acte et d’inscrire ce qui s’est passé dans le registre symbolique ; mais également elle produit un savoir, une élaboration sur cet acte. C’est un savoir empirique, sûrement pas reproductible en tant que modèle, chaque situation en travail social surgissant dans sa nouveauté, mais c’est un savoir néanmoins, au sens où le travailleur social qui le produit peut y prendre appui pour poursuivre son travail en relation. Ce n’est pas un savoir constitué d’objets que l’on puisse réunir pour faire une théorie scientifique, c’est un savoir singulier qui appartient à celui qui l’a produit, un savoir sur ce qui ne se sait pas. Un savoir insu, autrement dit un savoir de l’inconscient, ce qui ne signifie pas un savoir sur l’inconscient. Le travailleur social qui se plie à ce travail n’en sait pas forcément plus sur lui-même, mais ce savoir lui permet d’agir dans la relation, de façon un peu moins encombrée, un peu moins idéaliste. C’est une forme de savoir sans contenu, qui fait le vide et met de l’huile dans les rouages souvent grippés de la relation aux usagers, voire au collègues de travail. C’est un savoir qui met à distance et déplace, à la fois des commandes parfois injonctives qui pèsent sur les travailleurs sociaux, mais aussi de ses propres projections sur ce qu’ils s’imaginent du bien de l’usager. C’est un savoir qui fait le ménage et débarrasse l’espace de la rencontre de toute velléité de transformer l’autre, de lui faire faire des choses, de le rendre conforme à telle ou telle idéologie, religieuse ou politique. Ce savoir issu de la pratique et auquel le travail de l’instance donne forme dans la parole, est un savoir dont le premier effet est le désencombrement de l’espace psychique du travailleur social. Ainsi se rend-t-il disponible à l’imprévu et l’inconnu que la rencontre avec d’autres sujets, souvent en grande souffrance, ne va pas manquer de provoquer en lui. C’est un savoir sur l’ouverture dans la relation. Un savoir pour accueillir le toujours nouveau, ce qui bouscule et dérange. C’est un savoir qui produit un déplacement du professionnel dans sa fonction en y introduisant du jeu (et du « je »).

Le dispositif.

C’est un travail que je réalise en petit groupe, pas plus de 15 personnes, le nombre idéal se situant autour de 10/12. L’intervention se fait soit en institution sur site, soit dans un lieu extérieur. Je préfère la neutralité de l’extérieur qui dégage les travailleurs sociaux des soucis que le cadre lui-même de l’intervention risque de leur rendre présents lorsqu’elle a lieu sur leur lieu de travail. L’instance est inscrite dans le temps. Il ne s’agit pas, sauf exception, d’une intervention ponctuelle : pour produire ses effets, elle exige d’être mise en jeu dans la répétition régulière des séances. Elle fonctionne en général sur un ou deux ans, voire à plus long cours. En ce qui concerne les participants, s’agissant d’une instance clinique, ne sont présents que les cliniciens engagés dans l’accompagnement des usagers. Pas de personnel de direction, ni des services généraux. On peut par contre avec ces personnels envisager un autre type d’instance. La séance se déroule en principe sur deux ou trois heures en trois phases.

Première temps : exposé. chaque participant est invité à exposer une situation qui le travaille particulièrement. Une situation est intéressante à exposer à partir du moment où elle pose problème, quand l’exposant en est embarrassé, voire choqué. L’exposé est un produit subjectif que chaque personne fait à sa façon, avec son style, ses hésitations, ses trouvailles. Il n’est demandé aucune préparation pour cet exposé, mais plutôt, comme Freud nous y incite dans la règle fondamentale qui guide la cure, de dire tout ce qui vient autour de cette situation, sans choisir, sans trier. Pendant ce temps le reste du groupe écoute, sans aucune possibilité d’intervenir, ni par une question, ni par un commentaire. L’écoute porte non seulement sur les énoncés, c’est à dire l’histoire que raconte la personne, mais sur l’énonciation, qui détermine sa position de sujet dans cette histoire. L’écoute, contrairement à ce que l’on croit naïvement, n’est pas un processus passif, mais actif : on écoute la parole de l’autre à partir de ce qu’elle nous fait. Non seulement de ce qu’elle nous fait penser, mais surtout de ce qu’elle nous fait ressentir. La parole a des effets corporels et c’est à travers ces effets que l’on écoute, sans toujours entendre ce qui se dit en nous. Ecouter ne laisse pas indifférent, ou bien si ce que produit la parole, c’est l’indifférence, cette indifférence est aussi à prendre en compte, comme produit de la parole d’autrui. Autrement dit, ce qui est visé, ce n’est pas une quelconque objectivité sur un cas ou une situation, mais une mise en résonance dans un groupe de ce que produit la parole d’un sujet pris dans une relation avec un usager ou avec ses collègues de travail. D’où la nécessité d’en passer par une frustration : il ne s’agit pas d’une discussion de salon, d’une conversation mondaine, ou d’une réunion d’équipe. L’inconscient est mis au travail et, pourvu qu’on l’accueille, se met à produire. Si la discussion est suspendue - et c’est souvent quelque chose d’éprouvant pour les travailleurs sociaux que j’accompagne dans cet espace, comme pour l’animateur que je suis - la raison en est simple : il s’agit d’éviter que les arêtes vives d’une parole, ce qui trouble ou dérange, ne soit effacé trop rapidement. Car c’est souvent dans cet étonnement de ce que produit en nous la parole de l’autre que peuvent apparaître des trouvailles, aussi utiles pour le parleur que pour la communauté de pairs qui l’assiste.

Deuxième temps : retours. Passé ce temps d’exposé d’1/4 d’heure à 20 minutes, celui qui a (et s’est) exposé, écoute à son tour, selon les mêmes dispositions : il ne peut ni répondre, ni commenter, ni interroger ce qu’il entend. C’est à chacun dans le groupe, un par un, d’exposer ce que cette parole singulière a produit pour lui. Chacun, encore une fois à sa façon et selon son style propre. La première partie de l’instance clinique se clôt sur ce tour de parole dans le groupe. Là encore se lève une frustration : on aimerait approfondir, éclaircir, illustrer, rétorquer, préciser… Les choses restent en suspens, dans l’inachèvement. L’inconscient poursuit son travail, malgré nous. Un mot ici sur la place que j’occupe en tant qu’animateur de l’instance. Je n’interviens à aucun moment des exposés. Sauf pour rappeler le cadre et la règle posés. On peut imaginer que pour moi , la frustration est maximum, mais il me paraît indispensable dans un tel groupe qu’une place particulière soit dévolue. C’est ce qu’avec le poète Maurice Blanchot je nommerai : « L’ouvert, le vide, le libre ». C’est une place d’ouverture, une place qui maintient un ailleurs, cette Autre Scène, mot par lequel Freud désigne quelques fois l’inconscient. C’est aussi une place vide, la place du vide. Une place déplacée, je l’ai déjà souligné. Et même parfois la place du mort. En fait il s’agit d’une position dans un groupe qui vise à empêcher que ses membres ne se referment sur eux-mêmes. C’est comme un coin introduit dans un cercle. Cette place permet de présentifier l’absence de l’objet du désir. En effet la parole a ceci de particulier qu’elle tente de capter un objet qui est perdu. La parole est donc trouée par cette perte. Autrement dit dès que l’on parle surgit l’inconnu, l’insu, l’inouï, l’indicible, l’énigme. Dès que l’on parle, ça nous échappe, non seulement en paroles, mais aussi en silences. Il y a au sein de la parole un noyau de silence que la parole entoure, et que l’on éprouve en acte dans l’écoute de la parole. Le psychanalyste est donc ici le gardien du silence, pour empêcher que le bavardage, le blabla ne recouvrent trop vite l’énigme en jeu dans une rencontre inter-humaine. Enfin, le psychanalyste occupe la place de l’électron libre. Il est important qu’il soit extérieur à l’institution, et liée à elle par un contrat qui cadre uniquement cette intervention. Il ne rend évidemment aucun compte à qui que ce soit sur ce qui se passe dans cette instance. Autrement dit le vide, le silence, l’insu, ce qui échappe, présents dans l’instance, produisent aussi un point aveugle au niveau de directions souvent vécues comme totalitaires. C’est du fait d’être dépris des nouages institutionnels, que le psychanalyste peut maintenir cet espace vivant, ouvert et créatif. Toute institution produit de l’inertie, des forces de mort, il est donc important que l’animateur de l’instance n’en fasse pas partie de quelque façon que ce soit. C’est une enclave. On entrevoit sans doute ici l’origine de la difficulté éprouvée par les directions d’institution à soutenir ce type de travail, qui dans son essence leur échappe. Par contre s’ils font confiance aux capacités d’élaboration des praticiens sociaux, ils peuvent assez rapidement en mesurer les effets, que ce soit dans les relations entre collègues ou bien dans l’investissement auprès des usagers. L’animateur de l’instance clinique est en fait un opérateur de division. Plutôt que de faire groupe, il vise à restaurer chacun dans une parole qui lui soit propre. Il fait fondre les effets de collages que ne manque pas de produire tout travail en équipe. Il fait plutôt décollage. C’est ce que ce petit apologue permet de montrer. Il était une fois un vieil homme qui avait 17 chameaux. Il vint à mourir et laissa en héritage à ses trois fils ses chameaux, avec cependant le testament suivant. Le premier hériterait de la moitié du troupeau ; le second d’1/3 et le dernier d’1/9 ème. Evidemment le partage s’avère impossible, sauf à sacrifier des chameaux. Les enfants sont à deux doigts d’en venir aux mains lorsque l’un d’entre eux propose d’aller porter le litige devant leur oncle, le frère de leur père. Celui-ci est veuf et sans enfants. « Qu’à cela ne tienne, leur dit-il, j’ai des chameaux à ne plus savoir qu’en faire, je vous en donne un, et cela facilitera le partage. » Le troupeau se monte désormais à 18 chameaux. On peut alors procéder au partage : le premier en reçoit la moitié, c’est à dire 9 ; le second 1/3, c’est à dire 6 et le dernier en a 1/9 ème, donc 2. Lorsqu’on fait les comptes : 9+6+2 = 17. Il reste donc un chameau que l’on rend à l’oncle. Ce chameau en plus n’a servi que d’opérateur pour la division. Sa tache accomplie, on peut s’en débarrasser. Il en va de même pour l’analyste que je suis lorsque j’interviens dans l’instance clinique : je fais le chameau en plus ! C’est une fonction que Lacan a repérée dans les groupes, notamment dans les cartels, comme fonction de « plus-un ».

Le troisième temps, n’est pas toujours ouvert. Cela dépend en fait du temps dont on dispose. Ce troisième temps, passé une courte pose qui fait rupture et permet de souffler, vise une réinstallation dans le groupe, à partir des déplacements que la parole de chacun a opéré. C’est un temps dit de « conversation ». Il n’a pas d’objet particulier, si ce n’est la circulation de la parole, et une remise en phase de chacun avec la place qu’il occupe. La conversation peut porter sur le dispositif lui-même, sur ce qui s’y est produit ou toute autre chose. Dans ce troisième temps, il peut arriver que je prenne la parole, soit pour préciser un point d’appui théorique qui peut permettre de poursuivre ailleurs l’exploration des questions qui ont surgi, soit que je m’attache à souligner ce que le psychanalyste Claude Dumezil appelle « le trait du cas ». Dans toute situation, dans tout nouage transférentiel, on peut, au fil de sa mise en travail dans la parole, voir apparaître une structure, une forme particulière. Cette transmission d’un savoir lié au travail analytique m’apparaît important, il peut pour certains servir de point d’appui pour s’aventurer plus avant. Plutôt qu’un discours savant, cela fait la démonstration en acte de la pertinence du discours analytique. Freud ne disait-il pas que « le lion ne bondit qu’une fois » ? Il faut donc au psychanalyste l’attraper au vol lorsqu’il surgit. Passé le temps d’éveil de l’instance, c‘est un temps où je dirai que, paradoxalement, on se rendort au quotidien. Mais, heureusement avertis par certaines découvertes, certains ne dorment que d’un oeil. On peut espérer ainsi dans une équipe que tous ne dorment pas en même temps, que certains fassent le guet !

Il ne faut pas s’imaginer que l’instance clinique se déroule dans une atmosphère bon enfant, cool et relax. Ceux qui ont pu y participer, peuvent témoigner, qu’on assiste dès les premières minutes à une mise en tension liée à la prise en compte de la parole singulière de chaque sujet. Chacun s’y exprime en son nom propre, sans prendre appui sur une position d’équipe ou d’institution. Il y a dans toute parole vraie, pourvu qu’on veuille bien l’accueillir dans un espace qui protège le sujet qui la soutient, une production de dérangement. C’est même le signe qu’un effet de vérité se produit dans le sujet qui l’énonce : il y a un franchissement dans sa position, il n’est pas le même. Ça le déplace. C’est ce que vise particulièrement la cure analytique, ce dérangement de la position subjective, ce que Lacan épingle comme « rectification du sujet », mais à moindre échelle, c’est aussi ce qui est visé ici dans l’instance clinique. La tension qui apparaît fait partie de la prise dans le transfert. C’est une des formes qui peut se transférer dans cet espace de travail. C’est donc une transformation du transfert, dans la mesure où il déplace le sujet de sa position. Voilà précisément ce qu’on appelle maniement du transfert. Je me souviens d’une séance où une éducatrice a pris violemment à parti un éducateur qui venait de s’exposer dans sa relation à un jeune autiste. Ce qui apparut dans les dires de cette éducatrice, c’est sa propre peur – totalement imaginaire, il va sans dire – devant la folie. Ce moment a été intense, dans la violence et la tension, jusqu’à ce que l’éducatrice en parlant se rende compte en l’énonçant, qu’elle parlait d’elle-même. Cette reconnaissance effectuée, ce savoir sur soi reconnu, la peur est tombée, et s’en est suivi un effet d’apaisement. Mais cela ne va pas sans mal. D’où la nécessité que les échanges et les discussions soient suspendus pendant ce temps d’élaboration. Chacun y est face à son propre dire, et chacun découvre en soi ce qu’il ne savait pas, où ce qu’il ne savait pas qu’il savait ou encore ce qu’il ne voulait pas savoir. Toute entrave dans la dynamique de cette découverte, que ce soit question, remarque ou commentaire, ne peut que dévier le sujet de ce cheminement solitaire soutenu par un groupe de compagnons.

Quelques exemples.

Je voudrai maintenant illustrer de quelques exemples ce qu’a pu produire par moment ce travail.

- Une éducatrice dira dans le temps de conversation de la séance suivante à quel point son regard sur un enfant dont elle avait essayé de démêler ce qui le liait à lui, s’était transformé. Elle ne le voyait plus comme une chose, collante, et gluante sans cesse pendue à ses basques. Le regardant comme un sujet, elle entendait précisément comment à travers le lien que cet enfant entretenait à son propre corps de femme, il tentait à sa façon de se construire. Quant à la prise en compte de la place qu’elle occupait dans le transfert, le travail de parole de l’instance, la délogea d’une position d’objet de jouissance où l’aliénait cet enfant. Dans les jours qui suivirent, non seulement l’éducatrice supporta cette relation sans trop d’agacement, mais petit à petit l’enfant se détacha de son corps à partir d’une parole fondatrice : « je sais bien que tu n’es pas ma mère, mais quand même ». Il s’agissait pour cet enfant d’en passer par cette illusion d’amour que produit le transfert, pour en accepter tout doucement la perte de l’objet impossible qu’il visait. C’est ce que j’appelle un acte éducatif que de produire cette coupure. C’est parce que cette éducatrice avait bougé d’une place d’objet où elle se prenait (tout en le refusant) pour ce qui manquait à l’autre, et où elle prenait l’enfant également comme objet, que l’enfant lui aussi s’est senti appelé à occuper une place de sujet. C’est tentant de jouer à la maman avec un enfant abandonné. La fibre maternelle se met à vibrer et l’éducatrice en question pouvait en tirer une certaine jouissance. Mais ça la gênait. D’où son malaise qu’elle put mettre au travail de la parole dans le groupe. C’est cette gêne qui fut le moteur de son exposé, avec le désir d’y comprendre quelque chose dans ce qui lui arrivait au cœur de cette relation. Un travailleur social n’est pas là pour jouir des malheurs d’autrui, c’est une des premières évidences que produit l’instance clinique. Il n’est pas là non plus pour faire tomber comme un paravent l’illusion qu’entretient le transfert. Ce semblant, comme dit Lacan, est nécessaire à la construction du sujet. Pour cet enfant il s’agissait qu’on lui permette, au sein d’une relation forte, de vivre la séparation du corps de la mère qu’il n’avait pu accepter jusque là. Ce faisant, lui permettant non seulement de la vivre, mais de la symboliser, l’éducatrice l’amenait sur ce chemin d’humanisation, que Dolto nommait « la castration symboligène ».

- Dans un second exemple je ferai référence à un groupe de praticiens, médecins psychiatres, psychologues, éducateurs, rééducateurs d’un CMPP du centre de la France. Ces praticiens engagés dans un travail clinique auprès de jeunes psychotiques firent le constat qu’ils ne se parlaient plus, sauf nécessité de service. C’est à partir de ce malaise ressenti par toute l’équipe qu’ils sollicitèrent mon intervention. Ce fut un travail très difficile parce que je décidai de garder le silence tout au long de ces séances. Autrement dit d’occuper la place du mort. Je n’intervenais pas pendant les séances. A telle enseigne qu’un beau jour pendant deux heures tout le monde fut frappé de mutisme. En sortant le chef de service m’apostropha en m’engueulant vertement : pourquoi nous laissez-vous faire ça ? Vous nous laissez dans la merde. C’est complètement déstructurant etc Or à la séance d’après deux pistes s’ouvrirent à l’élaboration. Tout d’abord le chef de service prit la parole pour dire comment depuis cette séance « mortelle », le travail était devenu plus léger et comment la communication dans l’équipe était rétablie. La deuxième ouverture fut faite par une éducatrice qui expliqua à quel point la confrontation avec des enfants fous lui faisait supporter des angoisses de mort. L’animateur de la séance clinique avait pris sur lui, comme le paratonnerre le fait pour la foudre, ce désir de mort, il l’avait incarné et du coup en avait permis l’élaboration et le déplacement. Pendant toute cette séance muette je me laissai aller, comme dans la cure, à mes associations. En fait j’essayais de me souvenir d’une nouvelle de Villiers de l’Isle Adam, qui raconte l’histoire d’un vieux professeur de musique dont la spécialité est le chapeau-chinois, un instrument de musique formé d’un bâton surmonté de croissants et de cercles métalliques, auquel sont accrochés des grelots. Un jour il est en concert au milieu de l’orchestre, et on le voit peu à peu se tendre, verdir, puis tomber dans la fosse d’orchestre. Il est mort. Lorsqu’on s’approche de la partition qu’il jouait, on constate qu’il n’y avait que des… silences. Cette équipe était habitée par un silence de mort que les enfants transféraient sur chacun de ses membres. Ils ne se parlaient plus : la confrontation quotidienne à la folie des enfants accueillis les avaient recroquevillé dans un « bunker » individuel où chacun essayait de survivre en se protégeant. Ce jour-là ce silence porteur de l’inépuisable énergie de Thanatos, éprouvé en direct par chacun, s’est effrité. Incarné dans un corps autre, étranger à l’institution, il s’est métabolisé. Une brèche s’est ouverte et la parole à nouveau a pu circuler. Inutile de dire que pour le psychanalyste que j’étais, dans cette instance la place était tout sauf commode. C’est dans ce transfert sur ma personne et ce qu’elle représentait pour eux, pétrifiés dans un silence de mort, que l’ouverture s’est faite.

- Dans un troisième exemple je témoignerai d’un travail auprès d’un groupe de parents et d’éducateurs de Bretagne. Depuis des années ces gens liés les uns aux autres, puisque les parents étaient tout à la fois employeurs des éducateurs et parents des usagers pris en charge, se regardaient en chiens de faïence, et ce qui circulait entre eux c’était le soupçon et la méfiance. Au cours d’une journée un peu exceptionnelle, qui réunissait une quarantaine de parents et d’éducateurs, où j’ai adapté ce dispositif clinique pour la circonstance, chacun a pu prendre la parole, exposer son point de vue, et s’ouvrir à d’autres perceptions et représentations. Les parents ont été étonnés de la qualité du travail des éducateurs, du souci constant qu’ils se faisaient pour leurs enfants confiés à l’institution; les éducateurs ont écouté – et entendu ! - la souffrance insupportable qui tenaillait les parents. Quelque chose s’est remis à circuler entre eux. Les places de chacun ont été revisitées et mieux cernées.

On voit dans ces deux derniers exemples à quel point ce travail de parole déloge chacun qui s’y expose, de ses représentations souvent figées dans un imaginaire qui sert avant tout à se donner le bon rôle.

Je crois qu’on pourrait multiplier les exemples qui tous seraient plus ou moins probants. Il y a aussi des fois où il ne se passe pas grand chose. Là aussi, je dirai que ce « pas grand chose », c’est cela qui se passe et qui est à prendre en compte en tant que tel. Parfois aussi, certains participants essaient de démolir le cadre pour le plier à leur convenance. C’est alors le cadre lui-même et le soutien ferme qu’y apporte le psychanalyste, qui fait effet d’interprétation. L’instance clinique peut subir diverses adaptations dans son dispositif. Mais ce qui pour moi demeure invariant c’est cette ouverture, je dirai, contrainte aux autres dans la singularité de leur parole. La prise en compte singulière de la subjectivité, loin de faire basculer le groupe dans un quelconque individualisme, lui restitue son tranchant le plus vif. Les contradictions et oppositions peuvent être abordées sans être émoussées, les exclusives et les exclusions ne sont pas de mise. Chacun dans cet espace y allant de sa propre parole est reconnu comme un sujet unique et inaliénable.

L’instance clinique est un bon apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté. Comment les travailleurs sociaux pourraient-ils les transmettre à d’autres, à d’autres qui sont la plupart du temps en grande souffrance quant à leur insertion dans le social, comment pourraient-ils s’en faire les passeurs, s’ils ne se soumettent pas eux-mêmes à ce travail de déplacement permanent de la parole ? Inutile de souligner, au-delà de cette instance clinique, que l’enjeu qui concerne autant les personnels des institutions sociales et médico-sociales, que les usagers, c’est cette prise en compte de la parole de chacun. Encore plus loin, la question est politique au sens où elle touche l’ensemble des citoyens. Qu’en est-il aujourd’hui de la foi accordée à la parole de chaque sujet ? Le discours de la science, qui a peu à peu infiltré nos manières de vivre ensemble, consiste à n’accorder attention qu’à la parole des experts, aux tenants d’un savoir savant. C’est ainsi que dans nos société dites modernes on en est venu à déposséder les citoyens de leur responsabilité devant les choix face aux découvertes de la science, au point de la confier à des Comités dits d’éthique. L éthique qui est l’affaire de chacun, parce qu’elle nous embarrasse, on s’en débarrasse. Les retours sont d’horreur : nous nous trouvons pieds et poings liés à des décisions qui nous engagent pour le pire. La mondialisation de l’économie, le totalitarisme rampant, et leur cortège de malheurs humains, ne sont finalement que les signes avancés de cette faute éthique. Les institutions sociales et médico-sociales sont également envahies par ces prétendus savants, agitateurs de statistiques, meneurs d’audits ou fourgueurs de conseils divers, promoteurs de projets ou managers de changements téléguidés…Là où prolifèrent les pratiques aliénantes et déresponsabilisantes d’audits, je prône une audition : que la parole de chaque membre d’une institution, quelle que soit la place qu’il y occupe, du directeur à la femme de ménage, en passant par les éducateurs et les usagers, soit entendue pour ce qu’elle est : le seul lieu d’avènement de la vérité et donc le bine le plus précieux de la communauté. On a oublié un peu vite qu’il n’est pas de vérité avec un grand V, comme voulait l’asséner hier la religion ou comme le prétend aujourd’hui la forme de discours que l’on tire de la science. Le grand Autre, comme source d’un savoir absolu, n’est plus. Ni Dieu, ni Maître ne peut rendre compte de l’être au monde d’un sujet : à chacun d’apprendre à faire avec sa propre incomplétude. Si la vérité sort du puits, d’abord c’est de la bouche de chaque parleur qu’elle jaillit, et de plus elle se présente nue. Cette vérité toute nue, fragile, éphémère, évanescente, pas-toute, il faut savoir l’accueillir et la vêtir. C’est ainsi que s’institutionnalise un collectif humain à partir de la parole de chaque un, un par un, un parmi d’autres.

Joseph ROUZEL, psychanalyste, formateur

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